Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVII
Rose s’épanouissait aussi pour une autre raison, Robert.
Robert est arrivé un matin, à l’heure du café, avec Rose. Ils sont entrés, ont dit bonjour et se sont assis, tout simplement. A la table de la cuisine, Mathilde et Fernando étaient en pleine conversation sur le beau temps, et sur la pluie qui se faisait rare.
Une odeur – de celles qu’on peut encore apprécier dans de rares boulangeries – est entrée dans la cuisine en même temps que Robert ; il ouvre un cornet en papier et le tend à la ronde. On prend. On goûte. Les visages s’éclairent, un mélange de plaisir et d’étonnement. On cherche le nom du boulanger sur le sachet en papier kraft, en vain.
Ces croissants, je les ai faits moi-même, dit Robert, j’ai été boulanger toute ma vie, mais de mon apprentissage à ma retraite, que j’ai pu prendre il y a quelques années, les conditions de travail ont beaucoup changé, j’ai comme changé de métier. Vers quinze ans, j’ai appris à fabriquer un levain, à pétrir à la main, à sentir, du bout des doigts, la matière se transformer, à la façonner, à allumer un four, à orienter le gueulard, à nettoyer la sole, à enfourner, à défourner.
Mes années de boulange à la rue du Lac résonnent encore en moi, le chant du feu, le crépitement du pain qu’on a défourné, le babil des clients qui attendent leur tour, la rumeur de la rue qui s’invite par la porte entrouverte, le chant des merles qui dit l’allongement des jours.
Lorsque mon patron a dû mettre la clé sous la porte, à cause de l’épidémie d’orange, j’ai cherché de l’embauche dans d’autres fournils, mais déjà il n’y en avait plus guère ; l’orange avait des agents partout et progressait, dévorant tout sur son passage. Alors j’ai proposé mes services à orange foncé, que voulez-vous, il faut bien bouffer.
Mes années de laboratoire ressemblèrent à celles d’un technicien dans une salle de contrôle, un vaste espace borgne qui ne donnait sur aucune rue, avec des sons qui ricochaient sur des murs blanc immaculé : des bip stridents, des ding à vous crever un tympan, la rumeur incessante des moteurs électriques, le vrombissement des ventilateurs et, cerise sur le gâteau, le bruit lancinant d’un néon défectueux, pire qu’un supplice chinois.
Au fil des ans, je n’ai plus rien touché de vivant, je suis devenu opérateur sur machines ; le grand Chaplin aurait sans doute aimé tourner un film dans cet enfer. Peu de temps avant ma retraite, j’ai même vu installer une machine à ensacher le pain. Un pain vendu dans des enseignes oranges sans que personne ne l’ait touché. Un pain inhumain. Un pain invendu qui peut même être détruit sans avoir été touché par une seule main. Une vie éphémère sans avoir été touché, c’est ça les temps modernes !
A la retraite, j’ai recommencé à faire du pain, tout seul dans ma cuisine, comme le mitron de quinze ans qui s’exerçait chez lui. Et puis, il y a quelques semaines, j’ai installé un four à pizza sur mon balcon, je l’allume plusieurs fois par semaine, et je partage.
C’est cette odeur qui m’a amenée à lui, dit Rose, je vous présente Robert, mon nouvel amoureux.
Mathilde surmonte son émotion et se lève, dans sa cuisine. Pas de discours mais une proclamation : je nomme Robert chef boulanger. Robert se lève, dit qu’il accepte et serre Mathilde dans ses bras.