Orangé comme février – VII
«Le noir qui mit brutalement fin à ma petite-enfance fut précédé du rouge. » Ainsi parlait le bègue dans la maison de la jardinière qu’il visitait tous les jours depuis le 1er janvier – dans cette maison, le bègue ne l’était pas, sa langue était fluide et la jardinière l’appelait par son prénom, Fernando ; et lui l’appelait aussi par son prénom, Mathilde, mais entre eux le vouvoiement restait de mise, comme pour mieux savourer cette amitié qui se tissait au fil des jours, lentement, solidement.
«L’été de mes quatre ans, une lettre chargée arriva de Lisbonne. On crut d’abord au renouvellement du contrat de fermage – le dernier remontait à vingt ans – mais l’acte rédigé par un avocat disait tout autre chose : ma famille avait six mois pour quitter le domaine, les propriétaires avaient décidé de le reprendre pour le confier à l’un de leurs petits-fils, fraîchement diplômé d’une grande école d’agriculture ; il arriverait en janvier après un voyage d’études aux Açores et en Afrique, dans les colonies portugaises.
Ma famille comprit qu’il n’y avait aucune échappatoire et mon père partit avec mon grand-père chercher fortune au nord ; avec eux, le joie quitta la famille. Ils furent absents de longues semaines, mais on ne fêta pas leur retour ; aux travaux des récoltes s’ajoutaient d’autres soucis, vendre les bêtes, la barque, le matériel de pêche et tout ce qui ne servirait plus à rien en ville. Les hommes avaient trouvé du travail à Lisbonne, dans une conserverie, ils commenceraient en janvier, juste après les Rois; et pour les femmes, le contremaître avait dit qu’il verrait sur le moment. En attendant il fallait tout vendre, transformer en argent le moindre animal, le moindre objet, en ville la vie serait dure, chaque pièce compterait. Mais trouver des acheteurs n’était pas chose facile, l’Algarve bruissait de rumeurs prometteuses, on parlait d’augmenter les rendements agricoles et d’accueillir des gens venus du nord, pour le soleil. Nos pauvres bêtes et notre pauvre matériel n’intéressaient pas grand monde – en vous racontant cela, disait Fernando à Mathilde, je me dis que le bruit des pièces que nous récoltions alors de ces ventes ne serait qu’un écho inaudible comparé à celui des montagnes d’argent érigées depuis avec le tourisme.
Notre dernier Noël face à l’océan fut d’une tristesse sans nom, une sorte de repas frugal la veille d’un départ vers l’inconnu. »