Octobre est un foyard – XXI
Lorsqu’il ne dort plus, Gaspard est comme un enfant, il a besoin de bouger, alors, en général, il se lève. Ce matin il aurait bien quelques idées pour bouger sans se lever, mais Heinrika dort à poings fermés, il ne peut donc même pas essayer de la réveiller en l’hypnotisant, alors il se lève Gaspard, s’habille sans bruit et descend comme un chat – un gros chat de gouttière – à la cuisine. Il y trouve de quoi faire du café filtre et tandis que l’eau passe goutte à goutte, le gros chat de gouttière rapatrie à pas feutrés la vaisselle sale – et le verre vide – à la cuisine, nettoie la table de la salle à manger et revient boire son café, sans lait – pourquoi croit-on que tous les chats aiment le lait? il ne lui semble pourtant pas que c’est le cas dans les Aristochats, cette histoire très rythmée dans laquelle ses chats préférés sont clairement ceux de MXX. Ce café est très bon, doux mais pas trop, tout en arômes, un brin chocolaté; ce café lui rappelle un guatemala pur origine qu’il achète chez un torréfacteur, là où les chats ne sont pas aristo. Après le café il fait pattes douces – gauche, droite –, dans l’eau savonneuse, Gaspard – pourquoi croit-on que tous les chats détestent l’eau? et les chats de gouttière, alors!
Concentré sur sa tâche, il fait la vaisselle en silence, Gaspard, mais il sait aussi deviser joyeusement en faisant la vaisselle, Gaspard, quelque chose lié à l’enfance, mais là il est seul Gaspard, seul et concentré, Gaspard, comme s’il payait un repas en nature à la plonge d’un bitstrot – la panse était délicieuse, la farce aussi. Il est si concentré Gaspard, qu’il n’entend pas qu’on chuchote dans son dos: Juliette, sans Roméo mais avec la dame japonaise dont on apprendra bientôt qu’elle s’appelle Miu.
– Du grand art! vous entendez ce silence? vous sentez cette douceur?
– Et ces manches, vous avez vu cet art de retrousser ses manches, aussi régulier qu’un origami!
– Et on dirait qu’il a des gants, des gants blancs, des gants de mousse.
– Et ce blanc va si bien avec ses jolis bras dorés, dorés comme une brioche!
– Oui! et on sent qu’il a souvent les bras dénudés, le bougre.
– Dommage qu’il ne soit pas en caleçon, il doit avoir la jambe dorée aussi…
– … et légère!
C’est cet instant précis que choisit Heinrika pour entrer en scène, elle qui écoute ce dialogue en coulisse, dialogue entre femmes concentrées sur un gars concentré sur la vaisselle.
– En vous entendant mousser les filles – les trois ont la cinquantaine, toute petite cinquantaine, mais cinquantaine quand même –, je me dis qu’il y a vraiment dans l’eau de vaisselle quelque chose qui relève de l’élixir, voire du filtre d’amour!
Éclats de rire dans la cuisine, et Juliette ajoute:
– Il faudra que j’en parle à Roméo!
Re éclats de rire dans la cuisine. Surpris, Gaspard lâche l’assiette qu’il tenait dans la main droite mais la rattrape de la main gauche, sa main.
– Olé! font les trois femmes, et au lieu d’essuyer la vaisselle, elles se nouent un linge dans les cheveux et se mettent à danser sur un air de Bizet siffloté par Gaspard. C’est cet instant précis que choisissent les autres mâles pour entrer en scène: le monsieur japonais, dont on apprendra bientôt qu’il s’appelle Iruto, le capitaine en retraite que tout le monde surnomme désormais Haddock – comme la préparation salée à base d’églefin – et Roméo.
Ils sont donc sept dans la cuisine, les femmes dansent sur un air sifflé par Gaspard et les gars se les roulent en tapant dans leurs mains. Seule Colette manque à ce joli tableau, elle a filé Colette – comme ses bas sous son habit blanc –, sans doute pour faire pénitence, jusqu’à la prochaine fois… Le ciel, lui, fait aussi pénitence, en ce lendemain de beuverie, il pleut des cordes – les clarisses sont aussi appelées cordelières.