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Ardeurs de juin — XIV

A l’ouest de Gaspard, on marche aussi, mais moins longtemps et pour d’autres motifs.
Mathilde et Fernando se baladent dans la forêt pour l’intimité, il y en  a moins qu’avant dans le jardin de Mathilde, et ils aiment être dehors.
Mathilde emmène Paola à la découverte des sentiers urbains et leurs longues promenades permettent de faire le point sur l’avance des projets, de fixer des priorités, de réfléchir.
Joseph et Lili vont aux champignons et aux plantes comestibles, ils emmènent de plus en plus souvent des membres de l’association Vivre ici pour les initier aux richesse de l’écosystème forestier.
Marguerite cueille des fleurs pour un amoureux virtuel.
Fernando et Robert emmènent Marco à la rivière, ils gardent espoir de trouver de bonnes pierres pour le four à pain, Robert trouve que la terre cuite de la Drôme est trop coûteuse — pourtant Mathilde et Paola ont dit que l’association avait les moyens — et pas assez locale.
Et puis il y a ceux qui cherchent la solitude, ceux qui se cherchent — comme Gaspard ?
Et des fois, des solitudes se rencontrent.

Paola avait besoin d’être seule, elle aime venir ici, s’asseoir à l’ombre du noyer, écouter le bourdonnement des ruches toute proches.
Joseph avait besoin d’être seul, lorsqu’on est champignonneur, il ne faut pas révéler tous ses coins, même à ses élèves et il aime donner à Lilli l’occasion de parler à d’autres personnes qu’à lui ; il est comme ça Joseph.

Lorsqu’elle le voit arriver, elle n’est pas aux anges Paola, Joseph se plaint des bavardages de sa femme, mais est-il conscient qu’il parle sans cesse, lui aussi ? Il n’y a pas pire sourd que celui…
Alors elle cherche à rendre très courte la rencontre qui est inévitable, il l’a vue, il se dirige vers elle. Lorsqu’il est à quelques mètres avec son petit panier, elle lui adresse un salut pointu : « Alors Giuseppe, la cueillette est bonne ? »
Il sait qu’elle a vu que le panier est vide, elle sait qu’il n’aime pas qu’on l’appelle Giuseppe, il sait qu’elle pense qu’il va esquiver, fermer les yeux, il a compris qu’elle veut être seule, ruminer ses projets de son association, prendre le frais sous son noyer, écouter ses petites abeilles, mais non, pas cette fois, c’est trop facile. Alors il s’assied à côté d’elle et vide son sac. Par le menu il lui raconte sa vie, sa vie de migrant. Il insiste bien sur migrant, on est là depuis cinquante ans, mais on vous demande toujours d’où vous venez, ce que vous faites, pourquoi vous avez quitté votre pays. Alors oui, j’en ai marre d’être migrant, Joseph ça fait prénom d’ici, ne pas trop parler pour cacher l’accent — Paola réprime un éclat de rire —, oui j’ai quitté mon pays, je ne l’ai pas trahi, mais lorsque je dis que mon accent est du Tessin pour qu’on me foute la paix, j’ai l’impression de le trahir, mon pays, pourtant je ne suis pas un traître.
Paola surmonte ses larmes et trouve la force de lui dire que pour elle il est un traître, — je ne connais aucune bonne raison de s’assimiler, et figure-toi, Giuseppe que moi aussi j’en aurais eu des raisons de m’assimiler, j’ai ravalé mes larmes mais pas mon accent, comme toi je suis migrante, migrer ça prend toute une vie.
Il reste bouche bée, Joseph, elle pourrait être sa fille, elle lui tient tête, le tutoie d’autorité, mais pour qui se prend-elle ! Mais il y a aussi de l’admiration dans la béance de la bouche de Giuseppe, Paola lui apprend le courage, la détermination. Alors soudain, il se sent mesquin, Joseph, il se dit que l’association est belle, que les projets sont généreux et que Paola aurait très bien pu garder tout son argent pour elle. C’est ça qu’il se dit, Giuseppe, en écoutant Paola dérouler son histoire, ça et d’autres choses.
Et ils sont là, tout chose sous le noyer, ils ont vidé leur sac, et puis après ? Giuseppe regarde Paola, Paola regarde Giuseppe. Son regard à lui fait des excuses, son regard à elle dit pas d’excuse, va de l’avant ! Alors il prend la parole, Giuseppe.
— Paola, je serais fier d’avoir une fille comme toi, tu as du courage, de la volonté et tu m’as ouvert les yeux, il était temps ! Nous devrions baptiser l’ancienne Librairie de Marguerite Les Yeux Fertiles, y recueillir des récits de migrants, mais aussi des récits de ceux qui étaient déjà là, ces Suisses qui nous accueillis et aussi ceux qui n’ont pas su nous accueillir, pas pu nous accueillir, transcrire ces récits, les publier, en faire des lectures publiques, se parler, enfin, et battre en brèche nos préjugés respectifs, essayer de vivre ensemble, vraiment !
Paola est bouche bée, alors pour dire oui, elle prend dans ses bras ce père dont elle serait fière d’être la fille.

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