Avril est vert – XX
– Quelle que soit la porte par laquelle ils sont entrés en Suisse – le Grand Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard ou une autre –, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils ont poussé cette porte – sans oublier que souvent on est venu les recruter –, la plupart des Italiens d’ici, et leurs descendants, sont comme liés par un pacte tacite que l’on pourrait appeler solidarité, entraide ou tout autre nom qui signifierait que l’on n’oublie ni qui l’on est ni d’où l’on vient. J’ai pu m’en rendre compte il y a peu de temps encore, poursuit Paola dans la librairie de l’immeuble dont elle vient de devenir propriétaire – celles et ceux à qui elle s’adresse se sont réunis dans ce lieu pour fonder une association baptisée Vivre ici. J’ai connu Mathilde et Marguerite il y a quelques semaines, puis tout s’est précipité, grâce à ce pacte.
Un jour, je passe à l’improviste à la librairie ; Marguerite est en conversation avec un couple au léger accent de chez moi, mais plus au nord – quand je dis chez moi, c’est l’Italie, comme disent tous ceux qui se sentent liés par ce pacte. Je ne les interromps pas mais tends l’oreille tout en feuilletant des livres. J’entends Marguerite parler de ses difficultés avec son commerce tandis que le couple évoque son envie de vendre leur immeuble, cet immeuble dans lequel se trouve la librairie et qui a été bâti par leurs ancêtres, la fille d’un tailleur de pierres piémontais et le fils d’un typographe anarchiste venu de Milan. Le couple, dans la soixantaine, songe à regagner l’Italie pour rénover la maison quittée par un de leurs ancêtres et y vivre leur retraite entourés des montagnes du Piémont.
Au moment où j’entends le mot vente, je me retourne et croise le regard de Marguerite. Je m’approche, elle me présente au couple, la discussion prend une autre orientation. Les propriétaires comprennent que Marguerite n’est plus seule face aux difficultés, qu’elle peut compter maintenant sur le soutien de deux autres femmes – Mathilde et moi – et que les projets pour faire durer ce lieu – la librairie – tout en le transformant sont intéressants et correspondent à des valeurs qu’ils partagent. Les propriétaires demandent un peu de temps pour réfléchir et nous fixent un rendez-vous la semaine suivante.