Avril est vert – XIII
Les habitudes sont vite prises à l’auberge d’Hospental. On dirait qu’ils sont faits pour s’entendre ces trois-là ; il y a Heinrika, la patronne, Odile, la cuisinière alsacienne et lui, le marcheur qui attend. Lorsque la route du col sera ouverte la saison creuse sera terminée, alors Heinrika engagera ses fidèles employés pour une nouvelle saison. Pour la saison creuse, les deux femmes suffisent, sans compter que le marcheur n’attend pas les bras croisés. On le voit à la plonge, au service, il s’occupe de sa chambre, naturellement, et il aide au ménage des chambres lorsqu’il y a des dormeurs.
Les trois sont du matin et se se retrouvent à six heures dans la cuisine. Lorsqu’il y a des dormeurs, on prépare ce qu’il faut – le buffet doit être prêt à sept heures –, et lorsqu’il n’y en a pas, on prend tout le temps pour bien déjeuner, pour être ensemble. Odile parle couramment le français, l’allemand et le dialecte d’Uri, aussi rocailleux que le paysage, aussi rude que la météo. Elle ne cuisine qu’au beurre mais sait mettre de l’huile dans les rouages lorsqu’Heinrika et Gaspard ont de la peine à se comprendre – le lecteur sait depuis l’épisode 82 que le marcheur s’appelle Gaspard, et comme on n’en est qu’à l’épisode 88, le lecteur ne devrait pas encore l’avoir oublié. Aucun des deux n’a mauvais caractère, ils ont en commun des valeurs essentielles mais ce qui les empêche parfois de se comprendre, ce sont les mots, car ils s’en tiennent au pacte, quasiment fédéral, du premier jour (épisode 87) : Heinrika parle en français, Gaspard en allemand, alors des fois ça croche, un peu comme certains dimanches de votations, mais en moins grave ; alors, pour que ce soit moins grave encore, Odile comble ce röstigraben avec du beurre, du bon beurre d’alpage. [Odile pense qu’on ne peut pas mettre d’huile dans la rösti, c’est une sorte de crime, quelque chose de très grave. Odile ne fait pas de politique mais songe sérieusement à lancer une initiative fédérale pour interdire l’huile dans la rösti ; elle n’a pas encore rédigé de texte mais elle a déjà un titre : « Initiative fédérale contre l’huile dans la rösti« . On lance beaucoup d’initiatives dans cette région de la Suisse, des initiatives mais aussi des pierres et des palettes, quand on joue au hornuss, et des fois, les initiatives, les pierres et les palettes ça retombe sur la gueule des gens, et ça fait mal, très mal.]
La première semaine, il n’y aucun dormeur à part Gaspard. Alors on traîne à la table du Frühstück, on fait connaissance.
– Je ne sais pas si c’est lui qui est parti avec elle ou elle qui est partie avec lui, dit un matin Heinrika, mais de toute façon, ça revient au même ! Mon mari est parti il y a cinq ans et depuis je n’ai plus de nouvelles. C’était un gamin du village, comme moi, il rêvait d’être marin mais on a repris l’auberge. Ici c’est un peu un port vers le sud qu’il disait mon Andreas, et il regardait la montagne comme s’il voyait à travers, l’Italie, le sud, la mer, l’Afrique. Quand on a engagé cette Calabraise, Maria, je n’ai rien vu venir, il faut dire que la route du col avait été ouverte plus tard cette année-là et que le début de saison s’était fait sur des chapeaux de roues, comme si les touristes avaient du temps à rattraper. Et à la fin de la saison – ils ont eu la patience d’attendre jusque là ! – ils ont disparu. Depuis, je ne prends plus que des gars pour la saison, ça ne sert plus à rien, mais c’est ma vengeance, je fais bosser des gars, comme des mulets, après tout on est sur un ancien chemin muletier ! Je les appelle Putzmann et je les fais marcher droit. On a été mariés trente ans, on n’a pas eu d’enfant.
– Moi je préfère les appeler Putzherr, dit Odile, et je traduis poussière, ça ne vaut guère mieux les hommes, c’est moi qui vous l’dis !
– Appelez-moi simplement Gaspard, rétorque le marcheur, ça m’ira très bien !
En général c’est ainsi que se terminent les Frühstück, en éclats de rire et en bruit de vaisselle dans l’évier, et c’est toujours Gaspard qui s’y colle à l’évier, petit il ne rêvait pas d’être marin, mais plutôt plongeur. Gaspard est un gars assez cohérent, au fond.