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Mars est marron, noisette, avec des points verts – IX

A l’heure où la tour de grès – du grès rouge des Vosges – sonne quatre, il n’est plus sur son banc préféré, il n’est pas dans la foule sous pression entre les murs froids qui limitent les rues et les places de la rive gauche, il n’est pas sur la rive droite, il est sur un pont ; pas le pont le plus proche de la tour rouge – rouge parce qu’en grès des Vosges – mais sur le pont qui est en amont, pont duquel il entend aussi sonner quatre, mais d’une voix plus grave, car la cloche de ce bâtiment qui a deux tours rouges, lui, est plus grosse que celle de la tour unique, la rouge en grès des Vosges. A mi-distance des deux rives, en amont de l’épicentre du carnaval qui va marcher au pas, canalisé par de froids sergents-majors, il entend sonner quatre d’une voix grave et juste après, éclater les fifres et les tambours.

Sur ce pont, il se sait à bonne distance du carnaval qui marche au pas, lui qui aime marcher, mais pas au pas. Alors il parcourt la ville à son rythme, mais sur la rive opposée – les premières heures, le carnaval ne franchit pas le Rhin –, le son lui suffit pour l’instant, le reste il le verra plus tard, ou pas ; a-t-il besoin de revoir ce qu’il a déjà tellement vu ? Lui – elle c’est différent –, ce qu’il aime le plus dans le carnaval c’est la rencontre avec les autres dans des lieux plus intimes, rencontres qui parfois sont muettes. Lorsque les cliques, les plus grandes et les plus anciennes, ont frappé et soufflé tout leur soûl, la rive des premières heures de la fête est plus calme et il peut la rejoindre par le pont en aval du premier, le Mittlere Brücke, ancien segment ô combien stratégique de la voie du Gothard. Il emprunte ensuite une ruelle en légère pente en direction de la cathédrale, en cherchant la rencontre.

Marchant à son rythme, il se souvient avec émotion de ces deux fifres, probablement un couple, qu’ils avaient suivi – elle et lui – lors d’un carnaval précédent ; ils avaient aimé se laisser guider par deux fifres du cru et découvrir grâce à eux des recoins de cette ville plongée dans la nuit, au bord de cette masse d’eau sombre qui s’écoule vers le nord. Face à lui, de vrais fifres le tirent de sa rêverie dans une ruelle si étroite qu’on aurait presqu’envie de lui enlever un « l » à la ruelle ; il s’écarte pour les laisser passer puis leur emboîte le pas. La ballade, avec deux « l », car c’est une ballade, l’emmène vers un secteur inconnu, de longues minutes, de délicieuses minutes avant un point d’orgue tout à fait inattendu. Au bout d’une ruelle, avec deux « l », se trouve une placette, avec deux « t », mais sans majuscule ; les fifres s’ y arrêtent, tombent le masque – c’est un couple – et s’approchent de lui. « Vous êtes seul cette année ? » l’interroge la femme. Sans lui laisser le temps de répondre, l’homme ajoute « entrez un moment », tandis que la femme ouvre une porte.

Il s’était imaginé, comme chaque année, manger la soupe et la tarte salée sur son banc préféré, mais le voici attablé dans une cuisine de la vieille ville, chez deux fifres.

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