Plus que 365 jours… (58/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – VII

Lui non plus n’est pas fatigué, mais il ne s’attarde guère dans les bistrots de Liestal ; flûte bue, saucisse mangée et sac à dos récupéré – il l’avait confié à la patronne d’un café qu’il connaît – il se rend à Bâle, en train. Non pas qu’il soit pressé – ce n’est que dans quelques heures que la ville sera livrée aux fifres et aux tambours qui marchent au pas –, ni qu’il en ait assez de marcher, mais il aime capter les moments où les villes s’endorment, en particulier les veilles de fête, et ce soir les fêtards vont se coucher tôt, et avec eux, la ville.

A son arrivée, la gare principale bourdonne encore, plus d’arrivées que de départs. Des membres des cliques vendent à la criée des insignes du carnaval. Il passe tout droit, descend vers la consigne automatique pour déposer son sac. Être incognito, s’enfoncer dans la nuit. Arrivé dans le secteur du carnaval, il arpente rues et ruelles en se fixant une règle aussi contraignante et rigide que celles fixées aux cliques par le comité du carnaval, ces austères messieurs hostiles à toute réforme – pourtant ce carnaval-là ne vient-il pas de la Réforme, se dit-il, serais-je dans un roman de Kafka ? Sa règle est simple : ne pas quitter le secteur du Morgenstreich, ne jamais faire demi-tour et marcher sans arrêt jusqu’à ce qu’il ne croise plus personne dix rues de suite, la dernière rue devant être celle où se trouve le lieu aimé dans lequel il se reposera un peu avant le grand tintamarre. Ici, le carnaval n’est pas un jeu, il faut le mériter, c’est du sérieux. Mais il a encore le temps, il aime marcher la nuit et il n’est pas fatigué.

Au début, il trouve que la ville ressemble à ce qu’il connaît d’elle – il y vient souvent – un dimanche soir froidement banal, peu de gens dans les rues, mais des gens quand même, quelques fumeurs devant les bars ouverts, des clients qui sortent des restaurants, un cuisinier qui prend le frais dans une arrière-cour avec un marmiton, tout rond, des flics, des gars qui ramènent leur tambour, des chiens au bout de leur laisse, des couples bras dessus bras dessous, des vieux paumés, des sans l’sou, des sous-fifres, quelques mendiants emballés ; mais peu de signes du carnaval qui est sensé couver, sauf dans quelques recoins, sous des bâches, des lanternes qui attendent ceux qui vont les porter, ou les tirer. De loin en loin, on entend aussi des sons flûtés qui montent d’une cave, sans doute le local d’un clique.

La règle est dure, mais c’est la règle. Il n’est toujours pas fatigué, en revanche il regrette de ne pouvoir contempler plus paisiblement la masse sombre de l’eau qui s’écoule vers le nord ; pour profiter d’elle, il doit ruser, fair les cents pas sur l’esplanade derrière la cathédrale, des pas de saucisse ; il va et vient jusqu’à l’écoeurement, jusqu’à plus soif. On le regarde étonné, carnaval aurait-il déjà commencé ? L’heure avance, disent les cloches et les chats, gris et de plus en plus nombreux dans les rues tandis que leurs maîtres dorment, mais pas tous. Vers une heure, une première tentative échoue à deux rues de l’objectif : un homme sort d’un immeuble, la porte claque, de la lucarne une femme crie des syllabes désarticulées, des sons pâteux qui accentuent la démarche titubante du fuyard. Il doit reculer de huit rues pour une nouvelle tentative, mais recroise les flics dans la sixième, alors il s’éloigne de quelques rues, un peu fatigué par ce jeu de gendarmes et de voleurs.

La seconde tentative est la bonne ; il est presque une heure et demie lorsqu’il pousse la porte dérobée – il sait qu’elle n’est jamais verrouillée cette nuit-là – pour entrer dans un long couloir au bout duquel il pousse une autre porte, celle d’une grande salle à peine éclairée par le candélabre de la cour exigüe. Il enlève son manteau, le roule pour en faire un coussin et s’installe sur son banc préféré, celui du fond.

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