Mars est marron, noisette, avec des points verts – VI
Acarnaval, c’est avec les corps que les têtes se mettent à l’envers, digèrent, se délestent, dégueulent.
Il aborde la localité par le sud. Au fur et à mesure qu’il approche, le bruit se précise ; le bourdonnement devient tintamarre, un tintamarre qui circule, mais pas celui – habituel, quotidien – de la circulation. Ce tintamarre qui l’accueille est à pied mais klaxonne, entre rythmes et cacophonie, et des odeurs l’enveloppent, mais qui font envie, du chaud, du gras, du sucré. Senteurs et sons se mélangent, emplissent la grande artère qui les diffuse dans les ruelles où elles se concentrent en points chauds, des terrasses de cafés ou des tables et leurs bancs dressés à même la chaussée désertée par les voitures apeurées qui ont fui.
Il s’attable, avec des gens qu’il ne connaît pas, qui ne le connaissent pas, mais on se serre quand même, on a envie de se graisser les doigts et les lèvres avec des saucisses que l’on grille à ces points chauds. Sur les mentons la moutarde coule, lentement ; tout aussi lentement, on l’essuie avec une main que l’on nettoie ensuite avec la bouche, doigt après doigt, pour faire durer le plaisir ; on est dans la rue, c’est carnaval, c’est autorisé, même les bourgeois le font – les moins pleutres en tout cas, ceux qui n’ont pas fui plein gaz, quatre à quatre vers les sommets. A carnaval la rue n’est plus policée, elle bande et débande à grands soubresauts.
Le jour baisse et retend la ville. L’artère principale – celle qui avait vu descendre les cuivres et les baguettes en furie – regarde maintenant des flux virils la remonter, des flux qu’elle va bientôt enflammer ; pour l’instant, ils disparaissent derrière une grande porte, de ces portes qu’on fermait à double tour quand la nuit était encore médiévale. En aval de la porte – qui est en fait une traboule, courte mais traboule – des corps vivants et debout se mettent à tapisser les murs froids et les vitrines glacées. La nuit les voit fébriles et serrés, ces corps qui attendent, ces corps qui s’énervent en regardant la porte médiévale, obscure encore.
Soudain les lumières s’éteignent, une clameur, on attend ; enfin une lueur précédée d’étincelles, l’artère est au bord de l’incendie. Le feu, parti de l’amont – d’une hauteur avant la ville – ne couve plus, il approche et va déferler, mais avant d’embraser la rue, il doit encore faire le gros dos pour passer la porte, après seulement il pourra exploser. Il est sur des bûchers mobiles, le feu, d’immenses chars d’acier tirés par des hommes, mais aussi sur des dos courageux, dans des hottes métalliques, et encore sur d’immenses torchères portées par des malabars. En fait il est partout, il occupe la rue avec ses soldats ; il y a ceux qui tirent, ceux qui portent et ceux qui protègent en arrosant la porte qui est aussi traboule, donc habitée. Les habitants de la Grand-Rue sont aux fenêtres – ceux de la traboule doivent avoir chaud aux pieds, et aux fesses, au moins une fois par an. Plus bas, sur la chaussée, les humains qui tapissent les murs de pierre et les résidus de pierre transformés en vitrines, ces humains ont chaud partout, ils sont chauffés à blanc de la tête aux pieds, ils essaient de repousser les murs et les vitrines, mais la rue résiste, les visages sont rouges et des étincelles plus rouges encore font griller une mèche ou un sourcil imprudent, trouent la laine, font fondre les matières synthétiques. Le feu s’écoule dans la rue avec des odeurs sauvages, peut-être un avant goût pour qui ne respecterait pas carême qui suit carnaval ; la rue prend les couleurs d’un tableau sur lequel le vieux Brueghel aurait peint la bataille de carnaval et de carême, mais avec davantage de clair-obscur, davantage de barbarie.
Puis, comme tout torrent après l’orage, le feu se calme et rentre dans son lit. Mais les gens, eux – ceux qui faisaient tapisserie et les soldats du feu –, ne sont pas encore fatigués et entrent dans les bistrots étancher leur soif ; alors le feu continue, chacun le faisant entrer avec lui par ses habits imprégnés de son odeur. On boit, on remange des saucisses et on s’essuie avec la mie de pain qui en devient plus délicieuse encore. Il n’y a plus de musique, mais on voit des traces de doigts sur les flûtes de bière qui tintent joyeusement. Les têtes et les corps sont en feu, on est à Liestal, dimanche de carnaval.