Mars est marron, noisette, avec des points verts – II
La ligne des crêtes redevient son chemin. Les deux mois passés à l’alpage – ce témoin des plus grandes tragédies du XXème siècle – l’ont apaisé, lui ont permis de comprendre son faux départ de janvier, de mettre de l’ordre dans ses idées, de préciser ce qu’il cherche, d’imaginer des chemins pour le trouver. Aurait-il dû faire ça avant de partir ? Peut-être. Mais l’aurait-il pu ? En se remémorant les jours de décembre, il a des doutes. Au fil de sa vie – surtout depuis qu’il lui suffit de multiplier par deux l’âge d’un des ses enfants pour trouver son âge à lui, cet enfant adulte qui a passé la moitié qui sépare vingt et trente – ces journées les plus courtes de l’années sont devenues pour lui les plus longues ; il n’aime plus qu’on les prolonge artificiellement avec des lumières criardes qui éclairent des cabanons où l’on vend cher du vin chaud qui a d’abord tiédi dans des cubitainers bon marché, à côté d’autres cabanons où l’on cherche des cadeaux pour des fêtes qui n’en sont pas, ou plutôt qui n’en sont plus. Le smog hivernal envahit sa tête et ses poumons, alors il cherche à s’élever de la plaine. Cette année, il l’a fuie, mais quelque chose en lui savait qu’il n’avait pas tout posé de ce que l’on doit poser si l’on veut se détacher et bourlinguer.
Sur l’alpage jurassien il a posé ses impedimenta, grâce au silence, grâce à la parole et à l’écoute, mais aussi en lisant, des ouvrages tirés de l’immense bibliothèque mais surtout Chroniques, surgi un matin de janvier de dessous un plancher grâce à la lame de Paulinho ; il l’a lu en entier. Il s’est allégé sur cet alpage, mais il a aussi aidé d’autres à le faire, le couple d’hôtes, ceux qui ont repris le flambeau de ce lieu, ceux qui étaient arrivés quelques jours avant lui, avec leur énorme fardeau, noir.
Sur l’alpage jurassien il a posé ses impedimenta, il s’est rechargé, on l’a rechargé, comme on recharge un convalescent. Mais il s’est aussi rechargé d’autres choses ; maintenant il y a dans sa tête, et dans tout son corps, de nouvelles questions, nées des conversations, des lectures et surgies de Chroniques. Reprendre le chemin, c’est se remettre en mouvement, avec le corps et avec la tête. Il dialogue avec lui-même, avec le silence, avec la nature qui l’environne. Et tandis qu’il admire les murgers qui dessinent de vastes réseaux gris sur le blanc, ce blanc qui par places laisse apparaître du vert et du brun, il se dit qu’il lui faudra la même patience que les pâtres qui les ont érigés pour décanter ces nouveaux éléments entrés en lui, et peut-être épierrer.
Il avance maintenant d’un bon pas sur l’échine jurassienne, avec, en guise de compagnes, la rondeur des Vosges et la hauteur des Alpes. Lorsqu’il ne les voit pas, il pense à elles.