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Mars est marron, noisette, avec des points verts – I

[journal du marcheur – extraits]
début mars 2019

Mon sac était prêt depuis quelques jours, mon départ imminent – j’avais fait mes adieux à Paulinho – mais quelque chose me retenait encore dans ce lieu où l’on m’avait recueilli le 2 janvier. C’est mars qui est venu me chercher, subtilement, après m’avoir envoyé, les jours précédents, de discrets mais puissants émissaires. Des minutes de lumières en plus, deux fois par jour, des oiseaux toujours plus nombreux et plus bruyants, ces doux bruits qui précèdent et suivent les concerts, des senteurs qui reviennent, aidées par le mercure qui grimpe, les pieds qui laissent des traces dans la neige dès le matin et, sous ces traces, le vert et le brun qui nous font des clins d’oeil. Oui, il m’a fallu tout ça pour retrouver l’élan du 1er janvier.

De quelle couleur est mars, ce dieu de la guerre dont on a fait un mois – et moi, serais-je en guerre, contre qui, contre quoi ? Prendre garde à ne pas sombrer dans une marche forcée, garder tous les sens en éveil.
Mars, la guerre, peut renvoyer au brun du fascisme, ce fascisme qui a jeté sur les routes des femmes et des hommes comme Judith et Peter ; mars, le mois, renvoie aussi à la nature qui se réveille – reprend vie ? –, aux envies que provoque l’humus qui se réchauffe, à ces appels multiples lancés à nos sens excités. Et les bruns peuvent être mêlés, le brun du fascisme et le brun de la terre, c’est ce qui me revient à l’esprit chaque fois que je pense à Quel beau dimanche, livre essentiel de Jorge Semprún.

Prisonnier politique à Buchenwald – hêtraie –, Semprún assiste à certains de ces appels puissants et incompréhensibles. Chaque année, des prisonniers russes sont comme saisis par le printemps ; en plein travail, ils s’arrêtent, lâchent leur outil et se dirigent vers l’horizon ; leur raison devrait les en empêcher, car ils savent que s’ils s’approchent trop des barbelés ils seront tués par les sentinelles, mais la raison n’a pas sa place ici – pas plus que la pensée de Goethe dont l’arbre, un chêne, trône au milieu du camp –, l’appel auquel répondent ces paysans russes est irrationnel, c’est l’appel de la terre et du cycle des saisons qui continue. Alors, printemps après printemps, les mitrailleuses de Buchenwald fauchent ces paysans des plaines soviétiques, ces plaines dans lesquelles le blé n’est pas encore en herbe.

En reprenant mon cheminement, et ma quête des couleurs, je me rends compte à quel point mon regard a été influencé au fil du temps, et j’essaie de retrouver le point de départ de ce regard. Comment était mars quand j’étais enfant ? Je crois que déjà il était brun, ce mois qui coïncidait souvent avec les vacances de Pâques. Les skis étaient remisés, alors les vacances se passaient au jardin. J’aimais bien aider à la taille des arbres ; on m’autorisait à m’occuper des noisetiers, avec une petite scie et un sécateur. Je mettais de côté des branches dont plus tard on ferait – les enfants du quartier – des arcs et des flèches. J’aimais le brun de l’écorce et les couleurs claires qui apparaissaient sous l’action des outils que l’on me confiait, doux mélange de blanc, de jaune et de vert, mélange à l’odeur si particulière, odeur que je suis incapable de décrire mais que je peux reconnaître entre mille. Et sur cette écorce – dont la couleur change en fonction de la taille des branches, le brun du tronc ou des vieilles branches n’est pas le même que celui des branchettes, le vieux bois est brun terne alors que les jeunes rameaux sont plus roux , et brillants, comme si leur fonction était d’annoncer la couleur des noisettes –, je voyais poindre le vert tendre des bourgeons.
Le jardin, c’était aussi les plates-bandes que j’aimais préparer avec mon père, brunes comme la terre mouillée du printemps, brunes comme les planches et les piquets qu’on allait refaire à neuf pour que les petites terrasses tiennent bon dans la pente choisie pour aménager notre potager. Cette pente était une petite parcelle d’un vaste adret qui regardait un lac et des montagnes. Avec mes frères, dehors ou dans le garage selon la météo, parfois avec des enfants du quartier, on badigeonnait au carbolineum ces planches et ces piquets qui devraient tenir les plates-bandes aussi longtemps que possible. Il fallait mettre des gants et protéger nos peaux contre cette huile brunâtre obtenue par distillation du goudron de houille, mais on humait à pleins poumons les vapeurs de ce jus brun, vapeurs à l’odeur unique que l’on retrouve le long des vieilles voies ferrées, lorsque le soleil chauffe les traverses en bois, en bois de chêne, comme l’arbre de Goethe à Buchenwald.

Oui, dans mon enfance mars était déjà brun, mais avec des nuances chaudes et lumineuses ; je ne connaissais pas encore le sombre-obscure des dictatures.

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