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Orangé comme février – XVI

[Chroniques – extraits]

Judith et moi, Peter, son compagnon, ne sommes pas arrivés ici par hasard. Mais expliquer exactement pourquoi nous sommes ici, et exactement ici, relève à la fois du facile et du difficile. Il serait par exemple facile d’affirmer qu’on a quitté notre pays pour sauver notre vie, mais qu’en savons-nous, pouvons-nous vraiment affirmer que nous serions morts là-bas, à l’heure qu’il est ? Et sommes nous sûrs que notre vie sera meilleure ici ? Et à quelle échelle de temps ?

Nous sommes le 1er janvier 1934, voilà six mois que nous vivons ici, à l’insu de tous, sauf des douaniers, nos anges gardiens. Judith est enceinte. Si tout se passe bien, notre enfant sera un enfant du solstice. Quelle langue lui parlerons-nous, celle d’ici ou celle de là-bas, le pays d’où nous venons ? Retournerons-nous un jour dans ce pays ? Voudrons-nous montrer ce pays à notre enfant, voudrons-nous lui faire connaître nos familles ? Jusqu’à quand restera-t-il des membres de nos familles dans ce pays ?

Jamais nous ne pourrons faire croire que nous avons toujours été ici, mais dans ce pays multilingue, dans ce pays dont l’une des langues nationales nous est familière, nous pourrons toujours dire que notre accent – il diminue, d’après Fritz – vient  de la partie alémanique.Judith et moi avons décidé de poursuivre  notre apprentissage du français avec Fritz, ce douanier bilingue originaire du nord de la Suisse. Il nous a donné un dictionnaire, chaque semaine il nous apporte des livres ; il lit et nous lisons après lui, il nous parle et nous lui répondons. Nos conversations portent sur la situation en Europe. Nous sommes inquiets, tous les trois, comme des millions d’Européens. Il est très bien informé, et nous aussi. Il nous apporte des journaux, dans plusieurs langues, et depuis quelques temps, nous avons même une radio. Ici, les ondes passent bien.

Pour Judith et moi, apprendre le français, le parler, le lire couramment et l’écrire le mieux possible, signifie accepter l’idée de ne peut-être jamais rentrer chez nous, et peut-être même de ne jamais dire à personne que  ce chez nous a existé. Pour Judith et moi, apprendre le français c’est aussi, d’une certaine manière, revivre notre rencontre ; c’était à un cours du soir, dans une ville d’Allemagne, au début 1930 ; j’apprenais l’allemand à des gens venus de l’est.

Depuis que Judith est enceinte, nous avons décidé de parler le français entre nous, de la même manière que nous avons utilisé l’allemand pour nous dire notre amour. C’est sans doute en français que nous dirons à notre enfant que nous l’aimons, et c’est peut-être notre enfant qui décidera si nous devons rester ici ou retourner là-bas.


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