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Orangé comme février – XIV 

«Avant l’enterrement, j’ai voulu écrire une lettre pour que mon grand-père – mort d’une crise d’apoplexie en plein travail – l’emporte avec lui, pour qu’il ne m’oublie pas ; dans une histoire que ma grand-mère m’avait racontée, quelqu’un écrivait à un ami disparu.

Je ne savais pas encore écrire, alors ma grand-mère guidait ma main tandis que je disais les mots, de pauvres mots d’un enfant de cinq ans et demi qui pleure son grand-père ; de l’autre main, elle essuyait nos larmes. « Avô, pourquoi es-tu parti sans moi ? Fais-moi signe, j’aimerais savoir où tu es. S’il te plaît, ne choisis pas un caveau dans le grand cimetière, tu sais, j’ai peur du noir. » En bas de la lettre, j’ai mis mon prénom, Fernando, sans l’aide de ma grand-mère. Les adultes calmèrent mes craintes en m’expliquant que mon grand-père avait choisi – de longue date – la crémation ; il voulait connaître une dernière fois le vent de l’Algarve, nourrir sa terre ou alors les poissons. Ma lettre fut donc brûlée et les cendres mélangées à celles de mon grand-père.

Un contremaître de la conserverie – un pays – nous emmena en voiture vers le sud où nous répandîmes les cendres dans la brise du soir, face à l’océan. Nos prières furent laïques, faites de chants et de poèmes, des mots de Pessoa, de Zeca Afonso et d’autres humains que nous aimions. J’aimais les bougies et les vitraux des églises, mais ma grand-mère m’expliqua que l’Eglise interdisait toute cérémonie funèbre pour quelqu’un qui avait choisi d’être incinéré. Je crois que la graine de mon athéisme fut plantée ce soir-là, face à l’océan, sur cette terre fertile qui m’avait vu naître cinq ans et demi plus tôt.

Puis tout s’accéléra. Un cousin nous envoya ses condoléances depuis la Suisse où il avait fui la dictature, au début des années soixante. Il parlait d’un pays paisible, qui n’était pas un paradis, mais dans lequel il y avait du travail, mieux payé que chez nous, des logements confortables, de bonnes écoles et un bel avenir. Il croyait à une possible démocratie pour le Portugal, mais pas à un avenir économique ; il invitait mes parents et ma grand-mère à réfléchir, venez-voir, leur disait-il.

Notre dernier Noël au Portugal ne fut pas moins triste que le précédent, un autre repas frugal la veille d’un autre départ vers l’inconnu, pour mes parents d’abord. Nous, ma grand-mère et moi, on restait à Lisbonne avant de les rejoindre, peut-être. Ma grand-mère remplaça ma mère à l’épicerie. En mars, on reçut une lettre de Suisse. On m’avait inscrit à l’école, je devais venir avec ma grand-mère, au plus tard mi-août.

J’habite cette tour depuis août 1975, cette tour d’où je vois votre jardin, Mathilde, disait Fernando dans la maison qui était au milieu de ce jardin.»

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