Plus que 365 jours… (294/365)

Noir comme décembre
LA ZONE

Même lorsqu’elle suit une cérémonie d’enfer, même lorsqu’elle est à tout casser, une fête est une succession de moments, de rythmes, d’ambiances; même dans les moments bruyants, au milieu des rythmes effrénés, quand  l’ambiance est la plus forte, on peut trouver de calmes oasis.

Minuit approche sous le chapiteau bleu mais il reste encore du temps avant la naissance de l’enfant prodigue. Le boeuf ne ressemble plus vraiment à un boeuf, on voit encore quelques mangeurs attablés mais ce sont surtout les corps debout qui dominent, les corps debout et dansant autour des musiciens et chanteurs yéniches.
En marge des mangeurs, danseurs, chanteurs et musiciens, dans un coin du chapiteau, en somme – oui, les chapiteaux ont des coins, m’ont dit un jour quatre canards en dessinant un carré dans un rond de sciure, le plus savant d’entre eux a ensuite longuement disserté sur la quadrature du chapiteau –, quelques personnes font cercle autour d’un vieil homme qui parle d’un autre temps, d’une voix flûtée qui s’élève au-dessus de l’orchestre et attire l’attention; de nouveaux auditeurs arrivent au fur et à mesure de son histoire sortie du temps et, le badaud attirant le badaud, c’est bien connu, la foule se fait de plus en plus dense autour du vieil homme au point que l’orchestre cesse de jouer et que les Yéniches s’approchent du coin devenu centre. [Que le lecteur qui peine à suivre s’adresse à la lectrice qui comprend tout ou relise le brillant article d’Albert (Einstein) intitulé « De l’étonnant phénomène du basculement du centre sur un coin dans la quadrature d’un cercle qui a pris la forme d’un chapiteau haut haut dressé sur un terrain carré 2 » publié en 1922 aux Presses Polytechniques de Zürich, 365 p.]
Donc les Yéniches s’approchent, tendent l’oreille et entendent que la voix flûtée parle d’eux, ou plutôt de leurs ancêtres:
...ensuite mes parents ont pu obtenir une de ces petites maisons ouvrières avec jardin à l’ouest de Lausanne et on a déménagé. Notre quartier était en quelques sorte la fin de la ville, mais il n’y avait pas de remparts, du moins c’est ce que je croyais, comme on le verra. En 39-45 avec les copains du quartier on traversait les prés de Sébeillon pour aller jouer à la guerre contre les gamins de Malley, le ruisseau du Galicien était notre Rubicon, le viaduc ferroviaire notre pont de Remagen. Un jour de printemps, alors que notre guerre faisait rage, des gamins aux pieds nus sont arrivés en renfort; on était en train de prendre une schlaguée des gamins de Malley – les Allemands – et les va-nu-pieds nous ont permis de renverser la vapeur et de repousser l’ennemi jusqu’au Bois-de-Vaux. Pour fêter la victoire, les gamins tombés du ciel nous ont emmenés à leur campement, c’étaient des enfants de vanniers, des Yéniches qui venaient couper des branches de saule le long du Galicien. Le soir on est remonté vers la ville en triomphant, mais à la maison on m’a privé de souper. Mes parents, qui jusque là ignoraient tout de nos terrains de jeux, m’ont désormais interdit de dépasser Sébeillon – après il y a les Yéniches qui sont voleurs d’enfants et après il y a Renens qui a reçu des bombes sur sa gare.
Le vieil homme s’arrête, comme surpris par le silence. Mariella, qui faisait partie du premier cercle à écouter le vieux, sourit, lui tend un verre, le regarde boire à petites gorgées et l’encourage à poursuivre.
Je n’ai pas obéi à mes parents. Je suis retourné voir les Yéniches et ton père et moi sommes devenus copains, Mariella. Chaque année ces familles de vanniers revenaient camper au nord de Malley et ton père venait me chercher. Ton grand-père nous a appris à fabriquer des paniers et c’est sous ses yeux que j’ai tressé mon premier banneton. Je crois, Mariella, que c’est ton grand-père qui m’a donné envie de devenir boulanger. Après, la ville s’est mise à pousser, il n’y avait plus de place pour vous et on s’est perdu de vue ton père et moi. Et puis j’ai appris plus tard le drame des Yéniches, ces soi-disant voleurs d’enfants qu’on a voulu sédentariser, ces va-nu-pieds dont on a pris les enfants pour les placer dans des familles soi-disant bien comme il faut. Je suis heureux que des Yéniches aient survécu, Mariella, je suis heureux que toi et les tiens soyez ce soir au centre de notre ville. 
Le vieil homme se lève, grimpe sur la table avec l’agilité de l’enfant qu’il a su rester et s’adresse à la foule:
Et maintenant c’est à nous, mes amis, à nous tous qu’il appartient de faire en sorte que les Yéniches puissent rester dans notre ville et y revenir autant de fois qu’ils le voudront.
Avant que la foule n’ait eu le temps de crier hourra pour les Yéniches, trois fois ou autant de fois qu’elle le voudra, quelqu’un saute sur la table, vif comme l’éclair.

A l’heure où l’on est réuni pour célébrer la naissance d’un enfant prodigue, on assiste – dans un coin d’un chapiteau bleu, dans un coin devenu centre de toute une ville – à une scène inattendue:  une Yéniche, cheffe de clan, serre dans ses bras un vieil homme, ancien syndique de la ville.
Minuit sonne à l’Hôtel de Ville mais personne ne l’entend, le son des cloches est couvert par les hourra qui éclatent bien plus que douze fois.

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