Noir comme décembre – XII
Chacune a emprunté un chemin différent pour se rendre au bistrot-épicerie, pourtant toutes les trois ont vu le campement endormi; elles en parleront plus tard, se disent-elles en aidant à préparer le petit-déjeuner qui va se tenir tout à l’heure ici, dans cette ancienne menuiserie réinvestie depuis quelques mois par un couple qui met son grain de sel dans la ville en mutation, du bon sel, se disent Mathilde, Marguerite et Paola en préparant les oeufs brouillés.
Mi-décembre approche et les Lumières de ce mois noir ont de plus en plus de succès; il y a foule ce matin avant l’aube, qui s’annonce incertaine; le lieu s’est déjà fait une jolie réputation grâce au meilleur réseau du monde, le bouche à oreille; mais il y aussi ces comédiens qui se lèvent tôt pour égayer ces moments d’avant l’aube, comme l’autre jour à la gare. Ce matin ils vont lire à trois voix des textes écrits par des habitants de Detroit, ville sinistrée par l’effondrement de l’industrie automobile nord-américaine; dans ces textes il est question d’agriculture urbaine, de jardins, de SELs – systèmes d’échanges locaux –, en deux mots de ville résiliente. Quoi de commun entre Detroit et la petite ville de Mathilde? Les friches. Ici aussi l’industrie est partie, mais peu à peu, au gré du manque de place pour les camions, au gré des faillites, des rachats et de la globalisation. Certains bâtiments ont été réinvestis, d’autres attendent les trax tandis que des terrains en jachère attendent la mise à l’enquête et le permis de construire. Et les dernières friches font débat dans la ville de Mathilde, en particulier celle sur laquelle a lieu le petit déjeuner de ce jour qui va bientôt se lever. Raser, reconstruire sur cette parcelle et les parcelles attenantes, y compris celle sur laquelle cinq véhicules tirant cinq caravanes sont arrivés cette nuit?
On mange, on écoute les comédiens, on boit du chaud, on discute, le débat est nourri, on s’échauffe, mais personne n’évoque le campement qui dort à un jet de pierre. Une chose après l’autre, surtout que le jour n’est même pas levé.