Blanc comme janvier – XXVIII
D’autres couleurs succédaient au blanc et à l’orange de janvier, l’année se poursuivait en vif et en pastel.
Les arbres du verger-jardin n’avaient pas été plantés par espèces, dans des secteurs réservés, mais plutôt savamment répartis dans l’espace afin de ménager des vides et des pleins, de l’ombre et de la lumière. Ici de grands arbres voisinaient avec de plus petits, là des arbres de taille semblable formaient comme un tunnel, plus loin on voyait des spécimens isolés, grands ou petits. De loin on aurait pu croire à l’anarchie – celle que croient combattre les dictatures –, mais c’était tout le contraire.
De près, on voyait que des petits fruits et des légumes avaient pris place entre les arbres, en fonction de l’ombre et de la lumière dont ils avaient besoin ; on constatait également que légumes et les petits fruits étaient eux aussi mélangés – aucune plate-bande homogène – car, disaient ma grand-mère, les végétaux se complètent, se soutiennent, se renforcent, je l’ai appris de mes parents, qui eux-mêmes l’ont appris de leurs parents, qui eux-mêmes…
Depuis plusieurs générations, le domaine était loué par la famille de ma mère à des notables de Lisbonne qui ne connaissaient de la terre que la couleur de l’argent.
Fille unique, ma grand-mère maternelle avait poursuivi l’oeuvre de ses ancêtres, ces savants cultivateurs qui aimaient lire Virgile. En épousant mon grand-père, elle avait fait entrer dans la famille les savoirs des éleveurs. Ensemble, ils avaient conçu ma mère devant l’océan, une nuit d’avril ; elle était née un nuit de janvier, éclairée par la lumière blanche des amandiers en fleurs, devant le même océan. En épousant mon père, elle avait fait entrer dans la famille les savoirs des pêcheurs.
De janvier à mai, les arbres étaient nos réverbères, allumés ou éteints ; la lumière passait des uns aux autres en changeant de couleur. Et, progressivement, le sol s’allumait aussi : l’herbe, les fleurs, les fruits et les légumes. Et lorsque l’hiver était là, les agrumes perchés étaient nos lanternes, avant le retour du blanc. Ainsi passa ma petite-enfance. Puis arriva le noir, l’autre somme de toutes les couleurs.
C’est de cette façon que parlait le bègue, dans la cuisine de la jardinière qu’il visitait tous les jours depuis le 1er janvier.