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Novembre est une fleur flammes – XI

Le banc du quai 3 n’est pas sur le plan suspendu derrière la vitrine et il n’est pas question qu’il le soit, les deux personnes qui y conversent en portugais sont pourtant liées à l’association Vivre ici, elles se sont rencontrées Aux Yeux Fertiles lors d’une soirée de lecture publique sur le thème des gares et des voyages en train.
Parler sur un banc, scène banale, sauf pour un témoin qui aurait assisté à l’arrivée de l’homme à la gare et à sa montée sur le quai 3, sauf pour un témoin qui assisterait à l’entier de cette conversation, ce long échange ponctué de silences.
En abordant la gare par l’avenue du même nom, le jeune homme, vingt-cinq ans au plus, n’attire l’attention de personne. Il traverse la place, va emprunter le passage sous-voie mais s’arrête brusquement en haut de l’escalier; surprise, une dame qui le suit se heurte à lui; elle s’excuse, il s’excuse et se met de-côté, se cramponne à la main courante. Il transpire, pourtant il n’a fourni aucun effort; il est tout rouge, pourtant il ne fait pas chaud. Quelqu’un lui demande si tout va bien, il fait oui de la tête, toujours cramponné à la balustrade; la personne insiste, lui propose de l’aide, il décline en criant. Des gens se retournent, il baisse la tête. Les gens sont pressés, ils passent et plus personne ne fait attention à lui. Il descend, marche après marche, comme un condamné qui monterait à l’échafaud. Dans le sous-voie, il rase le mur, tête baissée. C’est d’abord son épaule qui lui dit que le mur s’arrête et que la rampe d’accès au quai commence, juste avant ses yeux baissés et humides de sueur qui perle des sourcils, mais il sait encore compter, c’est la rampe du quai 2, lui va sur le quai 3, alors il continue. Le mur reprend, le mur l’emmène à la rampe du quai 3. Il monte à petits pas, épaule au mur qui monte. Il s’arrête en haut de la rampe, regarde le quai, calcule une trajectoire et se met à zigzaguer entre les gens qui attendent, d’un pas presque assuré. Le quai est long, elle doit être au bout, il ne la voit pas encore. Le quai est long, son pas prend de l’assurance, il sent enfin l’air sur son corps. Il la voit, il accélère, il arrive, il s’assied à côté d’elle, regarde devant lui, les mains posées sur les genoux. Elle pose une main sur son bras, doucement, le félicite, doucement. Il ne bronche pas; statue sur un banc, statue qui récupère à côté d’une dame à mi-chemin entre la soixantaine et la septantaine, tout au bout du quai 3, secteur A, face à la voie 5, dos à la voie 4, à droite du Jura. Il fixe Les Yeux Fertiles et finit par dire:
– Je pensais que je n’y arriverais jamais.
– J’aime attendre sur un banc.
– J’aime entendre votre accent ajoulot qui pointe encore derrière le portugais.
– Aide-moi à masquer cet accent, aide-moi à être de Lisbonne.
– Aidez-moi à repasser dans les gares, aidez-moi à reprendre le train.
– Tu viendras à Lisbonne avec moi?
– Non, mais vous m’écrirez de Lisbonne, en portugais, et je vous répondrai.

La conversation dure. Tantôt ils se regardent, tantôt il regarde la ville, au-delà du quai. Quand un train se met entre eux et la ville, il la regarde, quand le train est parti, il regarde la ville. Elle, elle le regarde toujours, tantôt de face, tantôt de profil. Drôle de duo, on ne saurait en dire plus; une mère et son fils, une jeune grand-mère et son petit-fils, deux connaissances? On ne sait pas.

– Sans cette lecture Aux Yeux Fertiles, sans cette rencontre avec vous, sans notre conversation, sans votre gentillesse, sans votre patience, jamais je ne serais revenu là.
– Sans cette rencontre avec toi, sans ton accent, sans ta confiance, jamais je ne serais venu sur ce banc.
– Alors continuons. D’où vous vient cet amour de Lisbonne?
– De mes camarades d’usine. On débarquait toutes de notre cambrouse, on était paumées, isolées, mais j’avais un avantage sur elles, la langue; au fin fond de mon Jura, on parlait le français, pas comme dans leur cambrouse à elles. J’ai appris à ne pas me plaindre, on était douze en famille, j’ai appris à voir le bon côté des choses, alors j’ai vite réalisé que j’avais de la chance, je comprenais le règlement, je comprenais les petits chefs, pas elles. Je leur ai appris le français, en chuchotant, on n’avait pas le droit de parler, à l’usine. Le soir on s’invitait les unes chez les autres, on cuisinait ensemble, on parlait, elles apprenaient la langue, elles m’apprenaient Lisbonne. Quand elles rentraient au pays, une à deux fois l’an, elles m’écrivaient des cartes, en français. Elles voulaient m’apprendre leur langue, mais l’usine a fermé; elles voulaient m’inviter dans leur pays, mais on s’est perdue de vue. Je suis devenue caissière, mon employeur orange m’a fait un prix sur un cours orange, un cours de portugais; je le comprends, je le lis, je l’écris assez bien, mais je dois encore parler, parler, parler. La retraite n’est pour moi qu’un mot vide, je veux aller à Lisbonne, en train, continuer ma vie, revoir mes camarades.

La conversation dure encore. Il parle doucement, juste pour elle. On voit leurs silences quand elle lui touche le bras, on dirait alors qu’elle va le rechercher très loin, au fond d’un immense abîme.
Ils finissent par se lever, elle le prend par le bras, il se laisse faire – une mère et son fils, une jeune grand-mère et son petit-fils, deux connaissances? Ils descendent la rampe, traversent le sous-voie; au sommet de l’escalier, ils se séparent en se disant – à demain! Il retraverse la place et prend l’avenue de la gare, elle redescend l’escalier. Elle habite au nord des voies, il habite au sud.

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