Octobre est un foyard – XXVII
La seconde histoire du capitaine
« J’ai débuté ma formation de marin dans une cambuse, grâce à Oscar, le capitaine qui m’a fait mousse à la mort de ma mère et grâce à Grisélidis, ma seule amie, qui m’a tiré des griffes du quartier pour me confier à Oscar, dans un bar de Toulon.
Dans la cambuse de ce bateau, celui d’Oscar, mon capitaine, y avait Polo, franco-italien, cuistot de son état. Polo était un gars – paix à ses cendres – qui remplissait à lui tout seul la moitié de la cambuse, rapport à sa bedaine, que dis-je, sa panse, vous me comprenez. Les apprentis navigateurs apprennent à se méfier de la bôme de la grand voile qui peut vous assommer et vous envoyer valdinguer au jus, l’apprenti mousse que j’ai été a appris à se méfier de la bedaine de Polo, que dis-je, de sa panse, vous me comprenez; lorsque Polo se tournait brusquement dans la cambuse, sa bedaine, que dis-je, sa panse, vous me comprenez, balayait tout sur son passage, mais à neuf ans on apprend vite et j’ai toujours bien calculé les trajectoires; pour être tout à fait honnête, il faut préciser qu’une cuisinière au gaz pour ainsi dire toujours allumée et des friteuses souvent bouillantes – Polo adorait la friture, paix à ses cendres –, ça motive pour intégrer le calcul des trajectoires, d’une certaine manière, on peut dire que j’ai été fait au feu. Mais à part avec sa bedaine, que dis-je, avec sa panse, vous me comprenez, Polo ne menaçait personne, y avait pas meilleure personne que lui – paix à ses cendres –, et comédien, avec ça, l’Polo.
J’ai passé trois ans dans la cambuse avec Polo, Oscar avait déclaré que je serais marin lorsque je pourrais tenir n’importe quel poste de l’équipage. D’abord il m’a dit de regarder, Polo, et peu à peu, il m’a demandé de faire ceci ou cela. A chaque fois qu’il me demandait d’accomplir quelque chose, Polo, je commençais par lui dire que je ne savais pas, mais il rétorquait que je l’avais vu faire mille fois, donc que je savais, et c’était vrai. Au fil du temps, je prenais de l’assurance et, de fil à couper le beurre en pic à glace, je suis devenu son meilleur second, c’est du moins ce qu’il disait toujours, Polo – paix à ses cendres –, avec tout l’humour qui le caractérisait.
J’allais sur mes douze ans quand est venu ce jour qui revenait tout les ans, l’anniversaire d’Oscar, mon capitaine. Sur le bateau, ce jour était un jour comme les autres, Oscar détestait – et déteste encore, je crois – qu’on lui fasse sa fête, sauf au dîner. Ce jour-là, mes enfants, Polo lui faisait son plat préféré, le plat que vous venez de manger, mes enfants; selon Oscar, mon capitaine, Polo faisait ce plat aussi bien que sa grand-mère calabraise; lorsqu’il recevait ce compliment, Polo, une fois par année de la bouche d’Oscar, il avait la larme à l’oeil, Polo, parce qu’il avait lui aussi des ancêtres dans la pointe de la Botte, Polo, mais aussi parce qu’Oscar était plutôt avare question compliment. Ce jour-là donc, j’allais sur mes douze ans, Polo me fit le coup du bide, du mal au bide. Vers onze heure quinze, alors qu’on venait de nourrir l’équipage après une nuit de tempête, Polo m’a dit, plié en deux par la douleur – c’est une image, car il était impossible à Polo de se plier en deux, rapport à sa panse:
– Ecoute petit, il va falloir te surpasser, le repas du capitaine, son repas de fête, aujourd’hui c’est toi qui va le faire, je dois garder la cabine, mon ventre me fait mal, tu imagines la taille de ma douleur? Alors surpasse-toi, petit, et ne dis pas que tu ne sais pas, deux fois tu m’as vu faire ce plat, maintenant c’est ton tour, petit.
Et il est sorti de la cambuse, Polo, péniblement, y a quelque chose qui passait pas, mais moi je suis resté, je me suis surpassé et il les a eus ses spaghettis à la seiche, le capitaine, avec un petit supplément. Depuis ma plus tendre enfance j’aime le persil, avec passion, ne me demandez pas pourquoi, et à l’heure de monter la gamelle du capitaine dans la carré des officiers pour son dîner de fête, mes yeux ont croisé un bouquet de persil qui traînait les pieds dans une verre d’eau, mais qui avait encore bonne allure; je l’ai lavé, finement ciselé et j’en ai parsemé les pâtes du capitaine, façon parmesan, et je suis monté en tremblant au carré.
Le capitaine, il a d’abord fusillé le plat du regard, façon canonnière des Indes, ensuite il a touillé ses spaghettis, enroulé une première bouchée autour de sa fourchette, sans cuillère – y a qu’en Suisse qu’on fait ça avec une cuillère à soupe, et ne me demandez pas pourquoi –, et il a mangé, le capitaine, les yeux fermés, façon extase; mais il les a rouverts dare-dare ses yeux, le capitaine, tout ronds les yeux, et il a gueulé:
– Qui a fait ça?
J’ai baissé la tête. Il s’est levé. Il a sauté par-dessus la table. Il m’a fondu dessus, façon piranha. Mais il m’a pris dans ses bras, le capitaine, comme après l’histoire que j’avais racontée au bar de Toulon, et il a dit, le capitaine:
– Du persil! même ma grand-mère n’y avait pas pensé, et toi Polo, toi non plus tu n’y a pas pensé! Il est divin ce plat, le p’tit jésus en culottes de velours, ce plat, ventre-saint-gris, un truc à damner les saints du monde entier, et les saintes aussi, mieux que la manne céleste, ce plat, oh la la.
Et là, Polo, il sort du coin où il était caché – un gros coin – et il me dit, Polo:
– Chapeau petit, si on m’avait dit qu’il était déjà né le gars qui me battrait en seiche, j’y aurais pas cru, et votre grand-mère, Capitaine, elle doit se retourner dans sa tombe, là-bas, au fin fond de la Calabre, chapeau petit, ou plutôt auréole, tu es une sorte de nouveau messie, pour la cuisine j’veux dire, du persil, comment n’y avais-je pas pensé!
Polo avait donc feint d’être malade et je venais de passer mon examen de cuistot, sans le savoir. Oscar, mon capitaine, a ajouté:
– Bravo, Archibald, tu as brillamment réussi la première étape de ta formation de marin, dès après la vaisselle tu quittes la cambuse et aux machines!
Et c’est ainsi que je suis passé de la cambuse aux machines, avec Alfredo le chef mécanicien, un andalou aussi rugueux qu’une tôle rouillée, néanmoins, il avait bon fond. Mais c’est une autre histoire. »
Qui en reprend? demande le capitaine, une fois terminée sa seconde histoire.
D’une voix enfantine, quelqu’un crie:
– Les femmes et les enfants d’abord!
Et l’on assiste à une immense débandade en direction de la cuisine.
La soirée fut belle, joyeuse et si bien arrosée qu’elle déborda largement sur le jour suivant.