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Octobre est un foyard – XXIII

La première histoire du capitaine – prologue

Deuxième matin à Koblenz, leur second matin; Heinrika le regarde dormir, hésite… quand deux coups brefs sont soudainement frappés à la porte de leur chambre, alors qu’il n’est pas encore sept heures. Gaspard, qui faisait semblant de dormir, bondit hors du lit, se voile d’un drap, façon toge, et va ouvrir la porte; avant de filer à la salle de bain, allez savoir pourquoi, Heinrika a poussé sous le lit de son pied agile, le gauche, les habits posés au sol, façon tas.
A la porte, c’est le capitaine, chargé d’un lourd plateau. Sans dire un mot, il entre d’autorité, pose le plateau sur la table, dispose les couverts et demande:
– Vous êtes plutôt thé ou café? Moi c’est toujours thé, le rhum c’est meilleur dans le thé, de préférence un Assam, bien noir, et le café, je viens d’en boire un à la boulangerie du quartier, vous ne pensez quand même pas que ces bonnes choses sont venues toutes seules ici! tonne-t-il.
Le plateau déborde de brioches, petits pains et ballons au milieu desquels on voit du beurre, des confitures – courge, mirabelle, orange –, du miel, du cenovis – tiens du cenovis, se dit Gaspard –, du mettwurst et du fromage.
– Pour moi ce sera café, sans sucre ni rhum, dit Heinrika en sortant de la salle de bain.
Le capitaine manque de lâcher le beurrier, un joli beurrier en verre, avec son couvercle ouvragé. Il se rattrape en disant:
– Ce tricot vous va à ravir, moussaillon!
Gaspard acquiesce d’un large sourire tout en espérant que le petit-déjeuner ne se prolongera pas trop, compte tenu du fait qu’il reconnaît son chandail militaire en rude laine qui pique, mais il se dit qu’Heinrika l’uranaise en a vu d’autres et s’en va, le coeur léger, se couvrir lui aussi à la salle de bain. Resté seul avec Heinrika, le capitaine ne fait pas le malin et ne pipe mot; très à l’aise Heinrika sirote son café devant le gros ours qui lui fait penser à feu son parrain, un rude gardien de cabane des Alpes glaronnaises – une autre forme de solitude.
Lorsqu’il sort de la salle de bain, Gaspard est déçu que personne ne le complimente sur son t-shirt assorti à son boxer.
Le déjeuner commence dans le silence, mais en beurrant sa première brioche le capitaine demande:
– Vous connaissez le cenovis, ça vient de Suisse, j’aime beaucoup, une découverte ramenée de Bâle, une fois que j’avais échoué au bord du Rhin; l’essayer c’est l’adopter!
– Oui, on connaît, on vient de Suisse, comme lui! s’exclame Gaspard.
– Moi j’en ai eu dans mon biberon, renchérit Heinrika, dans nos rudes Alpes uranaises c’est le vaccin des enfants, ça protège de tout même de la laine qui pique, et ça donne ce joli teint!
Gaspard se marre, Heinrika fait mine de téter le cenovis – ce qui est pratique quand il est en tube, le cenovis; comme la lectrice, le lecteur sait bien sûr que cette rude pâte à tartiner existe aussi en pot – et le capitaine ne sait pas bien sur quel pied danser, alors il rajoute du rhum dans sont thé et enchaîne:
– En revenant de ma balade matinale et de la corvée pain, j’ai remarqué votre fenêtre ouverte, je me suis dit que vous étiez déjà sur le pont, mais en bas, personne, alors j’ai préparé le plateau et j’ai échoué ici.
– Dites-nous, Capitaine, votre vie ne se résume tout de même pas à une série de corvées entre des naufrages? demande Heinrika.
– Dans une taverne du KleinBasel j’ai eu une joute verbale avec un uranais broussailleux – et le capitaine d’exhiber une cicatrice sur son avant-bras droit –, j’ai perdu, mais j’aime ce franc-parler de vos montagnes, moussaillon, et je vais vous raconter mon histoire, ou plutôt comme elle a commencé, l’histoire de ma vie.
En deux bouchées il dévore une brioche à la confiture de courge, vide sa tasse d’un trait et commence à raconter.

– Figurez-vous, mes enfants, que je suis devenu marin tout à fait par hasard. Il s’interrompt, réfléchit et rectifie:
Ma pauvre mère, paix à ses cendres, pourrait peut-être dire que ce n’est pas par hasard, mais elle est morte, alors je dis ce que je veux, de toute façon je ne saurai jamais la vérité. Excusez-moi, je vais essayer de ne pas m’interrompre sans cesse, mais j’aimerais être bien compris de vous, moussaillons, c’est un souci permanent que j’ai, qu’on me comprenne bien, vous voyez ce que je veux dire?
– On voit très bien, s’esclaffe Heinrika, vous êtes comme Gaspard, ou comme le narrateur, ou comme l’auteur – je ne sais plus très bien –, à force de vouloir qu’on vous comprenne, il vous arrive de vous perdre et de perdre les autres avec vous, c’est bien ça? Mais on s’en fiche, du moment que la rédaction suit!
– Oui, c’est tout à fait ça! dit le capitaine jubilant, sans demander quoi que ce soit, et heureusement, à propos de Gaspard, du narrateur, de l’auteur, de la rédaction et de l’âge de tous ces gens.
Il attrape la bouteille de rhum, boit une lampée et poursuit l’histoire à peine entamée.

(à suivre ;- )

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