Octobre est un foyard – XIX
Les revoilà sur le pavé de la ville, heureux et pas perdus pour deux sous.
– Le vin et tes mots m’ont fait tourner la tête, Heinrika. T’entendre dire devant témoins que tu es amoureuse de moi m’a beaucoup touché, mais aussi fait un peu peur. Tu sais que je partage ta vision de la liberté, mais qui dit témoin dit mariage…
– Je crois que c’est le vin plus que mes mots qui t’ont fait tourner la tête, mon pauvre Gaspard. Gudrun a vu dès le début que nous étions amoureux et pas un, dans sa cuisine, n’est tombé de la dernière pluie; pour le mariage tu dis n’importe quoi, en plus tu sais que je ne suis techniquement pas libre, alors si tu continues à déblatérer, vieux chameau, on fait chambre à part dès ce soir, après tout, je n’ai pas encore annoncé ta présence à mes logeurs.
– Tu ne veux plus tanguer avec moi ?
– Arrête de dire n’importe quoi, et ne restons pas là plantés comme deux imbéciles sur un trottoir, j’ai besoin de marcher, moi aussi ce vin m’a fait tourner la tête.
– Tanguer pour tanguer, dérivons !
Et Gaspard d’expliquer à Heinrika comment dériver dans une ville, dans les grandes lignes : fixer un cap et le garder tout en divaguant. Heinrika est enchantée par ce jeu et se propose de guider Gaspard jusqu’à la pension.
– Donc, si j’ai bien compris, on peut prendre tout le temps qu’on veut pour atteindre la pension et je dois expliquer au bout de chaque rue pourquoi je tourne à gauche, à droite ou pourquoi je vais tout droit.
– C’est exactement ça !
Ils se mettent en route. Au bout de la ruelle, il n’y a que deux possibilités, elle opte pour la droite, une odeur de café, dit-elle. A une trentaine de mètres en effet, une bonne odeur sort d’un bar. Elle entre, il suit. Un bel ibère les accueille d’un joyeux :
– Et qu’est-ce que se sera pour les amoureux, un cappucino pour Madame et un ristrett’ pour Monsieur ?
– Dos expresos, rectifie Heinrika.
– Desnudo, précise Gaspard.
Ils ressortent et, de rues en ruelles, de chemins en avenues, la dérive se poursuit, en espagnol; Heinrika tient son cap, ils repassent par chez Baudoin – font quelques blagues –, et des zig-zag dans le quartier de Lützel et les voici à la pension à l’heure où l’on va souper. Ils entrent comme ils étaient sortis – sur la pointe des pieds – et s’apprêtent à monter dans la chambre lorsque la patronne s’interpose :
– On se lave les mains et on passe à table, on n’attendait plus que vous, les amoureux ! C’est bien-vous Gaspard ? ajoute-t-elle malicieusement.
Ils s’exécutent sans faire les malins.
(et vous saurez la suite demain, par le menu ;- )