Octobre est un foyard – XVIII
[suite et fin de l’histoire que Gaspard a commencé à raconter dans une cuisine de Koblenz en guise de paiement en nature d’un repas typique et exquis ;- ) histoire suivie de celle d’Heinrika qui est aussi racontée par elle pour payer en nature le repas dont il est question ci-dessus (épisode 227)]
« Il n’est pas loin de quatorze heures, je suis avec mes étudiants en journalisme dans un quartier excentré de Barcelone. Les estomacs crient, les gars et les filles grognent, forcément ils ont sauté le p’tit-déj. La pression est forte pour qu’on retourne fissa en métro direction centre-ville, direction fastfoods. Je temporise, les rend attentif à un groupe d’ouvriers qui passe et leur demande – à votre avis, ils vont où? Pas de réponse. – Emboîtons-leur le pas, que j’dis, y a sûrement à manger au bout. Les étudiants me regardent avec des yeux de merlans frits – dieu que c’est bon le merlan frit à la chermoula – mais me suivent quand même. En route je leur explique que les gens d’ici mangent le matin au lever puis prennent un repas vers quatorze heures; les gars et le filles se détendent, ça grogne moins. Deux rues plus loin, bingo, les cols bleus entrent dans un bistrot de quartier. On les suit, on s’installe. Sans qu’on n’ait rien demandé on nous amène à boire et du pain grillé frotté à l’ail et à la tomate avec des anchois dessus – pa amb tomàquet i anxoves, comme ils disent là-bas. Les gars et les filles commencent à mieux me comprendre. On nous amène les cartes; problème c’est tout écrit en catalan, on n’y pige que dalle. On demande en anglais, pas de réponse. On demande en castillan, silence de mort dans la salle, tout le monde nous fusille du regard, le silence dure. Une femme apparaît par le passe-plat, plus exactement sa tête apparaît, sa tête gueule un truc en catalan, les gens nous lâchent et la tête nous fait signe de venir. On entre dans la cuisine. Elle nous fait comprendre, la dame qui va avec la tête, qu’on n’a qu’à choisir en regardant dans les casseroles et dans les plats, et là, les gars et les filles, je vous prie de croire qu’ils sont scotchés : calçots à la sauce romesco, soupe de viande et de légumes, allioli, aubergines et poivrons rôtis, lapin aux escargots, épinards à la catalane, fèves, pommes de terres au four, et caetera, et caetera. Chacun ressort avec une assiette bien remplie et plus personne ne nous fusille du regard. Depuis ce jour plus de fastfood, croyez-moi, par contre ça été dur de les faire bosser, les apprentis journalistes, y en même un qu’est pas rentré, il est tombé amoureux d’une cuisinière, il s’est marié, il est enchaîné à une crémaillère dans un bistrot de quartier, et il aime ça, il a juste un peu forci, mais il est resté beau, un blondinet aux yeux noirs, un Tchèque. »
– Tu veux dire que l’amour est enfant de bohème? demande Heinrika.
– Oui, mais avec majuscule et accent circonflexe, c’est pas du Bizet.
Dans la cuisine ça ne tinte plus, tout le monde applaudit; les compliments fusent de partout – fantastique cette histoire, ça c’est du vécu, ah la la, le lapin aux escargots, vive le slowfood, ils sont forts ces Catalans, ça donne envie de défiler dans la rue, et caetera, et caetera.
– A ton tour, Heinrika, raconte-nous une histoire, du vécu, il a mis la barre haut le Gaspard, ah la la, dit Gudrun.
Le vin et l’histoire de Gaspard aidant, on est passé au tutoiement et on s’appelle par les prénoms; Gudrun, c’est la patronne, celle qui porte la toque, et il s’avère qu’elle crèche avec Franz, la toquée; Franz, comme on l’a vu hier, c’est un grand gars qui peut secouer toute la cuisine avec son rire bruyant tout en attachant des panses de porcs farcies avec des grosses ficelles – les ficelles c’est pour l’attacher, la panse, pas pour la farcir, pour la farcir la panse, on met des bonnes choses dedans, et il s’y connaît en farce, Franz, et en grosses ficelles aussi, d’ailleurs y en a plus d’un qui l’a vu secouer toute une cuisine de son gros rire sonore et communicatif, le Franz, ce grand gars dont la Gudrun elle est toquée.
« Mon histoire est aussi vécue, elle est plus courte, mais je la trouve plus belle; je pense que Gaspard sera d’accord. Le titre est justement: Gaspard.
Ce gars-là, mon gars à moi, mais on ne se mariera jamais, j’en suis tombé amoureuse dans ma cuisine, au printemps dernier, à Hospental, dans les Alpes suisses où je tiens une auberge. Il a débarqué un beau jour, a posé son rucksack sur la terrasse et il est resté plusieurs semaines. Le matin on déjeunait dans la cuisine, avec Odile, la cuisinière, c’était joyeux, gourmand, stimulant, et à la fin il faisait toujours la vaisselle, j’adorais le voir faire la vaisselle, vous le verriez manches retroussées mon Gaspard, ah la la. Mais il ne s’est rien passé, on s’est juste donné rendez-vous à Riga, en octobre, ensuite il a repris son rucksack et il est reparti comme il était venu, à pied. Et on s’est retrouvé hier, sur un pont, à Koblenz. »
– Et vous avez dormi ensemble? demande Franz.
Silence de mort dans la cuisine, tout le monde le fusille du regard, Franz, surtout Gudrun; pour lui c’est un peu la douche écossaise.
Fin du silence et des coups de fusils, l’eau se réchauffe:
– Elle est belle ton histoire! dit Gudrun.
– Il est beau ton Gaspard! dit Franz.
– Pas touche, c’est mon gars ! s’exclame Heinrika d’un ton théâtral.
ÉCLATS DE RIRE DANS LA CUISINE, GROSSES SECOUSSES !
Rire, tout finit donc de la même manière que ça avait commencé; le temps a passé dans la cuisine, les Ecossais ne vont plus tarder maintenant, alors on se fait des becs et des bises, Heinrika et Gaspard promettent de revenir avant de reprendre la route pour Riga ou pour ailleurs, Gudrun et Franz proclament qu’il y aura toujours un couvert pour eux dans cette cuisine, moyennant d’autres histoires.