Octobre est un foyard – XVII
– Ces travaux pratiques de géographie m’ont donné faim, lui dit-elle, le café-croissant est loin derrière et franchement, l’amour et l’eau fraîche ça va un moment, non ?
Ils éclatent de rire dans une ruelle, les éclats ricochent entre les façades et finissent par tinter à l’oreille d’une femme toquée qui toraille, semble-t-il, devant une porte ouverte; la femme toquée qui toraille se met à rire de conserve, ce qui attire leur attention; ils lui font signe, elle leur fait signe d’approcher.
– Jolie toque! dit Gaspard.
– M’en parlez-pas, répond-elle, depuis qu’un guide à la noix mentionne notre adresse, on ne sait plus où donner de la tête – comme pour allier le geste à la parole, elle enlève sa toque et la pause sur le rebord de la fenêtre à côté d’une marmite fumante –, et sans rien nous demander en plus, ah ces guides à la noix! Mais parlons d’autre chose, vous ne ressemblez pas vraiment à ces touristes qui débarquent guide à la main et demandent en anglais si on peut payer avec une carte, vous ressemblez plutôt à des amoureux qui ont faim, je m’trompe?
Voilà comment ils se retrouvent attablés dans la cuisine d’un restaurant typique en début d’après-midi à manger de belles portions de Rheinischer Sauerbraten – du boeuf mariné dans des oignons, avec des raisins de Smyrne et du piment – accompagné de boulettes de pommes de terre. Ils mâchent dans un joyeux silence tandis qu’autour d’eux la cuisine tinte des rangements du service de midi et des préparatifs du service du soir – un groupe d’Ecossais a réservé, le guide, traduit en plus de vingt langues, affirme que c’est ici qu’on mange la meilleure Saumagen de toute l’Allemagne, de la panse de porc farcie accompagnée de choucroute, j’espère qu’on ne va manquer ni de bière ni de whisky, ils sont nerveux les Ecossais en ce moment, entre le Brexit et la coupe du monde de rugby au Japon, ça rigole pas! Ils mangent et la patronne cuisine, dirige son équipe, remplit les verres et les assiettes d’Heinrika et de Gaspard, tout en faisant la conversation; chacun son rôle.
Lorsqu’ils ont terminé de saucer, elle remplit les verres pour la énième fois, s’en sert un et s’assied avec eux tandis que la cuisine continue à tinter autour d’eux. – Pas la peine de me demander in inglich si vous pouvez payer avec une carte, c’est moi qui régale, mais à une condition, vous devez me raconter une histoire de cuisine, chacun une, sinon Franz vous frottera les oreilles, en allemand; un grand gars se met à rire bruyamment dans la cuisine en continuant à attacher les panses de porcs farcies avec de la grosse ficelle, son rire est communicatif et secoue toute la cuisine. Gaspard est le premier à pouvoir maîtriser le sien, de rire, il se racle la gorge, fait tinter son verre et se met à raconter :
« C’était il y a bien des années, j’accompagnais à Barcelone un groupe d’étudiants en journalisme. Entre les cours, les visites et les séances de travail, j’essayais de leur montrer comment aborder une ville concrètement, notamment à l’heure des repas; eux étaient du genre fastfood, moi j’étais déjà slowfood, vous comprenez? »
– Parfaitement, s’exclame Franz qui ne rit plus, ces jeunes, surtout les plumitifs, il faudrait leur frotter les oreilles à la choucroute pour qu’ils apprennent à manger, et à écrire.
– Un p’tit verre, Franz? demande la patronne.
– Calmez-vous Franz, je les ai convertis et l’histoire finit bien, jugez-en par vous-même, enchaîne Gaspard :
(à suivre ;- )