Octobre est un foyard – XII
Se retrouver est rarement facile. Parfois le temps écoulé s’est même cristallisé et il faut alors briser la glace, à nouveau, et ça, Heinrika et Gaspard, ils ne l’avaient pas prévu. Les mots qu’ils se sont écrits depuis fin mai étaient pourtant chaleureux, empreints des beaux moments vécus à Hospental, empreints de compréhension, de tendresse, et caetera, et caetera.
Elle n’a pas besoin de se retourner, Heinrika, la voix qu’elle entend lui a déjà murmuré à l’oreille. – Assieds-toi avec nous Gaspard, je te présente Colette, une clarisse qui partage avec toi le goût de mes dessins.
Ça le dégrise d’un coup, Gaspard. Il vient s’asseoir sur le banc, le beau banc empire posé sur le pont, par-dessus l’eau qui file vers le nord – briser la glace, à nouveau. Chacun s’était pourtant dit de son côté que les retrouvailles seraient simples, qu’on se serrerait dans les bras, comme fin mai à Hospental, juste avant la séparation, mais les voilà assis sur un banc, séparés par une femme en blanc, et caetera, et caetera.
Ils sont trois sur un banc, sur un pont, sur un fleuve, dans la nuit. Heinrika est à un bout, Gaspard à l’autre, une clarisse entre eux deux, Colette la contemplative, toute de blanc vêtue. Gaspard n’est plus gris mais son haleine est celle d’un moine franciscain chargé de brasser la bière et de la goûter, alors il regarde devant lui, Gaspard, et il est bien content que la place à côté d’Heinrika ne soit pas libre; il se dit, Gaspard, qu’Heinrika, qui ne crache pourtant pas dans son verre, ne sentira rien, mais c’est compter sans Colette. Elle ne joue pas le rôle de l’épée, Colette, l’épée chastement posée entre Tristan et Iseult, elle prend plutôt le contrepied, Colette, un rôle de composition pour cette clarisse un brin rondelette.
– Gaspard, Heinrika a eu le temps de tout me raconter pendant que tu chargeais ton haleine, sans doute dans une de ces tavernes bourrées de religieux en goguette entourés de religieuses en cornette, et je lui disais à l’instant que vous aviez passé l’âge de vous courir après; ça ne m’étonnerait pas que Mathilde et Fernando soient plus hardis que vous ! oui, Gaspard, Heinrika a eu le temps de tout me raconter, tout. Qu’attendez-vous pour vous embrasser? dit Colette en se levant.
– Jure-nous d’abord de ne pas nous marier! s’écrie Heinrika.
– Moi, jurer?
– De grâce, ma soeur, jurez, renchérit Gaspard, c’est pour la bonne cause, bon Dieu!
Sur un pont, sur un fleuve, dans la nuit, une clarisse jure et crache par terre tandis que deux amoureux s’embrassent à bouche que veux-tu.