Octobre est un foyard – XI
Elle sent une présence dans son dos, bienveillante, rassurante, admirative. Elle continue à dessiner, tant qu’elle peut encore. Elle esquisse dans l’urgence, entre chien et loup, la ville dont les contours s’estompent, la ville qui va bientôt être allumée par la fée électricité. Lorsque le jour s’arrête, lorsque la nuit l’arrête, la présence lui demande – je peux? Elle comprend au moment où un faisceau lumineux caresse son dessin; elle laisse faire. – C’est beau, poursuit la présence en venant s’asseoir à côté d’elle. Du blanc dans la nuit; la forme qui s’assied à côté d’Heinrika sur le beau banc style empire posé sur un pont est entièrement vêtue de blanc, son visage rayonne quand elle se tourne vers Heinrika.
– Je suis Colette, une clarisse de passage dans cette ville, venue pour un congrès des ordres mendiants. J’aime passer mon temps libre à contempler la vie, les clarisses de mon couvent ne sont plus cloîtrées mais restent fidèles à la règle de pauvreté et de contemplation qui a fondé notre ordre à l’époque de Claire d’Assise. J’aime les mouvements de votre dessin, j’aime ce qui s’en dégage. Heinrika remercie et feuillette lentement son carnet pour montrer d’autres traits à Colette qui éclaire les pages.
Le dialogue s’installe, on partage du pain, des légumes, du vin et un peu de fromage, on se parle de la vie qu’on a eue, de la vie qu’on mène, comme deux voyageuses qui ne se reverront plus. – Qu’on est bien toutes les deux sur ce pont à guetter l’arrivée de ton Gaspard, tellement mieux que dans une taverne où le niveau de bière est inversement proportionnel au niveau des propos; sais-tu que chez les religieux le niveau passe plus rapidement au-dessous de la corde que chez vous autres laïcs? Et quand je dis religieux, cela inclut les religieuses – les clarisses sont aussi appelées cordelières. Tout à l’heure j’ai décliné l’invitation de copines qui voulaient rejoindre des franciscains dans une brasserie, elles moussaient à l’idée de boire des bières avec de grands et gros gars rougeauds.
La lune se lève pour écouter cet échange et voit arriver Gaspard, un brin éméché. En passant derrière le banc style empire posé sur le pont, il reconnaît la voix d’Heinrika, Gaspard, cette voix rocailleuse des Alpes de Suisse centrale. Il s’arrête et murmure, Gaspard, comme dans un songe, – Heinrika, c’est bien toi?