Blanc comme janvier – XXII
Nous, c’est le noir qui nous a amenés ici, disent-ils en choeur à leur hôte venu à cause du blanc. Leur premier hôte.
Ensuite, l’histoire se déroule au gré de leurs voix alternées, tantôt graves, tantôt légères. Ils sont debout et racontent, autant par les paroles que par les gestes. Parfois, ils se déplacent, prennent un livre, en tirent des mots ou des images. Lui est assis à la table, hypnotisé par le ballet qui se dessine dans cet espace à trois dimensions – plusieurs fois ils utilisent une des échelles coulissantes pour atteindre un livre ; ils ne redescendent qu’une fois les mots ou les images lus.
Le spectateur a vite compris que le premier poème – la nuit – était à la fois prologue et scénario.
Elle dit :
peu à peu, le vert s’est estompé de notre vie, puis le bleu a pris le même chemin, ainsi que les autres couleurs que nous aimions avec eux, qu’ils aimaient avec nous. Les jumeaux – elle et il – sont devenus ternes, distants, inaccessibles, le rouge vif de notre amour n’a rien pu contre cela ; c’est le rouge sombre du sang, de leur sang – ce sang qui a d’abord été le nôtre – qui nous a tous emportés, eux dans la mort, nous dans une sorte de territoire incertain où nous avons failli nous perdre.
Il fait coulisser une des échelles, y grimpe, ouvre un livre de grand format à une page très foncée, mais foncée d’une drôle de façon – si le mot drôle a sa place ici –, une douzaine de bandes noir foncé, de largeur pratiquement égale, s’empilent pour former une sorte de carré, mais qui n’est pas entièrement noir puisque chaque bande est séparée de celle qui la précède et de celle qui la suit par une étroite fente qui laisse voir autre chose que du noir : des nuances de blanc et de gris en fines bandelettes qui forment un camaïeu clair.
Le spectateur se dit que ce pourrait très bien être un travail d’enfant rapporté de l’école à des adultes qui ne le comprendraient pas. Un carré découpé dans une feuille de carton noir, puis déchiré en bandes, puis reconstitué à l’aide de bandelettes blanches et grises. Bref, un méchant bricolage avec des taches de colle. Mais le spectateur sait qu’il s’agit d’une peinture, une peinture qu’il aime.
Elle dit :
ce soir-là, lorsque nous sommes rentrés, nous avions comme un pressentiment. Les stores étaient baissés, mais pas complètement. Nous n’osions pas entrer. Nous avons écarté les lamelles et nos yeux ont été écarquillés par le rouge sombre du sang que l’on devinait poisseux sur le sol clair. Les jumeaux étaient morts.
Il ajoute – du haut de l’échelle sur laquelle il est toujours juché, le livre à la main :
ce tableau de Soulages ressemble aux lamelles de cette nuit-là.