Octobre est un foyard – II
Un peu avant que Gaspard boive un petit vin blanc délicieusement fruité qui lui évitera de s’étrangler avec un bretzel dans la cuisine du Burghotel de Lorch où il sera attablé avec le patron, Heinrika est attablée dans une autre cuisine, celle du Violon à Eltville, en train de raconter sa journée à la patronne; pas de vin blanc délicieusement fruité, pas de bretzel, mais un vin rouge bien charpenté – quel corps! s’exclament Verena et Heinrika qui sont à tu et à toi, un corps à damner des femmes en niqab! –, un plateau de fromage et du pain de campagne.
« Quand je t’ai quittée ce matin, juste après le früstuck, je ne pensais pas te revoir, en tout cas pas si tôt. Comme tu le sais, j’envisageais de faire étape à Lorch, dans ce joli hôtel que tu m’a conseillé, chez Toni, ce schaffhousois exilé, amateur d’Ovomaltine – quel corps! Le chemin jusqu’au Burghotel est plaisant bien que plat, une trentaine de kilomètres que j’ai parcourus d’une traite, ou presque.
Peu avant Lorch, j’entends des rires sur la berge; au pied d’un saule pleureur huit femmes en niqab rient aux éclats; je m’approche, les rires redoublent – Si tu veux enterrer ma vie de jeune-fille avec nous, enfile ça! dit l’une d’elle en me jetant un attirail complet. Je m’exécute. On m’explique alors qu’une des demoiselles d’honneur s’est dégonflée et que je ferai une parfaite remplaçante pour cette journée d’amusements. La fille qui m’a parlé va se marier, elle déambule avec ses copines marcheuses entre Lorch et Eltville, histoire de provoquer un brin les conservateurs de la région en plein débat sur la burqa et le niqab. Leur idée est simplement de passer deux journées ensemble en faisant ce qu’elles aiment faire le week-end, marcher, boire un verre, partager un repas, visiter une expo, rire, débattre, refaire le monde, et caetera, et caetera. En pleine semaine, se sont-elles dit, ce sera encore plus drôle de faire cela en niqab, histoire d’enterrer joyeusement la vie de jeune-fille de la future mariée et histoire d’attiser ce chaud débat.
Je les rencontre au moment où elles se disent qu’il serait temps d’aller manger chez Toni – quel corps! – le petit restaurant du Burghotel. Toni, au courant de rien, nous accueille sceptique, non pas qu’il soit du côté des conservateurs, mais il n’aime pas associer son lieu de travail aux débats en cours, politiques ou pas. Il se détend lorsque l’on commande neuf bières – une chacune – et éclate de rire lorsque nous enlevons nos niqabs, étouffant dans l’été indien. Il reconnaît les filles, nous complimente – le noir vous va si bien – et nous sert un succulent repas, très arrosé. A l’heure du café – quel corps! – les marcheuses me demandent si je ne viendrais pas avec elles à Eltville où une amie les attend en soirée pour une agape dansante. Je refais donc le chemin dans l’autre sens, au milieu de huit jeunes-filles, sous un niqab.
Mais avant de partir, j’ai l’intuition que Gaspard pourrait se pointer plus tôt que prévu, alors je mets les filles au parfum – quels corps! Si nous le croisons, je ferai pssst et vous m’imiterai; ensuite nous tournerons autour de l’homme qui me court après et chacune d’entre vous dira des mots qui l’attireront ici, au Burghotel; faites miroiter des retrouvailles, des embrassades, un déjeuner au lit, des mots enflammés, et caetera, et caetera, sans oublier d’indiquer le nom et le chemin de l’hôtel. Pendant qu’elles se répartissent les rôles en gloussant, je rédige un mot pour Gaspard, je mets Toni au parfum et le buveur d’Ovo – quel corps! – accepte d’être complice en me disant avec un regard appuyé, le noir vous va si bien.
L’après-midi-niqab est très joyeuse, on effarouche des vendangeuses, on parle à des promeneurs, on sème la pagaille sur des terrasses, bref, on se marre comme des folles.
Entre chien et loup, Gaspard se pointe sur le chemin, à une heure d’Eltville environ; on lui joue la saynète prévue et on s’envole. On en a ri jusqu’à Eltville. Ensuite on a bu et dansé et me voilà dans ta cuisine! Il a passé par là Gaspard? raconte-moi! »
Et Verena raconte le passage de Gaspard, sa longue sieste dans les beaux draps froissés par elle, Heinrika, et son départ en fin de journée, il y a quelques heures à peine. Elle glisse en passant, Verena, que Gaspard n’est pas mal non plus, même si Toni est plus beau, mais elle reconnaît, Verena, que Gaspard est beaucoup plus spirituel. Heinrika est d’accord et se dit, en son for intérieur, qu’elle devrait convaincre Gaspard de passer à l’Ovo, le café, ça va un moment.
Le vin bien charpenté est bu – quel corps! –, le fromage et le pain de campagne sont mangés, il n’y a plus qu’à se coucher, chacune dans ses draps. Verena rêve de Toni, Heinrika rêve de Gaspard; dans son rêve Gaspard est beau comme Toni.