Août rougeoie – III
Lieux et dialogues de l’été – II
L’ombre (suite)
En bas du parc, sous le gros arbre qui donne de l’ombre jusqu’en fin de matinée, Giuseppe dit à ses camarades de banc : « Je vois que vous êtes perplexes et je vous comprends, laissez-moi vous expliquer, mais avant tout, je le répète, c’est ma façon de voir les choses; je crois cependant que l’ombre et la migration sont liées de mille manières et que chacun peut étayer cette affirmation par des exemples personnels, peut-être enfouis tout au fond de lui, dans l’ombre. » Et dans l’ombre fraîche du bas du parc, dans ce lieu propice au dialogue, Giuseppe se met à éclairer ses interlocuteurs restés muets.
Aurais-je pris la route de la migration si je n’étais pas né dans ce village de piémont peu ensoleillé d’octobre à mars? Aurais-je vendu pour trois fois rien la maison bâtie par mes aïeux et entretenue par mon père si ce dernier n’était pas mort quelques semaines après ma naissance? Aurais-je quitté définitivement mon pays si ma mère tant aimée n’était pas morte le jour de mes vingt-sept ans? Je ne sais pas.
Mon oncle n’a pas été un père, mais un soutien financier pour ma mère et moi, modeste soutien mais décisif pour mon avenir. Mon maître d’école avait dit à ma mère qu’il fallait m’inscrire au lycée technique, l’Italie avait besoin de jeunes comme moi pour développer son industrie. Ma mère fit des démarches pour m’obtenir une bourse d’études, mais on me la refusa, pour d’obscures raisons. Ma mère pouvait tout juste payer l’écolage et les livres, mais pas le transport jusqu’à la ville, matin et soir, ni le repas à la cantine; mon oncle accepta de prendre ces frais à sa charge, en souvenir de son frère décédé. Mes bons résultats et un travail acharné me permirent d’être embauché dans un grand atelier mécanique puis de devenir contremaître; très vite on me confia les apprentis. J’avais le projet de m’installer en ville, dans un joli quartier ensoleillé non loin de mon travail, mais l’ombre a pris le dessus.
Ma mère est morte le jour de mon anniversaire, alors que j’allais signer le bail pour l’appartement dans lequel elle se réjouissait d’aller vivre avec moi. Le lendemain de sa mort, j’ai reçu une lettre recommandée de Suisse, avec un permis B. Un atelier mécanique de l’Ouest lausannois m’embauchait, ma réputation avait passé la frontières avec d’anciens apprentis partis pour la Suisse. L’un d’eux avait parlé de moi à son patron, c’est ce que j’appris en téléphonant en Suisse. Je fis exhumer les restes de mon père, ils furent incinérés avec le corps de ma mère et je dispersai leurs cendres au vent de la montagne, vendit la maison et partit pour la Suisse.
Douze mois de soleil, certes pas tous les jours, un bon travail, une femme aimée, des enfants, aujourd’hui des petits enfants, une bonne retraite, mais aussi l’ombre des années Schwarzenbach, les humiliations, mes mensonges, mes lâchetés, mon assimilation – Joseph, plus suisse que les Suisses –, ma rencontre avec Paola – à l’ombre d’un noyer –, ma honte puis mon envie de redevenir Giuseppe.
– Oui les amis, pour moi l’ombre et la migration sont deux inséparables compagnes, de vraies ou de fausses jumelles, comme l’ombre et le soleil.
Sur le banc, il y a Séraphine, née au fin fond du sombre Jorat. Elle a écouté avec grande attention Séraphine, comme elle écoute toujours, et lorsque Giuseppe se tait, elle a prend la parole, Séraphine.
– J’étais sommelière au Lausanne-Moudon, je venais tous les jours à vélo de Ropraz. Lui venait de Sicile, comme toi il s’appelait Giuseppe, il travaillait comme mécano dans un garage du centre-ville. On a fait Pâques avant les Rameaux, alors on s’est marié dare-dare, pour éviter le scandale. Les amis, excusez-moi si je vous choque, mais nos soixante années de mariage ont été à l’image de notre première nuit au Parc Mon-Repos, fabuleuses!
Sur le banc, les hommes rougissent peu, pourtant ils sont sous le gros arbre qui donne de l’ombre jusqu’en fin de matinée. Séraphine enchaîne.
– Cette idée d’ateliers cuisine et migration est excellente, Giuseppe, maintenant que je suis veuve j’ai tout mon temps et je suis prête à montrer à qui voudra comment on réalise l’authentique caponata sicilienne, un plat frais et succulent, à vous faire monter au septième ciel! Et en cuisinant, je raconterai mes soixante années fabuleuses avec Giuseppe, authentique mécano sicilien, moi Séraphine, native de Ropraz.
De peur de rougir pour de bon, le soleil est en train d’arriver sous le gros arbre, les hommes se lèvent du banc en disant à demain! Toute joyeuse, Séraphine les retient encore un instant, le temps de faire à chacun deux becs et une bise.
Soudain
une ombre passe –
le vent.
Taneda Santoka