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Trompettes de juillet – III f

– Voilà ce que je peux dire, ici et maintenant, de cette ignorance qui est la mienne, je vous le dis du mieux que je peux, tout cela n’est pas encore très clair pour moi. Depuis quelques temps, pour être précis depuis que la maison de Mathilde est devenue un point de ralliement pour nous autres qui avons fondé l’association Vivre ici, j’ai commencé à rédiger le récit de ma vie, tout seul dans mon coin, mais pas sans lien avec les autres.
J’ai partagé mes pages en trois colonnes, de largeur égale; dans la première ma vie, dans la seconde le contexte – historique, économique, politique, social, religieux –, donc les liens entre mon histoire et celles des autres, en quelque sorte et dans la troisième, des réflexions personnelles, des interrogations, des idées pour y voir plus clair: discussions à mener avec telle ou telle personne, textes à lire ou à relire, recherches à faire dans des bibliothèques, dans des archives, etc.
Le titre de mon récit, mais il est provisoire, est Paysages d’une vie – j’écris naturellement sur du papier orienté dans le sens paysage, j’ai besoin d’avoir un horizon clair.
Si je me remémore quelques uns des éléments principaux de ma troisième colonne et que j’essaie de les relier à mon ignorance – ignorance de cette association Femmes Solidaires Sans Frontières et de cette bibliothèque interculturelle – je me rends compte, ici et maintenant, en vous parlant maladroitement à vous mes amis et à toi ma fille de coeur, que pour moi l’immigration est essentiellement italienne.
Dans cette ville où je suis arrivé il y a si longtemps, l’italien était, pour moi en tout cas, la seconde langue. On la parlait dans la rue, à l’usine, dans certaines familles, dans les cercles italiens, dans les premières pizzerias, à l’église. Dans cette ville, nous autres Italiens formions une communauté assez homogène malgré les différends politiques – les communistes et les autres –, les différends religieux – les communistes et les autres –, les différences sociales – les saisonniers, les permis B et les autres –, les différences géographiques – ceux du sud, ceux du nord. Je me rends compte que moi, à l’instar de bien de mes compatriotes, je n’ai jamais vraiment saisi qu’il y avait d’autres groupes que les Suisses et les Italiens, certes il y avait des Espagnols, mais peu nombreux et on les faisait entrer, moi en tout cas, dans les mêmes catégories que nous autres: communistes, saisonniers, etc. Ensemble on a vécu les années Schwarzenbach, parmi nous il y a ceux qui sont rentrés au pays, ceux qui se sont intégrés, ceux qui se sont assimilés.
Si je dois parler de moi, j’ai voulu m’assimiler, être plus suisse que les Suisses, m’appeler Joseph, gommer mon accent mais, n’y arrivant pas, prétendre que je venais du Tessin, faire croire que j’avais fait mon service militaire, mentir pour apporter les bonnes réponses aux questions qu’on me posait sans cesse et, d’un mensonge à l’autre, m’inventer une autre vie, me mentir à moi-même. J’ai voulu m’assimiler, mais on m’a aussi poussé à le faire, les années Schwarzenbachles questions des Suisses, ma lâcheté, mon besoin de me poser quelque part, pour souffler, pour vivre.
Et ce que je vois aujourd’hui, moi Giuseppe qui vous parle ici et maintenant à vous mes amis, à toi Paola ma fille de coeur, c’est qu’on parle encore beaucoup de nous aujourd’hui, mais en bien, on nous célèbre, des livres, des pièces de théâtre, des émissions, des films, des conférences, sur nous, les Italiens, ces immigrés modèles, ces gens qui ont le sens de la famille, ah, disent les gens, souvent des politiques, s’ils étaient tous comme les Italiens, ce serait tellement différent, ce serait tellement bien! Mais qui ils? C’est une question que je me pose dans les troisièmes colonnes des mes pages d’écriture, qui d’autres que les Suisses et les Italiens? Bon, les Espagnols, les Portugais, nos presque voisins, des chrétiens du sud, des communistes du sud, des réfugiés politiques, des permis A, B et C, des mariés, des naturalisés, des élus, des parvenus. Mais à part eux, qui, des humains ou des chiens?
J’appartiens à la génération de ceux qui ont lu sur les portes de certains bisrots « Interdits aux chiens et aux Italiens », alors je me suis assimilé et je n’ai pas su, pas pu, pas voulu regarder bien ceux qui sont venus après nous, avec la meute je me suis mis à aboyer contre eux, ces gens de l’est, des Balkans, d’Afrique, de Turquie, ces trafiquants, ces feignants, ces musulmans, ces profiteurs; nos aboiements n’ont pas arrêté la caravane, elle continue à apporter ces gens qui cherchent une vie meilleure, comme nous autrefois, et nos aboiements continuent: leurs kebab – vos pizzerias, nous disait-on durant les années Schwarzenbach –, leurs mosquées – vos messes en italien, nous disait-on durant les années Schwarzenbach –, leurs bazars ethniques – vos magasins de spaghettis, nous disait-on durant les années Schwarzenbach.
Comprenez-vous, chers amis, comprends-tu, Paola ma fille de coeur, pourquoi je ne me suis jamais donné les moyens de connaître cette association de femmes solidaires, cette bibliothèque interculturelle et tous ces lieux nés d’autres cultures que celles d’Italie ou de la péninsule ibérique ? J’avais les yeux fermés, comme les nepitelle, mais sans la douceur de ces pâtisseries de Pâques, mes yeux étaient au contraire remplis d’amertume et ne voyaient le présent qu’à travers la dureté de notre passé d’immigrés, comme s’il y avait une loi universelle, les migrants doivent se faire une place dans la souffrance ou repartir, alors avec la meute je hurlais: nous avons souffert, vous aurez aussi vos années Schwarzenbach, vous qui arrivez aujourd’hui, vous devez aussi souffrir, obéir comme nous avons obéi, vous assimiler ou rentrer chez vous, dans vos jungles de baobabs et de minarets.
Qu’est-ce qui m’a ouvert les yeux? Qui m’a ouvert les yeux? Toi Paola, toi Marguerite, toi Pierre, et tous les autres aussi, il faudra que je le leur dise.

Ce n’est pas la fin, mais c’est tout de même à la lettre f – minuscule – que l’on quitte, provisoirement, Paola, Giuseppe, Marguerite, Pierre et les autres. Laissons-leur le temps de tisser des liens, de mûrir leur fertile projet – le temps d’un été ?

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