Neige de mai – XVII
Gaspard ne fait pas le malin en revenant sur la terrasse. Il porte un plateau chargé d’une cafetière 18 tasses brûlante, mais qui ne chante plus – elle aussi semble comprendre que ce n’est pas le moment de faire le malin –, d’une bouteille de kirsch à peine entamée, de trois tasses avec les sous-tasses et de trois verres à alcool à fond épais ; pas de cuiller, ici on boit le café sans sucre ni crème, mais on l’arrose. Il porte le plateau à deux mains car le chargement est lourd, d’habitude il le porte à une main, mais là, ce serait risqué, tant pour le chargement que pour l’ambiance qui est, rappelons-le, plutôt tendue. Parcourant les quelques mètres qui séparent la porte de la table installée contre le mur qui retient la pente, il a l’impression de retrouver les deux femmes dans l’exacte position où il les a laissées de longues minutes plus tôt – ça met un certain temps à chanter une cafetière de 18 tasses. Il a même la nette impression qu’elle n’ont échangé aucun mot, elle se regardent en chiens de faïence – en temps normal on plaisanterait, on se demanderait si l’expression existe au féminin mais, rappelons-le, on n’est pas en temps normal. Alors Gaspard fait ce que fait un serveur, discret, efficace, il remplit les tasses, en pose une devant chaque femme et une devant lui, répète l’opération avec les verres et s’assied en contemplant sa tasse – un témoin de la scène pourrait penser qu’il cherche à savoir s’il y a du marc au fond de sa tasse et qu’il cherche à savoir ce que prédirait ce marc. Sa contemplation ne dure pas longtemps, il lève la tête au moment où Heinrika prend la parole ; stupéfait il se rend compte que la scène reprend exactement à l’endroit où elle a été interrompue et que depuis sa place il risque d’assister à un duel à mort, pire, qu’il va peut-être devoir l’arbitrer – il s’est assis au bout de la table, face au mur, à sa gauche Heinrika, à sa droite Odile. C’est donc, on l’a déjà dit, Heinrika qui engage.
– C’est en effet ce que j’ai entendu dire, de la bouche même d’Andreas, tu voulais foutre le camp avec lui.
Heinrika déguste le silence qui suit, son calme est olympien, comme celui d’Odile quand elle a battu des oeufs. Elle lève son verre, regarde Odile, sourit, regarde Gaspard, lui fait un clin d’oeil et dit – santé ! avant de vider son verre d’un trait. Les deux autres l’imitent, devinant qu’on sera plutôt du côté cochon que du côté lard. Comme pour confirmer, Heinrika éclate de rire, regarde Odile et reprend.
– Excuse-moi, ma chère Odile, je peux comprendre que ta jalousie resurgisse, mais tu te trompes de cible, Gaspard et moi ne savons pas encore ce que va devenir notre amitié, d’ailleurs je parie que Gaspard ne sait même pas encore de quel côté il va redescendre lorsqu’il sera enfin en haut du col, pourtant juin approche !
Un témoin de la scène ne pourrait pas clairement dire si Gaspard a rougi car le jour baisse et l’homme baisse aussi la tête en remplissant à nouveau les verres puis il vide le sien d’un trait ; les deux autres l’imitent, histoire de ne pas prendre du retard – deux verres partout, Heinrika engage à nouveau.
– Figurez-vous que le pauvre Andreas parlait dans son sommeil ; les derniers mois je l’entendais dire qu’il scrutait la montagne, tantôt d’Hospental vers le sud, comme je vous l’ai déjà dit, tantôt d’Airolo vers le nord ; il était comme torturé, je n’ose dire bipolaire – elle rit et vide son verre d’un trait, les deux autres l’imitent (Gaspard a vite compris ce qu’on attendait de lui, remplir les verres et les tasses sans dire un mot). Puis il y a eu les prénoms, tantôt Olga, tantôt Gretel ; ses nuits se résumaient à un affreux dilemme, partir avec Olga et voguer vers l’Afrique sur la mer Tyrrhénienne ou partir avec Gretel patiner sur les mers qui gèlent. Sachant qu’il n’y avait ni d’Olga ni de Gretel dans les environs, je riais et en prenais mon parti – je n’ose dire mon pied – et quand il délirait trop j’avais ma recette : tantôt il voguait sur Olga, tantôt il était chevauché par Gretel, mais c’est chaque fois les hululements d’Heinrika qui le réveillaient ! Dieu que j’ai aimé ces nuits de dilemme !
Odile se signe tandis que Gaspard vide son vers, cul sec. Les deux autres l’imitent et le lecteur – ou la lectrice – qui est resté.e concentré.e sait qu’on en est à quatre verres partout.
– Ne te signe pas, ma pauvre Odile, je ne savais pas encore ton deuxième prénom, et toi mon grand Gaspard, ne rougis pas sans cesse, que veux-tu que je te dise, quand je jouis j’hulule, te voilà averti !
Le lecteur – la lectrice – attenti.f.ve devine que Gaspard prend l’initiative d’un cinquième verre et que les deux autres l’imitent en claquant la langue, comme pour le stimuler.
– Mais je vous prie de croire que je n’hululais plus quand j’ai découvert que Maria avait Olga pour second prénom, de toute façon il était déjà parti le bipolaire, vers le sud, avec la calabraise, sur la mer Tyrrhénienne. J’ai découvert ça sur sa fiche de salaire en rangeant le bureau après leur départ, je ne pouvais pas savoir, c’est Andreas qui tenait la comptabilité. Et quand j’ai appris, par hasard lors d’une de nos virées en Alsace, que tu t’appelais aussi Gretel, ma chère Odile, j’ai pu vérifier que mon coeur avait bien cicatrisé mais je ne t’ai rien dit pour ne pas heurter ton côté catholique, qui me fatigue un peu, tu le sais bien.
Odile Gretel ne se signe pas mais vide son verre. Six verres partout.
– Je comprends que tu l’aies aimé, mon Andreas, ma chère Odile et que tu aies désiré patiner avec lui – et même plus – sur les mers qui gèlent, ma chère Gretel, mais il n’était pas pour toi et plus pour moi, c’est comme ça. Mais maintenant ouvre les yeux et regarde Anton, lui c’est un gars pour toi, il t’emmènera roucouler vers le sud des hivers entiers quand l’auberge et la route du col seront fermées, il t’aime Anton, ça se voit comme son joli nez au milieu de sa jolie figure. Moi, dès octobre, je rejoindrai Gaspard, où qu’ils soit, peut-être pour hululer, peut-être pas, mais en tout cas pour voguer avec lui sur la Terre grâce au vent qui fait tourner le globe, et j’espère que d’ici-là, il aura parlé à Mathilde, Gaspard !
On ne sait pas qui prend l’initiative, mais on en est à sept verres partout – on dirait presque un récit de la Création, mais en plus festif.
Le duel n’a donc pas eu lieu, ce fut plutôt un joyeux monologue, point de mort, excepté la petite. Au loin on entend hululer, la lune est pleine mais la cafetière est vide, il reste un peu de kirsch, on le boira tout à l’heure au Frühstück – soigner le mal par le mal –, on débarrasse la table, on range mais on remet la vaisselle à plus tard et chacun va se coucher dans sa chambre. Chacun médite de son côté, personne ne vogue sur personne, personne ne chevauche personne et pas le moindre signe de croix, la fatigue, c’est contagieux.