Plus que 365 jours… (109/365)

Neige de mai – XII

[le texte sur le vent, tiré du cahier noir, donc qui est fictif…]

Mis au Monde
Voilà bien des années, on m’a mis au Monde.
Je le dois à ma mère, qui a fait le gros du travail, mais aussi à mon père. Elle et lui se sont unis, l’ont voulu, m’ont voulu et je ne leur en veut pas de m’avoir voulu, bien au contraire, mais comment le leur dire ? Comment dire, au bout d’une vie, qu’on ne leur en pas pas voulu de nous avoir voulu ? Comment combler le difficile désir de dire cela à ces deux êtres qui vous ont tant désiré ? Comment ne pas s’enfuir devant ce désir de dire, comment réussir à leur dire avant qu’ils aient sombré dans le noir, dans ce trou qu’on ne peut pas combler ? Est-on condamné à vie à vouloir combler avec des mots les trous qui ont englouti ceux qui nous ont donné la vie ?
J’ai une moitié de la réponse ; c’est la pierre de granit qui scelle la tombe de mon père. L’autre moitié je dois l’écrire et l’envoyer à celle qui m’a mis au Monde pour qu’elle la lise, non, plutôt aller chez elle et la lire, face à elle, à haute et intelligible voix, non, plutôt la savoir par coeur, la lui dire comme on déclare sa flamme, oui, c’est ça, déclarer sa flamme à celle qui nous a mis au Monde comme on allume une bougie, une bougie que l’on veut voir durer, et qui durera bien après nous, en principe. Ne pas attendre que celle qui m’a mis au Monde soit couchée dans du sapin pour lui déclarer ma flamme, lui déclamer mon amour avec flamme. Ne pas risquer que, une fois de plus, les mots demeurent lettres mortes ou alors qu’ils partent en fumée.

Si l’on peut considérer que l’hiver chasse l’automne et que la pluie est suivie par la neige, on peut alors considérer, ma très chère Maman, que tu m’as mis au Monde à la frontière des dernières pluies et des premières neiges. J’aime la neige, mais la pluie plus encore, elle est régulièrement la compagne de mes balades sur les sentiers qu’elle transforme en rus ; et lorsque je la quitte pour écrire – comme je le fais pour toi en ce moment – elle me relance de ces tic, tic sur la lucarne tandis que les touches de la machine à écrire font tac, tac, temps, contretemps. Tu te souviens, je pense, que j’écris sur la vieille machine de papa ; avant de partir il avait dit, entre les lignes, qu’elle serait pour moi. Elle était abîmée mais je l’ai fait réparer, temps contre temps. Lorsque je n’écris pas à la machine, les tic tic de la pluie sont le métronome de ma plume.

Mettre au Monde c’est douloureux, mais tu le savais, je n’étais pas le premier. Alors tu as certainement dû te dire, avec Papa, que ça valait le coup, car le Monde dans lequel vous nous avez mis – mais ici c’est moi qui écris – il est très beau. [Si tu te penchais sur mon texte comme tu te penchais autrefois sur mes devoirs, à la table de la cuisine, tu me dirais sans doute qu’il ne faut pas répéter le pronom après le nom, je le sais bien, mais je veux souligner le fait que le Monde est beau, je cherche mon style, Maman, c’est peut-être pas très beau mais c’est mon style, je le cherche en écrivant, tu sais, sur la vieille machine à écrire de Papa, celle qu’il m’a donnée entre les lignes, celle que j’ai fait réparer, celle avec laquelle j’écris des mots qui ne combleront jamais le trou béant de son absence, béant malgré la pierre grise qui est dessus, cette pierre grise sur laquelle on a écrit Pierre. Non, Maman, je ne suis pas écrivain, j’aime juste écrire, tu le sais bien, et là c’est pour toi que j’écris, loin du toit de ma maison, sans la machine de Papa dont le nom est écrit sur la pierre grise qui n’est pas son vrai toit, heureusement pour lui. Je ne sais pas si je te l’ai dit Maman, il y a des choses que j’ai de la peine à te dire Maman, mais je ne crois pas que Papa il est là où il est, je n’y crois plus Maman et je sais bien qu’il ne faut pas répéter le pronom après le nom, Maman. Et toi Maman, quelle est ta dernière volonté ? Souhaites-tu aussi un lourd duvet de pierre par-dessus le linceul de sapin et la couverture de terre ou bien souhaites-tu rejoindre Papa ailleurs, c’est-à-dire là où il est ? Tu sais, Maman, quand je me promène dans le vent et la pluie, je sens parfois la caresse de Papa dans mes cheveux. Oui, Maman, je sais, Maman, je dois le mettre mon capuchon et ne pas oublier de passer chez le coiffeur, mais je cherche mon style, Maman.]

Nos voisins avaient des habits pour la semaine et les habits du dimanche, nous on avait les habits ordinaires et les habits pour sortir, mais pas des habits mondains, juste des habits pour le jardin. C’est au jardin que vous nous avez appris – mais ici c’est moi qui écris – , Papa et toi, comme le Monde il était beau, oui, Maman, je sais… Après avoir été mis au Monde, j’ai été mis au jardin et ce n’était pas une punition, bien au contraire. Au portail du jardin, première frontière avec l’autre monde, celui des grands, il y avait une plaque sur laquelle sur laquelle on pouvait lire, dans une langue disparue, Angulus ridetCoin riant, en bon français. Depuis la plaque a disparu, comme Papa, mais le coin reste riant, même si la grande maison entourée de son immense jardin s’étiole peu à peu, comme dans un roman de Boris Vian. En écrivant, Maman, en t’écrivant, j’essaie de te dire ce qu’on a de la peine à dire à celle qui nous a mis au Monde, et j’essaie aussi de ne pas perdre l’écume des jours.

Ce jardin nous l’avons écumé nous et nos copains, les gosses du quartier. Nous y étions tout à la fois, gendarmes, voleurs, pirates embrassant les soeurs des copains dans les buissons, mousses grimpant aux arbres comme on grimpe aux mâts des galions décrocher la grand-voile – et parfois on pissait au pied d’un mât avec la vague crainte d’être privé de goûter ; à la saison où les mâts n’ont pas de feuille, leurs pieds fumaient sous l’effet de notre urine, mais dès le milieu du printemps c’est du sommet que s’échappait la fumée, tandis que nous fumions de la clématite perchés tout en haut du hêtre ; la cime du foyard fumait tandis nos têtes tournaient, et gare à celui qui se trouvait sous un matelot qui avait le mal de mer, car cette écume-là, quand elle remonte, elle laisse des traces, et des odeurs. Mais on avait les habits du jardin, et ces habits, en cas de méchant grain, on les lavait au robinet du potager, ni vu, ni connu. Dis, Maman, je ne me souviens plus, on les voyait de la cuisine le hêtre et le robinet du jardin, de cette cambuse où tu préparais le goûter pour les flibustiers que nous étions, ce goûter dont tu nous a jamais privé, dis, Maman, on les voyait ?

Le jardin a été notre monde miniature, un monde dans lequel on a appris à être au Monde, appris des noms de plantes, appris à jardiner, à cueillir, à se cacher, à embrasser, à fumer, à faire fumer les pieds des arbres – et les cimes –, à faire du feu, à camper, à faire des lessives de fortune, à cambuser, à tailler des bâtons, à couper des ficelles, à faire et à refaire le Monde autour d’un feu.

Nous étions voleurs, pirates, flibustiers ou marins d’eau douce, mais aussi, grâce à toi Maman, de bons petits soldats drillés  aux rétablissements : décrotter les chaussures au racloir du balcon, laisser les chaussures au garage, passer par la cave, y laisser à la buanderie les habits trop sales ou mouillés, monter se changer, mettre les pantoufles, commencer les devoirs.

Souvent j’étais le dernier rentré, bien après le crépuscule, les habits en piteux état et le corps souvent égratigné, parfois coupé. Mais tu ne disais rien ou tu grondais à peine en me soignant, convaincue sans doute que dehors on apprend des choses précieuses pour l’avenir, pour quand on sera grand. Ensuite, dans la cuisine, penchée sur mon épaule gauche, tu as su voir qu’au milieu des taches et des ratures il y avait de la curiosité, l’envie d’apprendre aussi dans les livres, alors tu m’a soutenu, contre vents et marées dans ces mers de corrections, dans ces océans de textes à recopier proprement. Tu désapprouvais certainement les méthodes de ces mégottes, mais tu n’en disais rien. Jamais tu n’as adopté leurs vieilles  pratiques, toi qui venais pourtant d’une archaïque contrée où se marier signifiait rentrer dans le rang, être obligée par la loi de quitter son métier pour devenir mère, enfanter sans compter ; depuis la loi a changé, mais il reste du chemin à faire. Pourtant, à cause de cette vieille loi injuste, j’ai eu une mère qui m’a mis au Monde deux fois, d’abord dans les douleurs de l’enfantement – heureusement courtes car j’étais pressé de sortir –, puis dans les joies et les cadeaux de l’enfance – heureusement longue, car je n’étais pas pressé de grandir –, les habits du jardin, les jeux pas interdits, l’écriture dans la cuisine, les livres , l’amour et la confiance. Je ne rends pas grâce à la vieille loi injuste, mais je te rends grâce à toi, ma très chère Maman, de m’avoir mis au Monde.

Gaspard

On m’a dit, ma très chère Maman, que mon prénom a plusieurs origines.  Deux d’entre elles me plaisent particulièrement ; celle qui viendrait d’Iran et selon laquelle mon prénom serait associé à celui qui garde un trésor et celle qui semble venir d’Inde selon laquelle Gaspard signifie « voyant ». Grâce à toi qui m’a mis au Monde, je vois chaque jour que ce Monde est beau – tu as remarqué, Maman, je ne répète plus le pronom après le nom ? –, je ne vois pas l’avenir, mais tu m’y a préparé durant toute l’enfance, ce trésor dont je suis le gardien.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.


*

+ 77 = 83