Neige de mai – VI
Les viburnum opulus roseum peinent à blanchir en ce mois de mai, mais on s’active quand même dans le jardin, on s’accommode de la pluie en attendant les boules de neige, en attendant de pouvoir transférer en pleine terre les plantons qui sont encore au chaud dans la petite chambre à l’étage de la maison, à côté de la chambre de Paola qui est elle-même à côté de la chambre de Mathilde. On voit déjà quelques plantons dans le jardin, des choux et des salades, mais ils semblent tétanisés à l’idée du gel ; finalement, une âme sensible les revêt d’une fine couverture duveteuse et laiteuse – de celles qu’on achète dans les garden orange – dans l’espoir qu’ils seront bien protégés. Mais le blanc protège-t-il du gel ? – moins par moins = plus – se demandent ceux qui scient et qui clouent dans le jardin. Comme l’acier de leurs outils, ils s’échauffent, transpirent et espèrent – sans oser le dire à voix haute – que la couche laiteuse ne sera pas un blanc linceul ; on sait que le froid peut être mordant et brûler mieux que le chaud.
Denis – le menuisier, ébéniste, lecteur de polars, fidèle client de Marguerite – participe au chantier ; il veut être sûr que les plans de Mathilde seront parfaitement exécutés et que le bois qui a poussé non loin de la Gummfluh – ce bois qui prendra bientôt la couleur d’un beau miel de bruyère – sera utilisé au mieux ; non pas qu’il soit avare, Denis, bien au contraire, mais il souhaite qu’il en reste encore après l’ouvrage, du bois, car il a d’autres idées pour le jardin et peut-être aussi pour le magasin ; il est en train de devenir l’un de ceux qui relient la librairie et le jardin, Denis, lentement mais sûrement, au rythme du lecteur averti, au rythme de l’artisan confirmé.
Et pendant ce temps, Hélène, sa fidèle épouse, continue d’attendre qu’il lui construise le métier à tisser dont elle rêve et qu’elle attend depuis des années ; certains soirs, quand elle est triste, Hélène, elle pense à une autre hellène qui habite Ithaque et attend son mari, tissant le jour et détissant la nuit. Allez savoir pourquoi, penser à cette hellène-là la réconforte, Hélène.