J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 33/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 33
A-R-T-I-C-U-L-A-T-I-O-N (tonnerre de Brest) !

Dans les jours qui suivirent les mots et les nouvelles aymées échangées entre Madame Jeanne et Alcide à travers le conduit d’une cheminée de salon, le maître ramoneur, patron d’Alcide, mit la plupart des ses employés au chômage technique; particuliers et concierges d’immeubles rechignaient à ouvrir leur porte, entreprises et bureaux fermaient les leurs les unes après les autres, le patron, son second et un ramoneur suffiraient largement à la tâche; la dizaine d’employés restante fut mise en vacances pour une durée indéterminée, aucune appli ne permettant – encore? – de téléramoner.

Alcide qui venait de faire l’expérience d’une nouvelle forme d’échange, la discussion sans fil et à l’énergie propre – malgré la suie –, passa les premiers jours de la seconde quinzaine de mars à peaufiner son idée, idée qu’il soumit ensuite à ses soeurs et à ses frères, à ses parents et, cela va de soi, à Célestine. Tous furent emballés mais tous relevèrent un point faible: ALCIDE-IL-TE-FAUT-SOIGNER-TA-DICTION-A-R-T-I-C-U-L-E-NON-DE-NOM, sans quoi tes auditeurs devront coller l’oreille au poêle ou à la cheminée, ils auront une oreille noire et encrassée de suie, ce qui les aidera encore moins!
Alcide ne se fit pas prier pour bûcher sa diction avec Célestine; à journée faite, le verger résonnait – oui, un verger peut résonner – de demandes faites à une duchesse à haute et intelligible voix, des demandes express à propos de chaussettes sèches ou archi sèches, des confirmations demandées à la tante de la duchesse, l’archiduchesse, pour qu’elle confirme le degré de séchage des chaussettes de sa nièce, sèches ou archi sèches; dans le verger on chassait aussi, mais sans chien pour être meilleur chasseur et en informer son confesseur avant la messe, ou après, pourtant Alcide n’avait pas de chien et ne chassait pas, alors sachant cela, l’archiduchesse se demandait pourquoi aller à confesse avant ou après la messe, que confesser? Mais personne ne lui répondait, à l’archiduchesse, tant on était absorbé par cette lessive à essorer pour qu’elle prenne le chemin de sécher et d’archisécher, et en plus, ça faisait longtemps que l’on ne l’écoutait plus, l’archisèche du, car d’habitude elle répétait toujours le même refrain, un truc sans queue ni tête et assez tragique: pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes? Et ça personne ne le savait, et l’archidusèche était la seule à entendre siffler, alors on se disait que ça devait venir de sa tête à elle, cette tête remplie de feux follets qui y gambadaient gaiement, c’était de notoriété publique que des feux follets y gambadaient gaiement, dans sa cafetière, et franchement, si on réfléchit un peu, on se dit qu’une tête pleine de feu, follet ou pas, ça finit par produire de la vapeur, et la vapeur ça siffle quand ça sort de la cafetière, comme l’a très bien montré le Dottore Bialetti dans son fameux théorème dit de la marmite plus vite, alors c’est clair que les sifflements c’était dans sa cafetière à la duchesse archi que ça se passait, et de toute façon, aurait-on eu le temps de lui répondre à la tante de la duchesse alors qu’on avait cours de diction dans le verger qui résonnait? Et puis quand on avait enfin une pause, dans ce verger qui en faisait plusieurs, de poses – donc x fois 400 toises ou 27 ares – on se requinquait à coups de saucisses sèches, archisèches, mais jamais de sèche, ah non, ça jamais, le verger était non-fumeur. Voilà.

On comprend donc que la diction d’Alcide progressa à grande Vitesse (grand v) et on ne s’étonnera pas qu’au premier jour de ce printemps 2020, les soeurs, les frères et les parents d’Alcide s’écrient en choeur: ELLE EST CHOUETTE TA DICTION, ALCIDE, PARFAITE ET PLUS QUE PARFAITE, EN FAIT, TU PEUX Y ALLER ALCIDE, FONCE! Naturellement Célestine avait acquiescé, d’une voix pas sèche, alors Alcide y alla en fonçant et sans froncer.

Sa première visite et sa première histoire furent pour Jean, toujours syndic,  mais syndic confiné, son diabète révélé à l’épisode 28 avait bien progressé, il était donc à risque, Jean. Il accueillit chaleureusement la proposition d’Alcide et le laissa grimper sur son toit non sans lui avoir indiqué qu’il collerait sans oreille droite – il était resté assez conservateur, finalement – à la bouche du poêle en catelles de la cuisine qu’il partageait avec Gisèle. Sur le toit, Alcide trouva tout de suite le bon conduit, lui qui avait ramoné et re ramoné toutes les cheminées du bourg lors de ses trois ans d’apprentissage chez Bert, le ramoneur somnambule (cf. épisode 22). Alors il entama sa première histoire du Grand Confinement, ces histoires qui allaient, d’une certaine manière, sauver le bourg – oui, c’était bien la première histoire, l’échange avec Madame Jeanne (cf. épisode 32) n’était même pas un échauffement puisqu’Alcide n’avait pas encore eu l’idée, en fait, et puis c’était en ville, pas en bourg, ni Hambourg d’ailleurs, et puis c’était spontané, pas préparé, et caetera, et caetera.
Quelle fut donc cette première histoire qu’Alcide conta à Jean pour le soulager de son confinement strict de syndic à risque car diabétique? Alcide choisit Le baron perché du grand Italo Calvino. Il raconta à sa manière, résuma, transforma, taquina; dans la bouche d’Alcide qui parlait dans le conduit du poêle en catelle du syndic diabétique qui avait l’oreille droite collée à sa bouche et de Gisèle asthmatique donc elle aussi à risque, le baron disait des vérités pas bonnes à entendre, des vérités sur la politique du bourg, et dans le tuyau du poêle on entendait Gisèle qui disait – Tu vois, Jean, je te l’avais bien dit, ta politique c’est du toc! Jean s’énervait, réfléchissait et finissait par confier au poêle des tuyaux pour la suite, pour le monde d’après, alors Alcide changeait de ton et le baron perché énumérait aussi les points fantastiques du bilan du syndic diabétique, et Gisèle en toussait de joie! Voilà.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 32/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 32
Manque

Il y a les cheminées qui emboucanent, les cheminées qui ne sentent rien et les cheminées qui embaument. Les premières on les ramone par devoir, parfois on les signale à l’administration qui demandera au propriétaire d’agir, de changer le brûleur, de tuber ou de prendre des mesures pour que le conduit cesse de cracher comme un vieux transatlantique essoufflé ou une vieille locomotives peinant sur la rampe du Gothard entre deux bouffées noirâtres. Les secondes on les laisse tranquilles car elles ont arrêté de fumer et sont très chatouilleuses sur cette question. Quant aux dernières, on les bichonne, on les pomponne, on demande au hérisson de se faire tout doux, puis on les hume et on leur parle avec l’espoir qu’elles vous répondront.

Alcide était penché sur une cheminée du troisième type, perché sur le toit d’un immeuble de rapport aux portes d’une grande ville, un élégant toit mansardé. A l’autre bout du conduit il y avait Madame Jeanne, une veuve qui aimait parler à ce jeune ramoneur qui ressemblait à l’un de ces petit-fils. Le conduit était celui d’une cheminée de salon, un de ces beaux salons à plafond haut, un de ces plafonds délicatement moulurés. Hiver comme été Madame Jeanne allumait un feu quotidiennement, avec du sapin qu’on lui livrait du Jura. Sa cheminée était sa cuisine, ainsi célébrait-elle le bon vieux temps, celui où elle et son Armand parcouraient le monde sac au dos, dormant sous tente ou à la belle étoile. Sur la grille en fer forgé de la cheminée du beau salon, de succulents mets glougloutaient dans des cassotons en fonte, où alors c’étaient des morceaux de viande ou des poissons entiers qui frétillaient une dernière fois. Sous la cendre il y avait souvent des pommes de terre, de ces belles et bonnes pomme de terre qu’on peut manger tièdes avec du hareng cru.
Pour une telle cheminée, une de ces cheminées qui ne chôme jamais, surtout pas les jours fériés – Madame Jeanne aimait recevoir ses enfants et petits-enfants –, il fallait un ramonage régulier, tous les six mois au moins. Le rituel était toujours le même: pour la date et l’heure écrites sur le papillon orange annonçant le ramoneur, Madame Jeanne sortait un drap  – un vieux drap en lin réservé à cet usage –,  l’étalait au pied de la cheminée pour protéger le parquet et attendait le coup de sonnette du ramoneur qui entrait déposer l’aspirateur avant de monter sur le toit avec le reste de son attirail, ramonait puis redescendait passer l’aspirateur dans la cheminée, et autour. Dans l’entreprise dans laquelle travaillait Alcide, on savait qu’il fallait aller chez Madame Jeanne en fin de journée, mais avant la flambée du soir, pour avoir le temps de bavarder sans la mettre en retard pour son souper auquel, parfois, elle conviait le ramoneur. Alcide en avait fait l’expérience et aimait ces moments de partage; il lui disait tout ce qu’il avait senti sur le toit et lui racontait la manière dont son hérisson aimait se frotter à cette cheminée tapissée de graisses exquises, de senteurs d’herbes sauvages et d’effluves de compotes de baies des bois; alors Madame Jeanne lui racontait ses festins avec Armand, les brochettes au feu de bois, les infusions de menthe sauvage et les fruits dégustés sous les étoiles.

Ce jour de mars 2020, on était déjà entré dans le Grand Confinement. Madame Jeanne n’avait pas eu le coeur à reporter le rendez-vous du ramoneur – reporter à quand, de toute façon? – mais elle avait appelé pour dire qu’elle n’ouvrirait pas au ramoneur et qu’elle passerait elle-même l’aspirateur, son aspirateur à elle, un vieil aspirateur robuste dont elle changerait le sac après cette tâche inhabituelle. Alcide donna tout de même un coup de sonnette avant de monter sur le toit. Là-haut il fit ce qu’il avait à faire puis frappa dans le conduit, plusieurs fois, comme on le fait au théâtre. Madame Jeanne comprit qu’elle pouvait aspirer et aspira – Alcide entendait l’aspirateur murmurer dans le conduit, ce qui le fit penser au Passe-muraille de Marcel Aymé. Lorsque le murmure se tut, Alcide prit le relais:
– Ne manquez-vous de rien, Madame Jeanne? Qui prend soin de vous?
Le silence qui suivit fit craindre à Alcide que sa voix ne porte pas assez et il s’apprêtait à répéter plus fort lorsque la réponse émue lui parvint sur le toit:
– Ne vous en faites pas, mon cher Alcide, l’immeuble s’est organisé et ma famille veille à distance. En fait c’est vous qui allez me manquer, vous me manquez déjà, j’aime nos discussions et ces soupers partagés avec vous. Dans six mois, tout cela sera-t-il fini? Pourrai-je à nouveau vous ouvrir ma porte?
– Je ne sais pas, Madame Jeanne, mais je reviendrai pour votre cheminée qui fait aussi téléphone, comme vous le voyez!
Éclats de rire de part et d’autre du conduit, suivis d’éclats de silence.
– Je ne suis pas pressé de rentrer, Madame Jeanne, d’ailleurs il y a peu de monde sur les routes en ce moment, on dirait qu’elles aussi ont été ramonées, le trafic y est fluide comme une fumée qui grimpe au ciel un jour sans vent, parlons un peu, Madame Jeanne, si vous voulez.

On assiste alors, un beau jour de mars, à une scène fantastique, fantastique au propre et au figuré. Perché sur un toit, un élégant toit mansardé d’un immeuble de rapport aux portes d’une grande ville, un jeune ramoneur parle à une vieille dame à travers le conduit d’une cheminée, une cheminée d’un beau salon à plafond haut, un de ces plafonds délicatement moulurés. La dame est au 1er, 1er gauche, assise dans son salon, le ramoneur est debout sur le toit, le toit mansardé de cet immeuble de six étages. Il dit à la dame, le ramoneur, que l’aspirateur lui a fait penser au Passe-muraille. Elle est comme le ramoneur, la dame, elle aime Marcel, et ils se mettent à se raconter des nouvelles de celui qu’ils ayment, le ramoneur raconte à la dame des nouvelles qu’elle ne connaît pas et le ramoneur en apprend de nouvelles de la dame. Les sons glissent dans la cheminée, de haut en bas et de bas en haut. De la rue, un passant attentif pourrait voir un ramoneur parler à une cheminée et presque l’entendre, d’une fenêtre quelqu’un pourrait apercevoir une dame écouter sa cheminée éteinte et presque écouter avec elle car il fait beau et les fenêtres sont ouvertes, mais il n’y a personne dans la rue, ni aux fenêtres, c’est le début du Grand Confinement, les yeux sont collés à des écrans et les oreilles bourdonnent de toutes sortes de  rumeurs. Alors personne n’assiste à cette scène fantastique, personne n’entend les sons qui montent et qui descendent dans la cheminée, cette cheminée qui s’est transformée en puits, un puits sans fond, un puits sans fin, un Puits aux images.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 31/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 31
Éclipse, Ellipse, et caetera, et caetera

La rédaction aurait bien des choses à dire, mais elle préfère se taire, de peur de déraper, ou plus exactement préfère se contenter d’informer le lecteur – la lectrice sait déjà tout, elle est omnisciente – qu’avec l’épisode 31 l’histoire reprend après une longue éclipse et que l’auteur semble avoir choisi l’ellipse pour renouer. Voilà.
Alors bonne lecture, cher lecteur, et si d’aventure l’ellipse éclipse le sens de la suite, adressez-vous à la lectrice, elle est omnisciente.

Éclipse
Les éclipses ne font peur qu’aux ignorants, ces niais qui n’ont pas encore compris que les astres aiment se cacher, comme Alcide dans les branches de ses soeurs et de ses frères, dans les hautes herbes du jardin ou dans tout autre recoin secret. Et quand on est caché, la vie ne s’arrête pas – la lectrice qui n’est pas niaise le sait bien –, dans leurs branches par exemple, Alcide raconte des histoires à ses soeurs et à ses frères, leur chuchote des secrets, rencontre des insectes, écoute les enseignements du vent puis réapparaît à l’heure du souper, tout joyeux, plus instruit, plus vivant, affamé.
Tu l’auras compris lecteur, si tu n’es pas niais, – tutoyons-nous, la distance physique oui, mais la distance sociale non! –, le récit s’est poursuivi pendant la grande éclipse, Alcide a grandi, le permis d’habiter a été accordé par l’Administration cantonale, le cycle 2 est terminé, fini de palabrer, voici venu le cycle 3, sur un arbre perché…

Ellipse
Le récit, cher lecteur, pourrait donc reprendre aux portes de l’hiver, pendant ou après la pendaison de crémaillère, ce banquet mémorable, et le cycle trois pourrait être consacré à l’enfance d’Alcide, à la croissance des ses soeurs et frères, à l’enracinement du jardin-forêt dans son environnement, et caetera, et caetera. Eh bien non, cher lecteur, comme le sait bien la lectrice, dans le cycle qui s’ouvre Alcide a vingt ans, il grimpe toujours aux arbres mais il les regarde aussi depuis les toits, car il est est devenu ramoneur, Alcide, il a obtenu son CFC dans l’entreprise de Bert – dont on a fait la connaissance à l’épisode 22 –, à l’âge de dix-huit ans, a travaillé deux ans dans une grande agglomération, histoire de voir du pays et, pour ses vingt ans, a reçu un beau cadeau de Bert, un CDI dans sa PME, celle que Bert a reprise de son patron, Hercule, ce colosse croisé lui aussi à l’épisode 22.
Le récit, cher lecteur, reprendra donc en mars 2020, au début du grand confinement, sur un toit, alors qu’Alcide a dix-neuf ans trois quarts. Voilà.

– Reprendra?
– Oui, à demain, promis.

La rédaction continue à se taire et croise les doigts en songeant à demain. Voilà, voilà.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 30/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 30
Et le dossier valsa (façon de parler)

Le dossier finit par être bouclé et l’on put mettre à l’enquête. On ne dressera pas ici la liste de toutes les pièces  que contenait le dossier, elles étaient toutes là – si on est intéressé, on trouvera sur le site de l’administration cantonale la liste de toutes les pièces que doit contenir un dossier de mise à l’enquête – mais on rappellera que ce dossier était spécial puis qu’il s’agissait d’une mise à l’enquête a posteriori (après coup, en vaudois), il fallait donc expliquer et justifier deux ou trois choses; pour ce faire, on avait adjoint aux pièces habituelles le fameux préambule (épisodes 24 à 28) et douze plaidoyers, ceux des juré.e.s – invités ou tombés du ciel –, dont on trouve des extraits aux épisodes 22, 23 et 29. Si on suit bien, suivez mon regard, on ne se demande pas pourquoi 13 juré.e.s et seulement douze plaidoyers, car on se souvient, suivez mon regard (épisodes 20 et 21), que Jean, syndic et juré n° 1, n’écrit pas mais parle et agit, ce qui est rare en politique, suivez mon regard…

Et le dossier bouclé, Jean agit de plus belle; il fait valser le dossier d’un stempel à l’autre, reliant au pas de charge les bureaux de l’administration communale dont on avait briefé les chefs, les sous-chefs et les subalternes, suivez mon regard. La danse ressemble donc plus à un tango viril qu’à une valse, mais peu importe et, comme on le verra plus tard, bien plus tard, dans les bureaux cantonaux ce sera une autre danse, une sorte de bourrée auvergnate, mais en plus lent, en plus vaudois, genre on se tâte au printemps et on verra cet hiver.
Dans les bureaux communaux personne n’est choqué par cette prise en main autoritaire, on dirait que Jean se réveille enfin, et il a meilleure mine, il semble qu’il boit moins, la couperose recule, sans doute grâce au jus de groseille dont il devient addict, mais gare au diabète Jean! C’est fou comme il change notre syndic, il est plus fit, devient viril et presque beau, il a quelqu’un tu crois, on dit qu’il en pince, et réciproquement, pour une employée de l’urbanisme, entre eux y’aurait des clins d’oeil.
Clins d’oeil ou pas, le lendemain de la publication dans la feuille des avis officiels l’enquête commence, pour 30 jours.

Alors on s’active dans le bourg, on encourage les gens à visiter le verger et sa maison de paille, on fait tout pour éviter les oppositions, on soigne l’accueil, le jus de groseille et le cidre coulent à flots mais aussi le vin, le thé, les tisanes et le café, le four tourne à plein régime, il en sort du pain, des tartes salées et sucrées, des pizzas, des focaccia, et bien d’autres douceurs encore.

Lors des mises à l’enquête, on consulte les dossiers à l’administration communale et ceux-ci comportent une rubrique « remarques » dans laquelle tout un chacun peut s’exprimer; dans le cas de cette mise à l’enquête a posteriori, rappelons-le, on a prévu un double du dossier in situ, et la rubrique « remarques » se remplit un peu comme un livre d’or à la fin d’une exposition. En guise d’avant-goût, voici un ou deux extraits de ce qui s’y écrivit:

C’et très beau! Si j’aurait pu étudié dan un jardin avec une maîtrese que pour moi habitant dans une maizon en paille, je l’aurait eût, mon certifica d’étud, je l’aurait eu, pour sûr! Fernand, recalez en 1936

J’aim Mirabel, la soeur d’Alcid, c’et la plu bel. Miguel, 6 ans

Tout est si beau, et si bio! Et ces gens, quel régal! Perrine

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 29/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 29
13 juré.e.s, ça porte bonheur?

[Demandes de la rédaction:
– Ne nous demandez pas pourquoi l’épisode 29 a tant tardé, on ne sait pas.
– Ne nous demandez pas quand viendront résumé, liste des personnages, et caetera, et caetera, on ne sait pas et on est comme vous, condamnés à attendre.
– Si vous avez des remarques, des questions, des critiques – constructives ou pas –, transmettez-les nous, on fera suivre, mais sans garantie.
– Et maintenant on vous demande de lire, parce que nous on est déjà bien assez à cran comme ça!]

Dans les semaines qui suivirent on retourna joyeusement – mais en tout bien tout honneur – jurées et jurés qui se présentèrent, les uns après les autres et jusqu’au dernier – qui fut une dernière –, comme l’avait prédit le premier d’entre eux, Jean le syndic, à l’épisode 20.

Le commandant des pompiers commença par dire que c’était grave de construire des maisons sans autorisation, donc sans adresse, et comment qu’on vous trouve (il avait quitté l’école très jeune et baragouinait plus qu’il ne parlait) si des fois qu’on doit v’nir passe que y a le feu à l’étang. On éteignit sa colère à grands coups de Chasselas (enfant déjà il ne supportait pas les groseilles) et il finit par écrire à deux doigts sur l’Hermes Baby vert sauge, à deux doigts et sous la dictée de Célestine, un rapport dont la conclusion fut la suivante: Si les autorités n’accordent pas le permis d’habiter à cette maison ignifugée par la foudre, c’est à n’y rien comprendre. On lui laissa ajouter une phrase de son cru, mais Célestine l’aida pour la syntaxe à laquelle il était intolérant, comme pour les groseilles. Si toutes les maisons étaient aussi bien faites, ça laisserait plus de temps aux pompiers pour faire des pauses.

Le directeur d’école certifié écrivit à dix doigts – mais sans sa chevalière qu’il avait peur d’abîmer. Il conclut ainsi: Je devrais être fâché de perdre Célestine, qui n’est ni ma reine ni ma princesse mais ma meilleure institutrice; je suis triste de ne pas m’en être assez rendu compte avant sa lettre de démission; elle fait partie de ces gens rares qui transforment vos certitudes en doutes féconds. Si les autorités ne laissent pas Célestine habiter au milieu de cette école verte et humainement reliée à mon école, autant instaurer le téléenseignement dès la maternelle, et pourquoi pas dès la maternité. Il aurait bien voulu rajouter, le directeur certifié, et si vous introduisez pareilles mesures, je partirai aux States avec Nadia, en stage et plus si entente. Mais il ne le pouvait pas, le directeur certifié, et pour plusieurs raisons: 1° il était certifié 2° on n’écrit pas ce genre de choses dans un dossier de mise à l’enquête, surtout quand on est certifié 3° Nadia aimait Diane et la réciproque était vraie.

Dominique, le cousin géomètre d’Eric, devint le sixième juré, ce qui n’était pas prévu. Il commença par rentrer de vacances plus tard que prévu, pas tout à fait encore remis d’une grippe saisonnière qu’il avait croisée en Asie. Il continua par dire qu’il avait du boulot en retard, que ça l’arrangeait pas et qu’il hésitait à apposer tampon et signature sur un plan qu’on lui demandait un peu le pistolet sur la tempe. Alcide lui fit visiter la parcelle litigieuse, lui donna le brouillon qu’il avait établi à l’épisode 21 et lui promit qu’il l’aiderait s’il revenait dresser le plan. Dominique fut conquis, félicita Alcide et lui dit que, s’il le désirait, il pourrait faire un apprentissage de géomètre, des apprentis comme toi, c’est formidable! Alcide lui dit qu’il verrait, on lui avait déjà proposé une place à l’épisode 22 – Bert, un ami ramoneur –, une place pour dans quelques années. Dominique dit qu’il reviendrait le lendemain avec ses instruments et accepta le jus de groseille qu’on lui proposa – ça requinque le jus de groseille. Enfant déjà il aimait taper à la machine, alors il tapa à dix doigts sur l’Hermes Baby vert sauge – la sauge c’est bon contre les maux de gorge – un rapport qui se terminait ainsi: En tant que géomètre assermenté je ne comprendrais pas qu’on refuse un permis d’habiter pour cette maison si harmonieusement implantée dans une parcelle agricole mais constructible située en bordure d’un si joli bourg. (Comme tous les géomètres, Dominique était rationnel, assermenté, mais c’était aussi un gars à la plume sensible).

La boulangère déboula un après-midi, sans crier gare. Elle se planta devant le four à pain, les mains sur les hanches et demanda, alors qu’elle n’avait même pas dit bonjour – on fait combien de kilos de pain dans un four comme ça? et combien de fournées avec une chauffe? Comme on en était aux tartines, on la fit d’abord goûter et on lui dit bonjour; elle se laissa faire. A la deuxième tartine, son visage se figea, elle se mit à mâcher lentement, un peu comme une vache qui rumine, avala et sourit – d’habitude je n’aime pas le cenovis, mais là y a comme de la magie, j’en reviens pas. On lui explique qu’un feu de charmille donne bon goût au pain, que le mélange orge, seigle, épeautre donne le meilleur pain de campagne du monde et que le beurre de brebis des voisins met divinement en valeur le cenovis. A la cinquième tartine la boulangère n’a pas oublié ses questions, mais elle a compris que ce petit four ne fera jamais concurrence au grand four de son mari, qu’ici on ne fait point commerce mais qu’on pratique la pédagogie et que son mari ferait bien de ramener ses miches pour qu’on l’initie au feu de charme. Elle ajoute – et on peut la voir cette Hermes Baby vert sauge? On lui la montre, elle s’en empare et conclut sa bafouille par cette phrase définitive mais curieuse – licence poétique sans doute: Ne pas accorder le permis d’habiter dans ce four signifierait retirer le pain de la bouche de tous ces enfants en herbe, ce qui serait purement et simplement criminel.

Après s’être plaint, pour la forme – il avait assez de travail comme ça, sans compter les devoirs avec les gamins après le boulot, le souper, la lessive, sa femme était en vadrouille avec les contemporaines du bourg –, le Municipal de l’urbanisme, un ténor, interpréta à merveille la partition que le syndic lui avait écrite en tapant à dix doigts, il était aussi pianiste, sur la fameuse machine vert sauge des mots dont voici les derniers: Lors de la première mise à l’enquête, nous avons déjà relevé l’esthétique élégante du bâtiment, son intégration parfaite dans le paysage; à l’occasion de cette seconde mise à l’enquête, nous ajoutons son bilan écologique exemplaire et affirmons que ne pas délivrer de permis d’habiter pour une telle maison reviendrait à renoncer définitivement à une politique écologique digne de ce nom; des mots, oui, mais des actes c’est mieux! Il avait eu envie d’ajouter surtout en année électorale mais, allez savoir pourquoi, il ne l’ajouta pas.

Du haut de ses huitante printemps, la mère de celui par qui tout était arrivé, le fonctionnaire de l’établissement cantonal d’assurance incendie, vint faire scandale, un matin orageux. Son fils n’en dormait plus, on n’a pas idée de tricher ainsi, vivement qu’on la rase cette baraque, la loi c’est la loi. Au moment où elle disait cela, un dieu farceur fit tomber des cordes, alors on se réfugia dans la maison de paille; Eric venait de faire du thé, on en offrit à la dame et l’on s’assit dans la cuisine. L’ambiance changea et la dame considéra soudain ce toit sous un autre angle. On lui parle du projet dans lequel tout cela s’inscrit, ce que son fils, de l’ancienne école, n’avait pas pu entendre. Elle prend alors conscience que dans une telle école son fils serait devenu autonome, débrouillard, qu’il aurait sans doute quitté la maison et aurait sûrement pu prétendre à un emploi plus créatif, sans cravate; de son côté elle aurait pu vivre au grand jour son amour avec Romuald, le père de Basile, le garde champêtre et ami d’Alcide. Elle s’excuse pour le scandale, remercie pour le thé et demande si elle peut faire quelque chose. On lui parle du dossier de mise à l’enquête, on va chercher l’Hermes Baby et elle se met à écrire un long plaidoyer qui se termine ainsi: ne pas accorder de nouveaux permis d’habiter dans notre bourg n’aidera pas les grands garçons à devenir autonomes et à quitter leur mère… Elle aurait eu envie d’ajouter, cette alerte fille-mère de huitante printemps …quitte à revenir dîner chez Maman le dimanche, avec son linge sale, mais elle ne l’ajouta pas. Donner la vie c’est pas simple, et couper le cordon, j’vous dis pas, pensait pour elle-même la mère du fonctionnaire de l’établissement cantonal d’assurance incendie.

Greta était étudiante, habitait le bourg et militait dans un groupuscule baptisé expiration soulèvement. Une de ses tâches consistait à consulter chaque semaine la Feuilles des avis officiels afin de faire barrage, et oppositions, aux projets des cochons de promoteurs pour les salauds de proprio. Son sang ne fit qu’un tour lorsqu’elle entendit parler d’un projet de maison en plaine campagne, maison qui avait été construite sur la base d’une fausse mise à l’enquête – la première enquête, celle pour le petit hangar à usages agricoles n’avait pas attiré son attention car il était en lien avec des producteurs locaux, pile dans les valeurs que prônaient expiration soulèvement. Elle arriva comme une furie un jour de septembre et déclara que si la baraque était toujours là à la Toussaint, on la ferait cramer – moi et mes camarades d’expiration soulèvement. Alcide lui sauta au cou, fit des becs sur ses joues en feu et l’on s’assit à la table à palabres où l’on s’expliqua. Elle fut d’abord confuse puis se confondit en excuses. On lui offrit du jus de groseille et lorsque ses joues reprirent leur couleur normale, on lui proposa de passer au vert sauge. En bonne étudiante, elle maîtrisait bien le clavier et conclut ainsi sa longue tirade: Si avant Noël les autorités n’ont pas accordé le permis de crêcher, expiration soulèvement mettra le feu aux poudres, et aux Institutions!

La famille Michel élevait des chats dans le bourg depuis la nuit des temps. L’Histoire, la grande, celle avec majuscule, affirme même que c’est elle, la famille Michel, qui fournit un chat noir aux gens d’Andermatt lors de l’édification du fameux pont du diable, mais ne nous écartons pas du sujet. Telle une mégère, la Mère Michel se pointa un soir à la recherche de son matou, le plus beau, celui dont la semence avait le plus de prix. Elle gueulait qu’il avait sans doute été piégé par une porte automatique d’une de ces horribles villas qui poussaient en bordure du bourg et exigea de visiter la bâtisse litigieuse dont elle avait entendu parler – dans les bourgs ça cause, et pas toujours en bien. On la fit entrer, on lui proposa une tisane du soir puis on l’aida à chercher son chat. Lucifer, c’était le nom du chat, dormait paisiblement dans les branches de Mirabelle, la petite soeur d’Alcide, par cette belle nuit de clair de lune. La Mère Michel en fut tout attendrie et demanda comment elle pouvait s’excuser. On retourna dans la maison litigieuse où elle tapa de fort jolies phrases sur la machine vert sauge, en buvant une seconde tisane. Elle était très lyrique, la mère Michel, et la fin de sa pièce sonnait comme un lamento, mais un brin menaçant: Qui oserait priver de sa maison de paille ce verger si accueillant pour la faune du bourg? Qui oserait priver d’habitants hospitaliers cette maison si belle? Qui oserait priver de tisanes si calmantes les hôtes de ces habitants? Qui, oui, qui? Alors on se calme, les autorités, et on le donne ce permis d’habiter, sinon gare à la Mère Michel, elle lâchera ses chats et ça se finira comme dans une chanson de Brassens, la chanson qui commence au marché de Brive-la-Gaillarde.

La factrice était furieuse, elle devait remettre contre signature une lettre chargée, mais elle n’avait ni nom ni adresse, la lettre, juste un expéditeur Etablissement cantonal d’assurance incendie; c’est ce qu’elle racontait à Vera, la factrice furieuse, mais gentille, en buvant le café qu’on avait coutume de lui offrir dans la cuisine ou au pied d’Yggdrasil, c’était selon. Vera lui expliqua que la lettre était pour elle et résuma la situation, ce qui ne calma pas la factrice furieuse, mais gentille; – quoi, dit-elle, une maison sans mise à l’enquête, ou plutôt avec une mise à l’enquête tronquée, vous des gens biens sous tout rapport, quel exemple pour Alcide, il va mal finir ce petit! Vera tempère, refait du café et fait visiter la maison de l’étang. La factrice est sous le charme, regrette que la maison ne soit pas à louer et comprend que grâce à cette maison et à ses habitants Alcide aura tout pour ne pas mal tourner. La factrice est contente, sa lettre est distribuée, elle n’aura ni à faire de longues recherches, ni à remplir des formulaires en trois exemplaires pour retourner la lettre à l’expéditeur, alors elle accepte de glisser dans la machine vert sauge un papier-un carbone-un papier-un carbone-un papier et à y coucher de belles phrases, dont voici la dernière: Je compte sur les autorités pour accorder le permis d’habiter cette maison bucolique et, moi qui m’y connais en chiffres et en adresses, je propose de nommer ce lieu Allée du Verger bis

Une crémière n’imagine pas qu’on puisse préférer un autre beurre au sien; il en va en général de même pour les boulangers et pour les boulangères. Perrine habitait ce bourg dans lequel on parle (cf. ci-dessus) et avait donc entendu parler de ce beurre qui transformait, soi-disant, le cenovis en manne céleste. Elle voulut en avoir le coeur net et se pointa un matin à l’heure où l’on petit-déjeunait au pied d’Yggdrasil; son humeur était chafouine, elle était prête à défendre son beurre, bec et ongle. On ne la laissa pas dégoiser sur le beurre des voisins, car avant de dégoiser, il faut goûter. On la fit donc asseoir, elle goûta et tomba en pâmoison au pied de sa chaise. Roger se précipita pour la relever, elle était conquise. Sa voix était douce comme de la crème double et AOC, elle disait si on m’avait dit que c’était du beurre de brebis, je serais venue de meilleure humeur, faites excuse gentes gens, j’avais peur qu’à mon beurre de vache vous fassiez insulte en lui préférant un autre beurre bovin, si j’avais su qu’il s’agissait d’ovins j’eus été tout sourire, faites excuse, gentes gens et dites-moi comment réparer (Perrine aimait la comédie et s’était présentée, en vain et à plusieurs reprises, à des écoles de théâtres du canton; ces écoles portaient des noms industriels et n’avaient point été sensibles à ses charmes campagnards, contrairement à Roger qui en était bouche bée). On lui tendit l’Hermes Baby sur laquelle elle tapa de fort jolies choses dont voici quelques-unes: Grâce à la visite de ce charmant lieu, j’ai découvert de beaux producteurs bio qui vont me fournir des oeufs tantôt, alors que leurs voisins, bio eux aussi, vont me livrer un exquis beurre de brebis qui manquait à mon étalage. Comment dès lors, oh beaux Messieurs, imaginer que vous puissiez amputer ces gentes gens bio du droit d’habiter dans la paille? Elle aurait bien ajouté, Perrine, dans un langage fleuri, mais d’une autre façon, j’me tirais bien avec Roger, ce beau gars bio, avec Roger, le beurre et l’argent du beurre, mais elle ne l’ajouta Perrine, cette phrase-là, allez savoir pourquoi.

Cela se passa donc un peu comme dans la pièce de Reginald Rose, un peu seulement, car cela prit beaucoup plus de temps pour boucler le dossier, et ils furent plus de jurés, 13 pour êtres exact, et pas que des hommes, 7 femmes et 6 hommes qui apparurent dans cet ordre:
  1. Jean, le syndic, épisode 20
  2. Bert, le ramoneur, épisode 22
  3. Diane, la garde-multi-taches, épisode 23
et les 10 que l’on vient de découvrir dans l’épisode 29:
  4. Le commandant des pompiers, Monsieur le Commandant
  5. Le directeur d’école certifié, Monsieur le Directeur certifié
  6. Dominique, le géomètre
  7. Fanny, la boulangère
  8. Le municipal de l’urbanisme, Monsieur le Municipal de l’Urbanisme
  9. La fille-mère du fonctionnaire de l’établissement cantonal d’assurance incendie
10. Greta, la militante du groupuscule expiration soulèvement
11. La Mère Michel, propriétaire de Lucifer, matou à la semence précieuse
12. Donatienne, la factrice
13. Perrine, la crémière.

Et alors, 13 juré.e.s, ça porte bonheur, ou pas ?

[On le saura bientôt mais ne nous demandez pas quand, on ne sait pas.

La rédaction, pas omnisciente pour deux sous]

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 28/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 28
Préambule, avec plusieurs «s»… (fin)

Où l’on apprend que la citoyenneté peut s’exercer bien avant l’âge officiel
Les fois où l’on ne mange pas de pizza au marché, avec Basile, au-stand-du-boulanger-qui-a-un-four-à-bois-sur-roulettes-comme-celui-qu’on-a-loué-pour-la-fête-de-la-fin-de-l’école, on rapporte de bonnes choses que l’on partage au pied d’Yggdrasil ou dans la cuisine de la fermette, c’est selon.
Ce jour-là ils sont six, sept avec Yggdrasil, à se jeter sur la focaccia, les tomates, le peccorino, le jambon cru, le chèvre frais au poivre rose, les carottes du marché, et caetera, et caetera. Alcide sait bien que son frêne jumeau a besoin avant tout de lumière, d’eau et de nutriments qu’il va chercher très loin sous le jardin, mais il veut aussi aider son frère à grandir, comme Yggdrasil l’aide à devenir plus agile en le laissant grimper dans ses branches, plus sage en restant imperturbable quoi qu’il arrive ou lorsqu’il le serre dans ses branches pour un câlin; alors Alcide nourrit son frère et le serre tous les jours dans ses bras. Il a dégagé un joli cercle de terre autour du tronc de son jumeau unijambiste – mais doté d’une multitude de bras – et maintient l’espace humide à l’aide d’épluchures de légumes, de fanes de carottes, bref de tout ce qui se décompose en nutriments fraternels. Une fois, Vera a surpris Alcide en train de chiper un reste de soupe à la cuisine, elle n’a rien dit et l’a suivi; une cuillère après l’autre il arrosait son frère, lui disant – une cuillère pour papa, une cuillère pour maman… Vera en eut les larmes aux yeux, mais elle eut aussi l’impression qu’Yggdrasil grimaçait un peu et elle se souvint qu’elle avait mis un peu trop de raves dans cette soupe aux légumes. Une autre fois, Yggdrasil fut ivre de bonheur, le syndic qui luttait contres les excès à différentes échelles vida la fin d’une bouteille de Dézalay au pied du frêne, disant ça suffit, il faut que j’arrête, l’alcool va me tuer, mais à peine avait-il commencé qu’Alcide lui arracha la bouteille des mains – vous croyez que l’alcool est bon pour les enfants?! Le syndic s’excusa et versa un peu de jus de groseille à l’endroit qu’il avait arrosé, si ce jus me fait du bien, comme un antidote, ça ne fera pas de mal à ton frère – mais ce qui était vrai pour l’un ne l’était pas pour l’autre, le syndic souffrait du diabète, Yggdrasil non.
Pour le dessert du pique-nique d’après marché, Vera avait fait un quatre-quarts que l’on mangea avec des mirabelles en compote, un plaisir rare. Et au dessert, Vera confessa son moment d’extase de la veille (épisode 24), lorsqu’elle cherchait le sommeil – pour me calmer, j’ai appliqué un vieux truc de yoga. ou de sophro, je ne me souviens plus très bien, respirer profondément, se calmer, penser à quelque chose qui fait du bien, et caetera, et caetera, alors j’ai pensé cuisine, pâtisserie, faire un quatre-quarts pour le dessert ou pour le goûter de samedi et le lien s’est fait: comme un quatre-quarts, il fallait partager le préambule en plusieurs parties, ça m’a libérée et nous voilà aux trois quarts! Merci Célestine, merci Nadia, vous êtes de véritables amies, on peut compter sur vous.
– Et si je me chargeais du dernier quart? enchaîne Alcide avant d’attraper avec détermination la dernière tranche du quatre-quarts, la meilleure.
Accord général, tournée de jus de groseille, vive le citoyen Alcide! (bis)
Mais cela prit du temps, les idées d’Alcide étaient claires mais il fallut régler la syntaxe et taper à quatre mains, car même si l’Hermes était Baby elle était encore trop grande pour un p’tit gars de  six ans. Nadia prit les choses en mains avec Alcide, après tout c’est elle qui s’y connaissait le mieux en devoirs surveillés. Et cela donna ceci:

Préambule – la partie d’Alcide
Soufflez sur la maison de paille tant que vous voudrez, elle ne s’envolera pas, on n’est pas dans « Les trois petits cochons », on est dans la réalité; la maison a reçu la foudre et a bien résisté, alors même pas peur!
Si vous refusez le permis d’habiter à Célestine et Eric, ils viendront habiter chez moi, dans la fermette qui n’est pas si -mette que ça, donc qui a de la place, et le projet d’école verte se fera quand même.
Souffler tant que vous voudrez, rien ne s’envolera, ni la maison, ni le jardin, ni les enfants.
Et si vous voulez punir quelqu’un, punissez-moi, mais pas mes parents, ni mes amis; si je n’étais pas né, rien de tout ça n’aurait eu lieu.
Et sachez que quand je serai grand, j’aurai des enfants moi aussi, il n’y a que nous qui pouvons faire bouger le monde pour de bon.

Alcide, fâché
(fait à quatre mains et deux cerveaux, merci Nadia)
(Alcide, reconnaissant)

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 27/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 27
Préambule, avec plusieurs «s»… (suite de la suite de la suite)

Préambule – la partie de Nadia
Je suis entrée dans l’enseignement en plusieurs temps, d’abord par nécessité, ensuite par besoin et par choix.
Mes parents, que j’adore, m’ont beaucoup gâtée, beaucoup trop, et ils ont un peu négligé l’essentiel. Je ne leur en veux pas, ils étaient très jeunes, m’ont conçu en plein air et m’ont éduqué comme ils ont pu. Après l’école de commerce, où ils se sont rencontrés, ils ont filé en douce aux Etats-Unis, avec l’idée d’y vivre quelques mois l’amour en grand, sur fond de doubles cheesburgers, potatoes sauce et music country, mais ce fut sex, drog and rock’n’roll – j’ai été conçue à Woodstock mi-août 69 – et ils se retrouvèrent sans un rond le 18 août au matin. Oubliant qu’ils étaient partis sans rien dire à personne et sans être majeurs – à l’époque on était majeurs à 20 ans – ils appelèrent leurs parents afin d’obtenir l’argent nécessaire à la visite de ce grand et beau pays qu’ils avaient encore si peu vu, et à travers des lunettes roses (ça ils ne le dirent pas à leurs parents, mais ils me l’ont raconté). Contents  d’avoir de leurs nouvelles, mais pas plus que ça, les parents leur mirent en mains un marché assez simple: des billets oui, mais d’avion, et vous rentrez fissa pour chercher du boulot, nous rembourser et apprendre la vie, ou alors vous vous débrouillez sans nous; ils ajoutèrent même, ce qui traumatisa mes parents, faites votre vie là-bas si ça vous chante, de toute façon il nous reste vos frères et soeurs – ma mère en avait quatre et mon père cinq. On commence sans doute à comprendre à ce point de mon récit pourquoi je fus unique, gâtée et peu éduquée. Bref, mes parents rentrèrent fissa, trouvèrent du boulot et foncèrent tête baissée dans des carrières commerciales à des années lumière de Peace and love. Ils remboursèrent en peu de temps, s’installèrent ensemble avant que la grossesse de ma mère ne soit visible – elle mettait de gros et amples chandails – chandaux? –
heureusement, l’automne était froid, me disait-elle toujours. Ensuite le parcours classique, création de boîtes, réussite, mariage, duplex, belles voitures, amants, maîtresses (bis). Moi j’avais tout ce que je voulais, j’exhibais à l’école mes fringues, mon fric et mon walkman Sony, je ne travaillais pas, je trichais allègrement et je falsifiais mes bulletins quand c’était nécessaire. Je n’ai pas souffert de leur divorce, j’étais parti deux ans plus tôt, à seize ans, avec un gars qui tenait un bar non loin du collège. Mes parents s’assuraient que je ne manquais de rien, je les manipulais un peu pour que l’un me donne plus que l’autre, et quand ils me questionnaient  sur mon avenir, je leur parlais de stages aux Etats-Unis, ça les replongeait dans leur jeunesse et ils me disaient vas-y, fonce!
Je n’ai pas foncé. Le gars du bar, un sacré c* , m’a larguée pour une plus jeune, je me suis retrouvée seule, comme une c* dans mon studio. J’ai vivoté quelques mois, ramé quelques semaines, sans rien dire à personne. Je repensais à l’histoire de mes parents, mais je ne voulais plus de leur fric, non je me débrouillerais toute seule, pas comme eux autrefois aux Etats-Unis.
Par nécessité donc, j’ai cherché un job et trouvé une place pour des devoirs surveillés dans une école; de 16h à 18h je m’occupais d’une dizaine d’enfants qui devaient faire leurs devoirs. Quel choc! Je ne faisais plus la maligne, à tout bout de champ je me heurtais à mes limites, à mes lacunes: orthographe, conjugaison, phrases P transformées, famille Schaudi, Pythagore, chute de Rome, chefs-lieux des cantons, anatomie des fleurs bleues, et caetera, et caetera (j’en perdais le peu de latin que j’avais encore). J’ai dû me mettre au boulot, vraiment, pour aider ces gamins qui n’avaient personne pour les soutenir à la maison et aussi pour apporter un peu de réconfort à ceux qui s’en sortaient mais à qui des profs disaient qu’ils étaient tellement moins intelligents que leur grande soeur, tellement moins curieux que leur grand frère! Et je m’y suis mis, au boulot, j’ai comblé bien des lacunes, acheté un dictionnaire, demandé des bouquins à l’économat, mis au point une méthode de travail pour m’occuper de chacun tout en les rendant autonome, planifier la semaine, s’interroger à deux, ou tout seul en cachant les informations à connaître avec un morceau de carton, mots, dates, phrases – Guten Tag, ich heisse Hans, Hans Schaudi, mein Vater ist Sparkassenleiter in Kadolzburg, Liselotte ist meine Schwester, Lumpi ist mein Hund, wenn ich gross bin, werde ich in die Vereinigten Staaten gehen, mit Joan, meine Geliebte…
Un jour, une enseignante m’a offert un café, elle voulait me parler des ses élèves, des progrès qu’ils faisaient grâce à moi, me remercier, quelle chance ils ont de vous avoir ces enfants, vous êtes faite pour ce métier, vous arrivez bientôt au bout de  l’Ecole normale? moi je prends ma retraite en juillet, vous voulez que je parle de vous à la directrice?  Je suis restée évasive, je lui ai parlé d’un projet de stage aux Etat-Unis, mais j’étais profondément remuée, moi qui était incapable de me projeter vers un quelconque avenir, j’ai commencé à éprouver le besoin de prendre ma vie en mains, vraiment, mais seule, sans l’aide de quiconque. Des enfants avaient besoin de moi, eh bien soit, un chemin s’ouvrait devant moi, en avant, mais quel chemin sinueux ou plutôt sentier, oui c’est ça, sentier sinueux, avec gens en fil indienne sifflant comme des serpents sur les têtes des autres gens des sons du genre, c’est pour qui, hein, c’est pour qui la distance sociale, c’est pour les c*, ou bien?
[Mais on s’égare, et c’est un anachronisme, car on n’est pas en 2020, mais en 2006, Alcide n’a que six ans, et pas 20 (cf. titre). Anachronisme, quoi que, y a quand même eu la grippe espagnole, etc., mais on s’égare.]
Donc, sentier sinueux: études surveillées les fins d’après-midi, gymnase le soir, remplacement par-ci, remplacement par-là, examens, échecs, examens, admission, stages, études, périodes sans argent, ou si peu – heureusement, il me restait quelques objets de mon enfance dorée que je pouvais vendre, mais je ne me suis jamais séparée de mon walkman Sony –, et j’ai fini par être diplômée…
Au fil mes stages et de mes contrats temporaires, j’en ai vu des styles différents, j’ai peu à peu forgé le mien, entre imitation et rejet, j’ai croisé dans ce métier, et je croiserai encore hélas, d’excellents pédagogues et de fieffés jeanfoutres, au masculin et au féminin et à tous les échelons de la hiérarchie. Je n’ai travaillé dans l’école de Célestine que quelques mois, à l’occasion d’un remplacement, mais tout de suite on a eu des atomes crochus, et lorsqu’elle m’a annoncé sa décision, je me suis mis à réfléchir, ma place n’est-elle pas ici, ne devrais-je pas postuler, prendre sa suite et inventer avec elle et avec d’autres une façon de relier cette école et ce jardin?
Célestine n’osait pas espérer une pareille issue, elle qui voulait complètement rompre avec le système, tu as raison, postule, me dit-elle, je parlerai au directeur, au fond il m’aime bien malgré ma pédagogie qui fait sinuer ses projets rectilignes, je suis sûr qu’il nous fera confiance et qu’il sera content que je reste un peu, car relier le jardin d’Alcide et l’école, c’est bien une façon de rester, alors sinuons ensemble, ma chère, consinuons, ça pourrait même lui faire plaisir qu’on consinue, il était prof de math.
Alors j’ai postulé et le directeur m’a nommée, choisissant ainsi en parfaite connaissance de cause de confirmer mon choix et celui de Célestine; il consinue, en somme.

L’année scolaire vient de commencer, je suis ici comme un poisson dans l’eau, l’eau de l’étang qui n’a pas été mis à l’enquête, comme la maison d’ailleurs, cette maison qui sera si bien habitée par Célestine, si vous délivrez ce fameux permis d’habiter, je vous le demande, consinuez, sinon je serai obligée de chercher un stage aux Etats-Unis.

P.S. Je me rends bien compte que cette partie du préambule est peu orthodoxe, voire franchement rock’n’roll, mais que voulez-vous, j’ai été conçue à Woodstock, par une belle nuit d’août 69.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 26/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 26
Préambule, avec plusieurs «s»… (suite de la suite)

Ce n’est pas le doux bruit de l’Hermes Baby vert sauge qui réveille Nadia – elle habite trop loin, un village après le bourg, direction la Capitale – non, comme tous les samedis depuis juin, on petit-déjeune ensemble, au pied d’Yggdrasil ou dans la cuisine de la fermette de Vera, c’est la météo qui décide où les femmes se retrouvent, Vera, Célestine et Nadia; depuis peu, c’est-à-dire depuis qu’elle a fortuitement fait connaissance avec Véra et Célestine (épisode 23), Diane se joint parfois au trio, en fonction de son emploi du temps mais pour le trio, le programme est invariable. Les hommes, de leur côté – grands ou petit –, Roger, Eric et Alcide font le marché, quelle que soit la météo. Alcide aime partir au bourg en faisant la balançoire entre les deux  grands hommes, aime biffer les achats sur la liste des commissions, aime manger une brioche tiède au-stand-du-boulanger-qui-a-un-four-à-bois-sur-roulettes-comme-celui-qu’on-a-loué-pour-la-fête-de-la-fin-de-l’école, aime écouter parler les adultes, surtout quand il y a Basile, le garde champêtre; parfois, vers une heure (13), les fois où l’on ne s’est pas levé très tôt, on mange une pizza chaude au-stand-du-boulanger-qui-a-un-four-à-bois-sur-roulettes-comme-celui-qu’on-a-loué-pour-la-fête-de-la-fin-de-l’école, avec Basile; ces fois-là on a d’abord fait un marché express, et quand on rentre, la bouche encore rouge – aussi les grands – les femmes refont une liste avec ce qu’on a oublié mais ça finit toujours par des rires, sauf la fois où l’on avait oublié le beurre pour les épinards et qu’on avait des invités le soir.

Ce matin Nadia est venue seule, Diane court les bois et les hommes sont déjà au marché. Vera lui sert un café tandis que Célestine lui tend deux feuilles qu’elle se met aussitôt à lire. Moment de grâce au pied d’Yggdrasil; deux femmes regardent une lectrice concentrée sur son texte; parfois elle fronce, s’assombrit mais l’embellie est spectaculaire au fil des lignes, le visage allongé de Nadia s’arrondit et devient solaire, elle sent, plus qu’elle ne sait, qu’on la regarde. Elle pose les feuilles sur la table, attrape un caillou qui passait par là, en fait un presse papier  – le frêne est témoin qu’il y a un petit air, ses feuilles caressent les oreilles des femmes, à moins qu’Yggdrasil ne trépigne de connaître la suite –, s’empare de la machine à écrire, y introduit une feuille-un carbone-une feuille-un carbone-une feuille (en une seule fois) et se met au clavier à un rythme plutôt rock’n’roll…

Préambule – la partie de Nadia

[A suivre…
On se retrouve plus tard et si, comme Yggdrasil, vous trépignez, eh bien dansez sur votre balcon sur le coup des neufs heures (21), le rock ‘n’ roll, ça plaît toujours, surtout le samedi soir.]

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 25/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 25
Préambule, avec plusieurs «s»… (suite)

Préambule – la partie de Célestine
«Dans la famille on est instituteur, et on fait des enfants!» disait le patriarche, le père de mon père, que je n’ai pas connu; mais mon père avait fait sienne la devise de son père, alors elle a rythmé mon enfance, rythmé mais pas bercé. La devise entière s’appliquait aux garçons, pour les filles la seconde moitié suffisait. Mon père n’a eu que des filles, trois, moi j’étais l’aînée; je le suis toujours, mais mon père est mort, juste après mon entrée à l’Ecole normale, l’ancêtre de la HEP. Je ne sais pas si mon père avait vraiment évolué, ou s’il a été obligé d’adapter la devise familiale au fait qu’il avait trois filles, toujours est-il qu’il m’a laissé aller au gymnase en vue d’entrer à l’Ecole normale. Je crois qu’il nous aimait – il nous appelait ses garçons manqués – et qu’il aurait fini par être fier de ses filles, mais son coeur s’est arrêté et on ne saura jamais exactement ce qu’il y avait dedans. Après la mort du père, maman m’a dit que je pouvais faire autre chose que l’Ecole normale, mais ça se passait bien, j’aimais les enfants, je me réjouissais d’avoir un métier et de vivre ma vie, quitte à bifurquer. Je voulais aussi aider maman qui faisait tourner la foyer avec sa rente de veuve et les petits suppléments pour nous trois, tant que nous étions en formation. Mes soeurs ont opté pour la création, l’une est artiste plasticienne, l’autre est ébéniste. Pourquoi écrire tout ça ici? Parce que j’ai décidé de bifurquer ici, en bordure de ce bourg, dans cette maison de paille que j’ai bâtie avec Eric, Vera, Roger, Alcide et leurs amis.
J’aime toujours les enfants, mais c’est parce que je les aime que je quitte l’école. J’ai eu une formation de qualité, des stages intéressants, j’ai pu choisir les places où j’ai travaillé, je ne me posais pas trop de questions et mon dernier directeur m’encourageait à devenir formatrice et peut-être aussi doyenne, un jour. J’y pensais sans trop trop y penser, moins de temps mais plus d’argent, plus de reconnaissance, la fierté posthume du père, c’était peut-être ça être trentenaire, me disais-je du haut de mes trente-deux ans, se hâter lentement dans le jeu social.
Alcide est arrivé à la rentrée 2004, avec ses parents. Ils m’ont ouvert les yeux. J’aimais les enfants, mais je ne les voyais plus; j’avais simplement 8 1P et le même nombre de 2P, des objectifs et des délais. Cela peut sembler caricatural, mais je planifiais tout, je me surprenais même à imaginer des plages pour une hypothétique remplaçante qui prendrait le relais quand je suivrais mes cours de formatrice – je songeais de plus en plus à le devenir, je me voyais comme un modèle. Mais Alcide a tout bousculé; ce petit bonhomme jovial et rêveur, cet élève vif comme le vent qu’il voit filer, capable aussi de l’immobilité du bonze pour faire surgir des idées, ce petit gars a commencé par m’énerver. Pourquoi questionnait-il certaines consignes? Pourquoi faisait-il exprès de dépasser en coloriant? Pourquoi n’avait-il pas un ami invisible, comme les enfants normaux, mais des frères et soeurs arbres? Il m’énervait, mais provoquait aussi de drôles de choses en moi, des choses que je refoulais; lorsqu’il me parlait de ses fleurs noirs, des discussions avec ma soeur plasticienne revenaient à mon esprit, lorsqu’il me disait qu’il voulait devenir un gentil épouvantail pour parler aux oiseaux, je me souvenais de maman qui me disais, après la mort de notre père, que j’avais le droit de faire autre chose que l’Ecole normale; toutes ces choses n’avaient pas de place dans les moules où je devais faire entrer mes 8 1P et mes 8 2P. Les parents d’Alcide ont su me résister, défendre leur fils intelligemment, respectueusement. Ils m’ont invité chez eux, m’ont présenté leurs enfants, si beaux, si nourrissants, si protecteurs: Pomme, Prune, Mirabelle, Coing, Yggdrasil et tous ceux qui les rejoignent année après année; ils m’ont fait visiter leur jardin, m’ont parlé du vivant, insectes, plantes, oiseaux, rongeurs, une sorte d’arche de Noé sans cloison mais avec des racines. Alors j’ai commencé à mieux regarder, à mieux écouter; plus de 1P/2P, mais Alcide, Eva, Olga, Gaspard; plus de directeur dynamique encourageant ses maîtresses à grader, mais un gestionnaire tatillon et ambitieux. Je ne supportais plus les murs de la classe, je me faisais rare en salle des maîtres.
J’ai commencé à faire l’école buissonnière avec mes élèves, dans le jardin d’Alcide, par les sentiers alentours. J’ai ressenti le besoin de revoir mes soeurs, de parler à maman, elles me trouvaient enfin épanouie, as-tu quelqu’un me demandaient-elles, alors je leur parlais d’Eva qui aimait mimer les histoires qu’inventait Alcide, d’Olga qui partageait les focaccia de son grand-père à la récréation, de Gaspard qui voulait devenir guide; elles m’écoutaient semblant découvrir un nouveau métier, si loin des histoires que racontait notre père. Et puis il y a eu Eric, il me voyait passer avec les enfants depuis son atelier de mécanique, il a aidé des enfants du quartier à fabriquer des caisses à savon – c’est Hélène, la grande soeur d’Eva qui a gagné la course, et les garçons ont beaucoup pleuré, sauf Jules le petit amoureux d’Hélène –, il a réparé ma machine à café, Eric, l’ami de Vera et de Roger, qui est devenu mon assistant côté cour et mon compagnon côté jardin.
J’ai quitté l’école mais je ne quitte pas les enfants, je serai la maîtresse d’Alcide et aussi une des animatrices de cette classe verte et sans mur, cette classe connectée à l’école par un réseau humain. Ici, c’est comme un nouveau monde en train de naître, le directeur de l’école, amoureux des discours et des belles formules, a même qualifié ce
jardin « d’Eden pédagogique », pour une fois je lui donne raison, alors de grâce, et au nom de toutes ces jeunes pousses – Olga, Alcide, Marie, Paul, Virginie, leurs frères et leurs soeurs, leurs futurs enfants et petits-enfants, laissez-nous vivre ici, croquer et faire croquer les fruits de ce verger, ne nous chassez pas!

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 24/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 24
Préambule, avec plusieurs «s»…

Si les autorités du bourg  et du canton laissent passer le train de ce très beau projet de pédagogie active et présentielle, c’est qu’elles ne méritent pas le nom d’autorités, et on s’en souviendra… Cette phrase tourne dans la tête de Vera qui elle-même tourne dans son lit à la recherche du sommeil. Roger, une sorte d’Apollon, est hors de cause – peut-on imaginer un dieu ronfler? Non, évidemment! Et si on essaie, ça fait peur: Zeus tonnant, Héphaïstos faisant des étincelles sur une enclume, Poséidon écumant, tout ça dans un lit, oui, ça fait peur, alors ne l’imaginons pas, que les âmes sensibles nous excusent et passons immédiatement à autre chose, Tonnerre de Brest!

Si Vera ne trouve pas le sommeil et tourne dans son lit – sens anti-horaire – alors que la phrase tourne dans sa tête – sens horaire –, ce n’est donc pas la faute d’Apollon, c’est autre chose, une sorte de culpabilité: elle peine à rédiger le préambule du dossier de mise à l’enquête, elle n’a pas la plume facile, celle qui est pourtant ergothérapeute, et de voir ces jurés qui, à deux ou à dix doigts, tapent des rapports clairs, succincts et percutants ça la complexe, ça la bloque, celle qui tourne pourtant à l’inverse des aiguilles d’une montre dans son lit, et la présence d’Apollon qui dort paisiblement à ses côtés n’arrange rien, si au moins il ronflait celui-là, elle pourrait le secouer, le réveiller, partager un peu de son stress et de son blocage, façon punching-ball, mais non, il dort le beau gosse, et ça l’énerve de voir son profil grec chaque fois qu’elle passe (un quart de tour sur quatre). Elle se reprend, pense à Georges, son ancien prof. de yoga, ou de sophro, elle ne sait plus, mais il disait inlassablement, Georges,  respirer profondément, se calmer, penser à quelque chose qui fait du bien, et caetera, et caetera (c’était un latin); et ça marche, elle se met à tourner dans l’autre sens – horaire –, le corps se met en phase avec la pensée, ça va mieux, elle est moins énervée de voir Apollon de profil une fois par tour, pourtant c’est le même profil; elle se calme encore, respire mieux, arrête de tourner, fixe le plafond; soudain son visage s’illumine, une sorte d’extase. Lorsque ses yeux se ferment, l’autre, à côté, dort toujours.

Lorsque ses yeux s’ouvrent, l’aube s’annonce à peine; elle est fraîche et joyeuse. Songeuse, elle regarde Apollon, soupire, lui fait un bec sur la joue gauche – elle dort à droite, mais il maintenant à plat ventre –, il maugrée, elle soupire, lui glisse à l’oreille, rapide comme l’éclair, j’aurai des choses à te confesser, mais plus tard, maintenant je dois écrire, urgemment, j’ai peur que ça me passe, il maugrée de plus belle, elle soupire, lui fait une bise sur la joue, toujours la gauche, et se lève.
C’est le doux bruit de la machine à écrire qui réveille Célestine, une Hermes Baby vert sauge. Elle se lève, passe un chandail sur sa chemise de nuit, sort et marche pieds nus vers Yggdrasil dans la rosée du matin – malgré l’absence de permis d’habiter, Eric et Célestine dorment régulièrement dans la maison de paille. Elle est surprise de voir Vera à la table à palabres, concentrée sur sa rédaction; elle contourne la table et se met à lire par-dessus l’épaule amie.

Préambule – la partie de Vera
Pour moi, Vera, ce préambule se situe à mi-chemin entre la confession et la profession de foi. Mentir par omission n’était pas une bonne stratégie, mais je l’ai fait. Je l’ai fait et poussé d’autres à le faire: Roger, mon mari, Célestine, mon amie et Eric son compagnon. Je l’ai fait pour Alcide, mon enfant chéri, fils de Roger, élève de Célestine et ami d’Eric. Je savais que tôt ou tard la vérité éclaterait et qu’il faudrait rendre des comptes, mais j’espérais que ce serait tard, qu’il y aurait prescription et que chacun s’inclinerait bon gré mal gré devant le fait accompli. J’espérais que ce serait tard, ou peut-être même jamais, mais ce fut tôt. Alors voici mes explications.
Ma pratique d’ergothérapeute m’a mis au contact d’êtres cassés, fragiles, inaboutis; en égrenant leur parcours, au fil de nos activités, discussions et balades, leurs noeuds apparaissaient, souvent les mêmes, renvoyant à l’enfance, à l’adolescence, à l’école, à la famille.
Pour Alcide, les premières semaines d’école ont été très difficiles, pour lui et pour nous, ses parents. Il peinait à faire sa place, racontait l’incompréhension, les moqueries des camarades et les remarques de la maîtresse qui lui demandait de descendre de son nuage, de colorier sans dépasser, et de la bonne couleur, de cesser de parler de ses frères et soeurs arbres, elle qui disait pourtant à ses élèves que les enfants naissent dans les choux.
Lorsqu’elle nous a convoqués, mon mari et moi, nous avons refusé de nous rendre à l’école, nous lui avons dit de venir, nous voulions lui sortir la tête des choux, et les choux de la tête, par la même occasion. Elle est venue, bravement, nous a écoutés, a écouté Alcide, a commencé à comprendre. Elle est revenue, seule puis avec ses élèves. Alcide s’est épanoui à l’école, la maîtresse n’a plus parlé de programme et de département, les camarades d’Alcide ont commencé à jouer avec ses frères et soeurs, nos enfants, à les dessiner, à les croquer, et ils revenaient le dimanche avec leurs parents, leurs propres frères et soeurs et des liens se nouaient. 
J’ai commencé à rêver d’une école au jardin, avec une vraie maîtresse et ses assistants, pour creuser, planter, cueillir, faire des gâteaux, du pain, du jus de groseille. Je ne pensais pas que ça irait si loin; la maîtresse, Célestine,  a été transformée, elle a cassé la baraque, annoncé sa démission, nous a présenté Eric, Nadia et puis tout s’est emballé. Je me suis sentie comme la cochère d’un bel équipage – fouette cocher, l’avenir est devant nous, au bout du verger y a une maison de paille, une terrasse et des enfants autour d’un four à pain.
Voilà, je ne regrette rien et je vais continuer à me battre pour que cette maison soit habitée par des humains qui permettront à des enfants de devenir des adultes complets, sans trop de noeuds ni de cabosses.
Si condamnation et amende il y a, je l’accepterai, mais ne tuez pas ce projet, il est pour nos enfants, il est pour vos enfants.

Le texte de Vera tenait tout juste sur une page. Elle relut et tira la feuille de la machine à écrire – ou plus exactement les trois feuilles séparées par deux papiers carbone. Célestine allait prendre la parole mais Vera rechargea la machine et se remit à taper, une seule ligne:

Préambule – la partie de Célestine

Puis elle se leva, serra Célestine dans ses bras et lui dit:
A ton tour, ma chère, moi je vais refaire du café.