J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 43/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 43
Séminaire.s (suite)
DORMIR À LA FRAÎCHE

C’est Eric qui rompt le silence – si je devais raconter cet épisode de Nils perché sur un toit, dit-il, c’est avec toi que je le ferais, Célestine, comme nous le faisions autrefois dans le verger pour Alcide et ses soeurs et frères. Tu te souviens Alcide, ce chapitre était l’un de vos préférés, combien de fois vous l’avons-nous raconté?
– Assez souvent pour qu’il soit gravé dans ma mémoire, non seulement je connais le texte original, mais je me souviens des broderies que vous y ajoutiez; Célestine brodait sur les oiseaux – j’aimais tellement ta voix flutée qui pépiait dans les arbres, et je l’aime encore! – et toi, Eric, d’une voix plus grave tu nous faisais rire en parlant des bousculades des lièvres, de la parade des cerfs et tu faisais surgir des animaux de nulle part, de vrais et de faux animaux, je me souviens encore du chasson, ce chat sauvage hérisson qui pouvait sortir ses griffes et rentrer ses pics, on riait et on avait peur, moi en tout cas j’avais peur, j’en ai fait quelques cauchemars; récemment d’ailleurs, j’ai fait un drôle de rêve, un rêve drôle en fait : je ramonais une cheminée, comme d’habitude, quand mon hérisson se bloque, je tire, rien ne bouge, j’insiste, des cris montent par le conduit, comme une bagarre entre deux animaux, d’abord je pense à deux matous qui se battent dans la nuit, puis je tends mieux l’oreille et je distingue clairement le couinement d’un hérisson et je comprends ce qui se passe, mon hérisson et devenu chasson, une sorte de chasson schizophrène, quand je tire, le hérisson assouplit ses pics pour remonter, mais le chat sort ses griffes et les plante dans le conduit et quand le chat rentre ses griffes c’est le hérisson qui plante ses pics, les deux veulent remonter, mais pas en même temps, alors ça bloque; découragé, je m’apprête à descendre du toit sans mon matériel quand surgit un type, de la cheminée d’à côté, que je venais de ramoner, il me dit, le type avec sa blouse blanche – blanche immaculée, preuve que je l’avais bien ramonée la cheminée d’à côté – vous avez un problème de chasson, Monsieur? laissez-moi faire; il saisit le câble du chasson et gueule dans le conduit – eh les gars, ça suffit maintenant, y’en a qui bosse la haut! il tire sur le câble et le chasson remonte, comme si de rien n’était et le gars en blouse blanche immaculée d’ajouter en me tendant la main, Séraphin Lampion, vétérinaire, psychiatre, assurances en tout genre plus tout ce que vous voudrez, malheureusement je ne suis pas remboursé par les caisses maladies, ça fera cent balles, et là, vous me croirez si vous voulez, mais mon chasson sort cent balles en s’excusant, en disant que c’est de sa faute donc que c’est à lui de payer et qu’il ne recommencera plus; Séraphin empoche le billet et me glisse à l’oreille avant de disparaître dans sa cheminée – votre chasson ment Monsieur, non, il est plutôt schizophrène, changez-le au plus vite, ou faites-le soigner, je connais une excellente clinique à la montagne, mais elle n’est pas remboursée par les caisses maladies.
Eclats de rire autour de la table (3 fois).
– Tu as vraiment rêvé cela, demande Célestine, ou tu viens de l’inventer ce rêve? – elle le connaît bien Alcide, Célestine, et Alcide le sait bien qu’elle le connaît, Célestine, alors il avoue en riant:
– Les histoires de l’enfance aiguisent l’imagination, et j’ai été gâté avec vous!
– Rassure-moi, s’exclame Astrid, tu es vraiment ramoneur, ou tu as dit ça pour me séduire?
Eclats de rire autour de la table (3 fois 3 fois, donc 9 fois).
– Oui, je brodais beaucoup, enchaîne Eric; dans ce chapitre, Selma Lagerlöf parle beaucoup des oiseaux et assez peu des animaux à quatre pattes, alors j’en rajoutais. Pour moi aussi ce sont les histoires de l’enfance qui ont nourri l’imagination, mais pas seulement. J’ai eu la chance d’être louveteau, puis éclaireur, la chance de camper, avec ou sans tente, et d’apprendre les sons de la nuit; les grands ne s’amusaient pas à nous faire peur, au contraire, ils nous rendaient la nuit familière, nous apprenaient à reconnaître la faune nocturne à ses différents cris, glapissements, hululements, à ses différentes façons de se déplacer, courses effrénées, pas menus, lentes reptations et, quand avec Célestine je vous racontais des histoires, je puisais dans ce répertoire nocturne car, on s’en souvient, dans le chapitre de la danse des grues les animaux se rassemblent nuitamment pour ne pas être vus des hommes. Aujourd’hui, avec Célestine, nous dormons toujours la fenêtre ouverte, ou alors sous l’avant-toit, ou alors dans l’herbe, aux pieds de tes soeurs et frères mon cher Alcide, les sons de la nuit sont notre luxe, hérisson, renard et compagnie, on a même entendu une fois, mais c’était il y a longtemps, un chasson qui ronflait dans la cheminée.
Eclats de rire autour de la table (9 fois 9 fois, donc 81 fois).

Le séminaire continue demain, prière de réviser le livret de 3 et celui de 9, et les autres aussi.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 42/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 42
Séminaire.s (suite)
PAYS NATAL

Lorsque Astrid referma le livre, le silence se fit, profond. De nombreux liens unissaient ceux qui étaient autour de la table – Célestine, Eric, Astrid, Alcide et Bert – mais le lien qui aurait crevé les yeux d’un éventuel spectateur était ce silence sensible par lequel on exprime, au sortir d’un théâtre par exemple, l’envie de faire durer ce que l’on vient de vivre, certes il y a eu les applaudissements, les rappels, on a quitté les gradins, mais on ne veut pas encore rompre le charme, briser la magie par des mots qui pourraient dissonner; cette sensibilité peut aussi se manifester devant les nombreux spectacles qu’offre la nature, et c’est bien cette sensibilité qui reliait la lectrice à ses quatre auditeurs, à la table, à côté du four à pain, sous l’avant-toit, au fond du verger.
Mais il faut bien continuer, reprendre le cours des choses, alors Eric se met à débarrasser la table, emporte la vaisselle sale et ramène un moulin et du café, Célestine se met à arranger les kanelboller sur un joli plat en terre cuite, Alcide se met à moudre, Astrid se met à feuilleter un carnet qu’elle a tiré de son sac et Bert, qu’on ne reconnaît plus, se met à écrire dans un carnet qu’il a tiré de sa poche.
Le café moulu, il faut le boire, alors on le boit, à petites gorgées, il accompagne si bien les kanelboller. Ce sont eux, les kanelboller, qui ramènent des mots entres les amis attablés.
– Ces pâtisseries, on en consomme beaucoup dans mon pays natal, ce sont un peu nos madeleines de Proust. Tu n’y as pas touché, Bert – Bert écrit toujours dans le carnet qu’il a tiré de sa poche –, tu n’as plus faim? tu n’aimes pas les douceurs?
– J’aime les douceurs, au contraire, mais la danse des grues m’a profondément remué, et ces paysages, quelles merveilles, les kanelboller peuvent bien attendre, mais pas les mots que ton pays m’inspire! – Le lecteur comprend ici que Bert a enfin compris qu’il suit un séminaire.
– Ce pays que je qualifiais tantôt de pays natal (épisode 41) ne l’est pas tout à fait, laissez-moi vous expliquer; si je devais raconter cet épisode de Nils perchée sur un toit, j’y ajouterais une touche très personnelle, venue du fond de mon enfance, et cela pourrait donner ceci:

<< Je m’appelle Astrid, je suis née dans ce bourg mais j’ai passé une grande partie de mon enfance en Suède, tout en suivant l’école ici. Comme vous le savez peut-être, c’est le métier de Maman qui a amené mes parents ici, au tout début des années 1990. A leur arrivée, Maman était enceinte de moi et c’est avec l’aide de Clotilde, la sage-femme qui a mis au monde la moitié du bourg, Clotilde si chère à nos coeurs, que je suis née peu après notre arrivée; mais j’ai été conçue en Suède et ma langue maternelle est le suédois. Alcide, mon amoureux de ramoneur m’a appris à grimper sur les toits pour y raconter des histoires à vous les gens strictement confinés, des histoires qui entrent par vos cheminées pour vous réchauffer un peu.
Laissez-moi vous conter une page d’une des plus belles histoires qui a bercé mon enfance, celle de Nils Holgersson. Avant d’entrer dans la danse des grues, entrons dans la cuisine de ma grand-mère maternelle, je suis debout sur un tabouret, je dois avoir cinq ans, j’apprends la pâtisserie avec mes deux grands-mères, les meilleures voisines du monde. Mes grands-parents étaient voisins – et le sont toujours, grâce au ciel! –, c’est comme ça que mon père et ma mère ont commencé à s’embrasser – et s’embrassent toujours, grâce à leur amour! – dans le bosquet qui sépare les deux jardins. La recette que je préférais réaliser était celle des kanelboller, mes deux grand-mères avaient la même, ainsi ces pâtisseries ne furent jamais une pomme de discorde entre les deux familles, mes deux familles. Tandis que nous pétrissions, étalions, tartinions, coupions et enroulions dans la cuisine, mes grands-pères étaient dehors, autour du four, le vieux four à bois qui voyait se succéder les fournées au fur et à mesure que la chaleur décroissait: pains foncés, pains clairs, gâteaux salés, gâteaux sucrés, pâtisseries et délicieux mets cuisant doucement à l’étouffée dans des cocottes en bonne fonte scandinave. Un bon four à pain, celui de mes grands-pères était excellent – et l’est toujours, grâce aux soins de mes chers vieux grand-pères! –, se maintient plusieurs heures à 180-200°C après les premières fournées; les kanelboller doivent être enfournés à 180°C environ, donc si nous étions en retard, nous papotions beaucoup en pâtissant – et papotons toujours, mais souvent par skype –, ce n’était pas grave, la fenêtre d’enfournement étant large, large comme la bouche du four à bois. Pendant que les kanelboller doraient au four, une petite vingtaine de minutes, nous soupions sous l’auvent. J’aidais mes grands-pères à défourner, nous badigeonnions les kanelboller d’un fin sirop de sucre, pour les faire briller et les rendre plus moelleux; c’était le dessert du souper sous l’auvent, les soupers four à pain comme on les appelait, et comme on les appelle encore – j’ai hâte d’y retourner, la même hâte qui est la vôtre d’être déconfinés.
Ces soirs-là je me couchais tôt, l’histoire qu’on me racontait – tour à tout mes quatre grands-parents – était courte car la journée qui suivait était très longue. Je partais pour la journée, un grand-père à chaque main, marcher dans la lande jusqu’à Kullaberg; dans la main qu’ils avaient libre, chacun de mes grand-père avait un panier, les victuailles de cette longue journée à l’aller, les trouvailles de la randonnée au retour – cailloux, coquilles d’escargots, bâtons biscornus, bois flottés et autres trésors de l’enfance.
Nous partions à l’aube et nous nous arrêtions une première fois pour le petit-déjeuner: boules à la cannelle, thé au même arôme et confiture d’airelles. Avant d’aller dîner sur le promontoire le plus avancé, nous stationnions  longuement sur l’aire de jeux, une lande de bruyère à gauche de la route, non loin du promontoire le plus avancé et là, mes grands-père me racontaient à deux voix le rassemblement des animaux et la danse des grues, ils n’omettaient aucun mot, ni aucune virgule, comme moi aujourd’hui, perchée sur votre toit avec Alcide qui porte bonheur.
[…]
Après c’était le dîner, puis la sieste au son de la mer et des oiseaux. Pour rentrer chez mes grands-mères nous passions par la mer, empruntant des sentiers réservés aux marcheurs aguerris; les premières années j’ai appris le chemin sur les épaules mes grands-pères et un jour ils m’ont dit, tu es prête, file devant nous… >>

– Je crois que c’est comme ça que je la raconterais cette histoire, perchée sur un toit avec Alcide, conclut Astrid avant de croquer une boule à la cannelle, histoire de masquer un peu son émotion, mais un peu seulement.
Les autres l’imitent, le silence se fait de nouveau, profond.

Voilà, le séminaire continue, mais demain, alors faites de beaux rêves et, si vous êtes somnambules, fermez votre lucarne, chers lecteurs, chère lectrice, surtout qu’on annonce de la pluie et de l’orage, mais que la nuit vous soit douce cependant.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 41/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 41
Séminaire.s

On avait juste dit à Bert de passer souper ; il vint seul, mais passons, sinon on va encore s’énerver. Lorsque la météo était incertaine, les séminaires-repas avaient lieu sur la terrasse de Célestine et d’Eric – on se souvient que la terrasse était couverte et que sous l’avant-toit se trouvait un four à pain, au fond du verger, à côté de l’étang. Ce soir-là, distance physique oblige – on ne dit pas distance sociale, sinon on va encore s’énerver –, on n’était que cinq sous la terrasse, Célestine et Eric, Astrid et Alcide et Bert, le séminariste, si l’on ose dire. Afin de pouvoir nous concentrer sur l’essentiel de ce séminaire (fond), parlons vite, très vite du menu (forme) de ce repas sans alcool puisque repas-séminaire : larges tranches de pain de campagne frottées à la tomate, tartinées au beurre à l’ail et toastées au four à pain, spaghettis à l’ail et aux piments frits dans une huile d’olive irréprochable, généreuses tranches de mortadelle, eau de la pompe, café et kanelboller – patience lecteur, tu apprendras ce que sont les kanelboller d’ici la fin de l’épisode et que ta gourmandise ne te fasse sauter aucun mot, aucune ligne, sans quoi tu seras privé de dessert et tu vas encore t’énerver.

Qu’est-ce qu’une bonne histoire, Bert ? demande Alcide.
Bert ayant la bouche pleine, Astrid enchaîne:
– C’est une histoire qui fait rêver, Bert.
Et voyager, ajoute Eric.
Et qu’on a répétée, ajoute Célestine.
Et qu’on raconte à haute et intelligible voix dans la bouche d’une cheminée, sans avaler les mots, conclut Alcide.
Après chaque réplique, Bert opine du chef, il a la bouche pleine car il à très faim et il n’a sans doute pas encore bien réalisé qu’il suit un séminaire ; pour l’aider, Célestine augmente la distance physique entre lui et le plat de larges tranches de pain de campagne frottées à la tomate, tartinées au beurre à l’ail et toastées au four à pain.
Dans l’idéal, une histoire que tu as envie de partager, donc une histoire qui te plaît, pourquoi pas une histoire vécue, un peu romancée, ou alors une histoire qui part d’un roman que tu aimes, roman dans lequel tu peux insérer du vécu et même, pourquoi pas, des morceaux inventés, façon patchwork. Ce livre que j’ai apporté ce soir vient de mon pays natal, l’un des principaux pays dans lequel on consomme les kanelboller, il s’intitule Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède.
Et Astrid de brandir la très belle édition de ce roman de Selma Lagerlöf – version intégrale, évidemment, traduite du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, illustrée par Bertil Lybeck, parue chez Actes Sud en novembre 2018 (2ème édition). 
J’ai choisi quelques passages du chapitre V intitulé La grande danse des grues à Kullaberg, je vais les lire, cela constituera le cadre général, puis Célestine, Eric, Alcide et moi ajouterons des morceaux pour développer et obtenir un tout cohérent et plaisant ; interromps-nous quand tu veux, et arrête un peu de manger, sinon tu n’auras plus faim pour les kanelboller, ce qui serait dommage…
Un peu confus, Bert avale et finit par dire, d’une toute petite voix à l’ail et aux piments :
Une bonne histoire, en somme ?!
Oui Bert, exactement, une bonne histoire, mais bois un verre d’eau histoire de te rincer le gosier avant les kanelboller !

« Il faut reconnaître qu’en Scanie l’homme a érigé de nombreux bâtiments magnifiques, mais jamais il n’a réussi d’aussi belles murailles que les rochers de Kullaberg.
La montagne de Kullaberg n’est ni haute ni imposante mais basse et tout en longueur. Sur le sommet s’étendent des champs et quelques landes avec, par-ci, par-là, des mamelons recouverts de bruyère et des rocher nus. Le sommet n’a donc rien de magnifique et ressemble à n’importe quelle colline de Scanie.
De ce fait, le voyageur qui suit la route du sommet ne peut s’empêcher de ressentir une vague déception.
Alors, on le voit parfois quitter la route, s’approcher des bords de la montagne et regarder en bas des falaises, et brusquement il découvre un tel spectacle qu’il se demande comment il pourra en apprécier tous les détails. Car Kullaberg ne se dresse pas au milieu des terres, entourée de plaines et de vallées, non, elle s’est élancée aussi loin que possible dans la mer. En bas, pas une seule petite frange de terre n’isole des vagues les parois que la mer façonne à sa guise. 
(…)
Ces falaises superbes, dressées face à une étendue de mer bleue dans un air vif et scintillant, sont si appréciées des gens que de véritables foules s’y rendent chaque jour durant l’été. Il est plus difficile, par contre, de savoir ce qui attire ici les animaux qui, chaque année, s’y réunissent en une vaste assemblée. Mais la coutume remonte à la nuit des temps et il aurait fallu être présent la jour où la première vague, dans une gerbe d’écume, s’écrasa sur la rive pour expliquer pourquoi Kullaberg, de préférence à tout autre lieu, fut choisie comme site de l’assemblée.
Quand le rassemblement approche, les cerfs, les chevreuils, les lièvres, les renards et autres animaux sauvages à quatre pattes se dirigent vers Kullaberg dès la nuit précédente pour ne pas être vus des hommes. Juste avant le lever du soleil, ils marchent tous vers l’aire de jeux, une lande de bruyère à gauche de la route, non loin du promontoire le plus avancé.
(…)
Une fois arrivés à l’aire de jeux, les quadrupèdes s’installent sur les hauteurs. Chaque espèce reste groupée bien qu’il soit évident qu’un jour comme celui-ci la trêve générale règne et que personne n’ait rien à craindre. Ce jour-là, un petit levraut pourrait traverser la colline des renards sans perdre ne serait-ce qu’une de ses longues oreilles. Mais les animaux se disposent néanmoins en groupes séparés puisque c’est la coutume.
Quand tous ont pris place, ils commencent à chercher les oiseaux des yeux. D’habitude, il fait toujours beau ce jour-là.
(…)
(…) ça va être le tour des grues, maintenant.
Et les oiseaux gris s’avancèrent, dans leur habit de crépuscule, les ailes ornées de plumeaux, un panache rouge dressé sur la nuque. Comme emportés par un étrange vertige, les oiseaux haut perchés sur leurs pattes, avec leurs cous graciles et leurs petites têtes, bondirent sur l’aire et, dans un même élan, tournoyèrent sur eux-mêmes, en un mouvement à la fois de danse et de vol. Leurs ailes gracieusement relevées, ils se déplaçaient à une vitesse incroyable. Leur danse avait quelque chose d’étrange et d’inconnu. On aurait dit que des ombres grises jouaient à un jeu que l’oeil ne pouvait suivre. Un jeu que les grues avaient sans doute appris des brumes qui flottent sur les marécages perdus. Il y avait de la magie là-dedans ; et tous ceux qui jamais auparavant n’étaient venus à Kullaberg comprirent pourquoi le rassemblement portait le nom de danse des grues. La sauvagerie n’était pas absente de cette danse, mais le sentiment qu’elle suscitait était avant tout une douce nostalgie. Personne ne pensait plus à lutter. Au lieu de ça, tous les animaux, qu’ils fussent à plumes ou sans plumes, ne désiraient plus que s’élever vers l’infini, monter au-delà des nuages pour découvrir ce qui s’y trouvait, abandonner leur corps pesant qui les retenait sur terre et s’envoler dans l’air où régnait le surnaturel.
Cette nostalgie de l’inaccessible, de ce qui se cachait derrière la vie, les animaux ne la ressentaient qu’une seule fois dans l’année, le jour où ils contemplaient la grande danse des grues.


Puisque le cadre est posé, mais que l’histoire n’est pas terminée, que le séminaire se poursuit demain et que les kanelboller n’ont pas encore été définis – bien qu’il y en a qui refroidissent là, à côté du four à pain et que leur odeur donne envie de passer immédiatement au dessert – il s’agit encore de réaliser la promesse faite ci-dessus au lecteur irritable et gourmand, ces deux défauts sont souvent liés, et de définir cette spécialité scandinave ; voici ce qu’en dit l’Ecole Internationale de Boulangerie de Saint Martin à 04200 Noyers-sur-Jabron, en France : « Le Kanelboller est une viennoiserie emblématique des pays scandinaves, en particulier en Suède et en Norvège. Il se compose d’une pâte à brioche pauvre en matière grasse ou d’une pâte à pain au lait et d’un beurre cannelle. Si la composition du kanelboller est assez classique, le tressage de cette viennoiserie et son aspect final sont assez spectaculaires. »

Voilà, à demain ou à plus tard, pour la suite de notre séminaire suédois.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 40/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 40
Contagion

Alcide était bien connu dans le bourg, honorablement connu, il y avait grandi, fait ses classes – officielles et vertes –, son apprentissage de ramoneur et il y habitait encore, même s’il travaillait pour un patron en ville; aussi ne fut-on pas très surpris de le voir à nouveau sur les toits du bourg, même s’il ne ramonait pas – on a vu ci-dessus qu’en ces temps de Grand Confinement même certains ramoneurs ne pouvaient plus ramoner – mais parlait dans les cheminées; il expliqua à quelqu’un ce qu’il y fabriquait et cela fit le tour du bourg, conformément à ce qui se passe en général dans les bourgs. Ainsi Alcide se remit à faire partie du paysage, les rares passants – les rues étaient peu fréquentées – le voyaient perché sur un toit, parlant joyeusement, ou gravement, ou les deux, on l’apercevait aussi depuis les fenêtres et les balcons – ces espaces qui étaient très occupés – ou alors depuis la file orange, celle du 2m, mais passons, sinon on va encore s’énerver.

Astrid était bien connue dans le bourg, honorablement connue, elle y avait grandi, fait ses classes, son apprentissage et elle y habitait encore, même si elle travaillait hors du bourg; mais on fut surpris de la voir sur les toits avec Alcide, même si elle ne ramonait pas – comment aurait-elle pu, elle qui n’était pas ramoneuse? – mais parlait avec Alcide dans les cheminées; elle expliqua à quelqu’un ce qu’elle y fabriquait et cela fit le tour du bourg, conformément à ce qui se passe en général dans les bourgs. Astrid qui s’était remise à faire partie du paysage dans la file orange – elle était au chômage technique et passait une partie de son temps à faire les courses pour des personnes strictement confinées de sa connaissance et à leur rendre de menus services – se mit donc à faire partie du paysage plus encore, et d’une nouvelle façon, sur les toits avec Alcide, pour parler aux gens strictement confinés.

Les histoires, ça nourrit, c’est bien connu, – oui, oui, lecteur, les histoires ça nourrit, même sans amour ni eau fraîche, et en plus ça a deux r – mais est-ce suffisant, même si ça a deux r? Non, clairement. Alors Astrid et Alcide livraient les courses et racontaient des histoires et, chaque fois que c’était possible – lorsque le conduit débouchait dans une cheminée ouverte, salon, cuisine, bureau, boudoir, et caetera, et caetera –, les courses descendaient par le même chemin que les mots, sauf qu’il fallait une corde. Et tout cela donna des idées dans le bourg. Bert, son employé et son apprenti se mirent à imiter à Alcide et des femmes du bourg se portèrent volontaires pour imiter Astrid, ce qui fit jaser, un peu, beaucoup, et caetera, et caetera. La femme de Bert était jalouse comme une tigresse – fauve vaguement cousin du couguar –, Bert monta donc toujours seul, l’employé était célibataire, originaire de Venise et s’appelait Giacomo, on ne le vit donc jamais perché deux fois avec la même femme, quand à l’apprenti, il venait d’atteindre la majorité, vous auriez vu ses yeux, deux braises incandescentes, mais passons, sinon on va encore s’énerver.

Faire les courses ça nourrit, c’est bien connu – n’est-ce pas lecteur? – et tout le monde peut le faire, Astrid le faisait, les scouts le faisaient, les petits-enfants le faisaient, les voisins le faisaient, les tigresses le faisaient, et caetera, et caetera, mais les histoires, c’est autre chose. Aussi, Bert, son employé Giacomo et l’apprenti aux yeux de braise demandèrent-ils à Alcide des les former – oui lectrice, aussi Giacomo, certes il savait raconter des histoires pour embobiner, mais pour les histoires qui  font du bien, il était nul, zéro de chez zéro – et Alcide accepta, il fut aidé par Astrid, naturellement, mais aussi par Vera et Célestine. Au pied d’Yggdrasil on organisa des séminaires de formation, des séminaires-repas, et l’Hermes Baby vert sauge reprit du service. Ensuite, il ne restait plus qu’à apprendre la partition, seul ou à plusieurs, et à grimper sur un toit, seul ou à plusieurs – non Bert, tu montes seul ou avec moi, disait la tigresse qui détestait raconter des histoires mais adorait en faire, des histoires, et devant tout le monde en plus, mais passons, sinon on va encore s’énerver.

Dire que le Grand Confinement devint joyeux dans le bourg serait exagéré mais, comme on le verra ces prochains jours, la dramaturgie baissa de plusieurs crans, et ce fut contagieux, au sens figuré, s’entend, mais passons, sinon on va encore s’énerver.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 39/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 39
L’île aux chats

Le lecteur qui aurait lu le titre pourrait croire que l’épisode 39 sera une pâle copie de l’épisode 37, genre papier carbone usé, percé, et caetera, et caetera. Eh bien non, lecteur qui a lu le titre, ce ne sera pas ça l’épisode 39, ce sera autre chose.

C’est autre chose, en effet, de raconter une histoire à deux voix. Certes les deux voix que nous avons – Alcide, ténor, Astrid, alto – savent conter séparément, mais elles n’ont jamais conté ensemble et, pour conter ensemble, il faut s’accorder. C’est vrai, chère lectrice, que l’on pourrait aussi improviser, mais pour improviser il faut maîtriser la matière et ces deux-là ne se connaissant pas encore bien, c’est le moins que l’on puisse dire. Ils décidèrent donc de s’accorder, de la manière suivante: Alcide rédigerait la partition, Astrid s’occuperait du panier.s – on comprendra dans quelques lignes, ne t’énerve pas lecteur et surtout ne saute aucun mot pour arriver plus vite dans quelques lignes car là, à coup sûr, tu seras perdu. Alcide se mit à l’ouvrage au pied d’Yggdrasil tandis qu’Astrid fila.

Et nous voici sur le toit de Madame Rouge, dûment avertie, partition connue sur le bout du doigt, panier.s garni.s. Dans le conduit de la cheminée de Madame Rouge, les deux voix – Alcide, ténor, Astrid, alto – dramatisent, font enfler les angoisses des îliens, font rugir la mer, font miauler les chats, font crier les estomacs vides des enfants apeurés, et caetera, et caetera. Juste avant le dénouement, Madame Rouge se voit défaillir quand surgit du conduit un panier garni: salade d’écrevisses, et sa sauce italienne,  langoustine et sa mayonnaise maison, filets de harengs crus et leurs pommes de terre à l’huile, le tout accompagné d’un petit blanc de pays, bien frais et, en dessert, une tranche de tarte aux pommes, du café bien chaud – dans une jolie bouteille thermos –, sans oublier le calvados, dans une mignonnette.

– Merci, mes enfants, votre histoire est délicieuse, mon brave Louis l’aurait adorée, dit Madame Rouge, la bouche pleine, par le conduit vide de sa cheminée de cuisine. Elle ajoute, et vous, vous avez déjà mangé?
En guise de réponse, elle entend des bruits de bouches, là-haut, à l’autre bout du conduit. C’est qu’Astrid n’est pas tombée de la dernière pluie, elle qui a quand même vingt-neuf ans, elle a garni deux paniers en faisant ses emplettes chez Maxime, un ami poissonnier, et comme Maxime est un peu amoureux d’elle, il oublie de typer un article sur deux, en moyenne – on résume: deux salades d’écrevisses sauce italienne, deux langoustines mayonnaise, quatre filets de harengs crus et deux portions de pommes de terre à l’huile, deux bouteilles de blanc du pays, bien frais, deux tranches de tarte aux pommes, deux jolies bouteilles thermos de café bien chaud et deux mignonnettes de calvados, ça nous fera cinquante francs, tout ronds, tu paies en liquide ou avec une carte?
Oui, lecteur, on trouve tout ça chez le gars Maxime qui est poissonnier et un peu amoureux d’Astrid; oui, lecteur, il est vrai que Madame Rouge eut plus à manger et à boire qu’Astrid et Alcide, mais rassure-toi, lecteur, ils complétèrent leur panier avec amour et eau fraîche – ça aussi, on trouve chez Maxime.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 38/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 38
Rappels

Tandis qu’Alcide bat des mains, Plume-Blanche se met à battre des ailes sur la branche de Coing, une autre manière d’applaudir.
– Vraiment, vous l’avez aimée mon histoire?
Et le sol de vibrer, Coing de s’incliner, Alcide de battre des mains et Plume-Blanche de battre des ailes.
– Alors permettez-moi d’ajouter quelque chose. A vrai dire, cette histoire n’est pas tout à fait mon histoire. Il y a bien longtemps, à la petite école, la maîtresse nous a raconté une histoire qui ressemble beaucoup à celle que je viens de vous conter, une très belle histoire qui est restée longtemps dans un coin de ma tête et qui a ressurgi il y a quelques temps, alors que je faisais les courses pour une dame de mon quartier, strictement confinée; elle m’avait demandé du poisson et d’autres produits de mer ou d’eau douce pour apaiser sa solitude confinée, elle a perdu son compagnon voilà un an, il était pêcheur. Cette histoire a alors commencé à faire son chemin dans ma tête, comme si elle voulait refaire surface, mais que de trous, que de lacunes, de véritables abysses. J’ai lancé mon filet sur la toile, sans succès, alors j’ai écrit à mon institutrice qui vit toujours en Scanie, ma région natale, chou blanc. Je savais qu’il y avait un chat dans cette histoire, mais un seul je crois, prêt à courir tous les risques pour qu’une communauté puisse célébrer une fête avec du poisson. Alors tout à l’heure, Alcide, lorsque tu m’as mis la pression – douce pression certes, mais pression quand même –, je suis allée pêcher dans mon réservoir d’histoires d’enfance pour boucher les trous; j’ai ramené Zorbas et ses compagnons, ces chats magnifiques qui l’aident à réaliser sa promesse d’apprendre à une mouette à voler, à Hambourg, dans un roman de Sepulveda – L’histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler. Mes parents m’ont offert ce livre pour mes cinq ans, mon père me l’a lu pendant une période de vacances, lu et relu, c’était en 1996. Et Plume-Blanche a surgi de l’histoire merveilleuse de Nils Holgerson, s’est posée sur Coing et m’a guidée vers l’île de décembre, ensuite il ne me restait plus qu’à broder, voilà l’ouvrage. Merci Plume-Blanche de m’avoir tendu les fils,  tu es mon Ariane! Merci Alcide de m’avoir poussée à l’eau, tu es mon héros, mais ne m’oublie pas! Merci à vous soeurs et frères d’Alcide, en particulier toi ma douce Mirabelle et toi mon petit Coing, vous êtes de belles soeurs et de beaux frères!
Et le sol de vibrer, Coing de s’incliner, Alcide de battre des mains et Plume-Blanche de battre des ailes.

– Je connais la veuve de ce pêcheur, Astrid, elle s’appelle Madame Rouge, elle a une belle cheminée dans sa cuisine. Allons lui raconter cette histoire, à deux voix.
Et le sol de vibrer, Coing de s’incliner, Astrid de battre des mains et Plume-Blanche de battre des ailes, à plusieurs reprises, comme au théâtre quand le public rappelle.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 37/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 37
Décembre, une île

Coing cesse de trembler aux mots que prononce son frère humain – Alcide lui présente Astrid, lui explique qu’elle doit faire remonter une vieille histoire du fond de son enfance et qu’il faudra l’aider; ensuite il s’agira de donner un avis, clair, net et sans appel. Coing reste coi de longs instants, jusqu’à ce qu’une corneille vienne se poser sur une de ses basses branches; elle ne criaille pas la corneille, mais semble le caresser avec ses pattes, comme pour le convaincre d’accepter – elle ressemble à Plume-Blanche, se dit Astrid, la corneille amie de Nils et des oies sauvages. Coing finit par faire une sorte de clin d’oeil, en pliant une de ses feuilles en direction du visage de son frère; Astrid a capté le signal et se lance, mais c’est laborieux. – Il fait froid, c’est brumeux, de l’eau partout, autour, dessus, dessous, des vagues, une fête qui approche, le poisson qui manque, les bateaux à quai, la peur, la tristesse. Un chat reconnaissant, courageux, des barques, l’attente, le miracle, la fête, la communauté.
Silence dans le verger, stupeur même, Alcide se gratte la tête, pas un souffle dans les branches de Coing, la corneille est une statue – pourvu qu’elle reste se dit Astrid, avec elle s’envolerait mon espoir, pas d’histoire, pas de toit, pas de cheminée, et Alcide?
La corneille croasse, douze fois; Alcide regarde sa montre et ne comprend pas, Astrid s’écrie – oui, décembre, merci Plume-Blanche! La corneille ouvre des yeux tout ronds – oui Plume-Blanche, une île presque ronde, ça me revient, merci! Et l’histoire d’émerger, fluide, belle, lumineuse.

– Cette histoire s’intitule L’île aux chats – la voix d’Astrid s’est raffermie, on l’entend d’un bout à l’autre du verger dans lequel silence s’est installé, total; feuilles et brins d’herbe se tendent pour capter. – D’habitude, les grandes tempêtes ne frappaient l’île qu’aux équinoxes, mais pas cette année-là; l’automne est doux, presque indien, jusqu’à ce dernier jour de novembre. Le jour de la Saint André le ciel devient jaune, un orage éclate en plein jour, un orage formidable, de durs grêlons roulent comme roule le tambour d’un sergent de ville avant une terrible nouvelle; la pluie et le vent prennent le relais, une vingtaine de jours durant – lorsque la pluie se relâche le vent forcit, lorsque le vent faiblit la pluie redouble, un couple infernal ces deux-là. Par chance les bateaux sont rentrés juste avant la grêle, peu chargés, la pêche n’a pas été bonne, mais on se dit qu’un peu de maigre fera du bien avant le gras des fêtes, sauf que cette année-là il y aura eu deux carêmes, l’habituel, celui qui s’est conclu par une orgie d’oeufs et celui qui s’invite en ce mois de décembre, plus court mais plus dur. Peu de vivants dans les rues de l’unique bourg de l’île, personne sur les quais battus et fouettés, on reste le plus souvent calfeutrés dans les maisons de pierre; parfois des coups de canon – un lourd volet de chêne qui frappe le granite.
A la fin de la première semaine, l’inquiétude monte, elle ne redescendre plus. On fait le point dans la salle du Conseil, on scrute le ciel et l’on retourne se calfeutrer, perplexes. Zorbas, le chat des conseillers principaux, ce chat qui pourrait surgir d’un roman de Sepulveda, est témoin du grand souci des hommes, il a l’habitude de les entendre débattre devant la grande cheminée de la salle du Conseil, mais jamais il ne les a vus si inquiets. Dans les gamelles du bourg, celles des chats comme celles des humains, les rations sont frugales, très frugale, la seule chaleur qui monte des cuisines est celle des feux, les gens sont éteints – que faire?
Zorbas est comme ses maîtres – la conseillère et le conseiller qui dirigent pour un an le Conseil – bon et courageux, altruiste et entreprenant, alors il rameute les chats du bourg,  Zorbas, sous le couvert du marché, là où se tient la criée. – Noël approche, leur dit-il, pas le moindre poisson, aucun crustacé, pas plus de pâté d’anguille et encore moins de terrine parfumée, réagissons! Le conseiller et sa femme, mes maîtres bien aimés, veulent prendre la tête d’un groupe de volontaires pour affronter la tempête et ravitailler nos foyers, je ne veux pas les perdre, je ne le supporterais pas! Notre tour est venu, quittons nos maisons douillettes, laissons nos paniers chauds devant les cheminées, allons remplir nos gamelles, les nôtres et celles des humains. Tous le suivirent, Zorbas.
Dans ce décembre calfeutré, inquiet et maigre, on remarque soudain l’absence des chats, on les cherche, on ne les trouve pas dedans, on regarde dehors, par les fenêtres, et on voit des barques qui s’éloignent, alors on devine que les chats y sont; on s’équipe – bottes, cabans, bonnets, cirés –, on descend à la mer; le bourg est partagé en deux, les humains sur le quai, les chats sur la mer, démontée; la distance augmente entre eux, l’inquiétude aussi; on organise des feux et des boissons chaudes, on veille, on aimerait bien rentrer mais on ne s’en donne pas le droit, les chats bravent la mer, alors les humains doivent braver le quai fouetté par le vent et battu par les flots, la mer grossie par la pluie. Les heures passent, mais on tient bon, on est des pêcheurs que diable! Et on a raison de tenir bon, malgré le vent qui fouette et l’eau qui bat, car les chats ont tenu bon, les barques pointent comme le petit jour blafard, lourdement chargées – à côté de leur cargaison la pêche miraculeuse ferait pâle figure car les chats se sont surpassés.
Les retrouvailles sont belles, le deuxième carême prend fin, on prépare la fête, le bourg n’est plus partagé en deux, il est réuni sous le couvert du marché et il crie de joie. Un carême de vingt-trois jours et une fête de huit, voilà ce que fut décembre de cette année-là. Et quand vint janvier, la conseillère et le conseiller se levèrent et la conseillère prononça ces mots:
– Zorbas, prend la tête du Conseil, tu es le plus sage et le plus courageux d’entre nous.

Dans le verger, la voix s’est tue. Le silence est assourdissant, rien ne bouge. Astrid va se remettre à trembler dans l’attente du verdict, mais un phénomène curieux se produit, le sol se met à vibrer, doucement, comme une caresse. Astrid interroge Alcide du regard, il lui sourit, elle insiste, il lui dit:
– Taper des pieds à la fin d’un spectacle, c’est une façon de prolonger les applaudissements, faire vibrer l’air puis faire vibrer le sol; mes soeurs et frères n’ont pas de mains mais ils ont des racines et font vibrer le sol; Astrid, tu nous a conquis, mes soeurs, mes frères et moi, merci pour cette histoire! Comme pour confirmer, Coing s’incline devant Astrid – il est l’un des plus jeunes de la fratrie-verger, son tronc est encore souple alors il peut s’incliner, et tandis qu’il s’incline, Coing, Alcide se met à applaudir.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 36/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 36
Préparatifs

– Ah,  comment moi sur un toit?! Oh, et avec toi?! C’est pas vrai, pour raconter des histoires?! Oh mon Dieu, mais je ne serai jamais à la hauteur des cheminées!

Voilà exactement ce qu’avait voulu dire Astrid à la fin de l’épisode qui précède celui-ci et Alcide l’avait bien compris, sans doute comme la lectrice, quand au lecteur, sans doute que… mais passons.
Alcide mit donc Astrid en confiance, une femme comme toi enfin, bercée toute son enfance aux histoires d’Astrid Lindgren et de Selma Lagerlöf, et sans doute par bien d’autres encore, tu as tout cela en toi Astrid, il te suffit de le faire ressortir, essayons, mes soeurs et frères seront notre public, commençons. Mais Mirabelle – on se souvient que la scène se déroule au pied de la soeur avec laquelle Alcide a le plus d’affinités – se met à bouger une branche en direction du fond du verger, au fond à gauche pour être précis, l’air de dire à son frère humain que c’est là-bas au fond que se trouve le meilleur juge, le plus impitoyable mais le meilleur; et Mirabelle de jurer qu’elle n’avertira pas leur frère Coing, le grincheux de la bande, par un message de racines à racines, et d’agiter ses feuilles de plus belle, l’air de dire emmène Astrid à Coing, qu’elle le surprenne, son verdict sera le bon; et Alcide d’emmener Astrid au pied de Coing, au fond à gauche du verger familial.
Coing était un des derniers nés de la fratrie, on le chouchoutait, pourtant il peinait à accepter d’être le dernier du verger à avoir des fruits murs, en général assez tard dans l’automne, Coing était du genre tardif, plutôt lent, mais si doux. Chaque fois qu’on lui disait quelque chose, il commençait par bougonner, par criailler comme une corneille, ces oiseaux qu’il aimait accueillir dans ses branches. Plus tard il y aurait dans la fratrie les jumeaux Kiwi, ce qui aiderait Coing à accepter son destin… mais passons. Pour l’instant Coing voit son frère approcher avec une femme et se met à trembler de toutes ses branches ce qui ne contribue pas à rassurer Astrid qui se met elle aussi à trembler, comme au diapason. Alcide lui, l’éternel et joyeux optimiste se dit que ce tremblement de conserve – ou de concert, comme on voudra – ne peut être que de bonne augure. Mais ça on le saura seulement demain, avec l’histoire qui s’ébauche en remontant du fin fond de l’enfance d’Astrid, l’histoire du chat, de l’île et de la tempête de décembre.

Que la nuit vous soit douce en attendant l’épisode 37.

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 35/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 35
L’été de mes 7 ans

Reprenons, si vous le voulez bien, l’histoire interrompue tantôt, l’histoire qu’Alcide raconte à Astrid dans son verger, au pied de Mirabelle, la soeur avec laquelle il a le plus d’affinités.

« L’été de mes 7 ans, j’ai reçu un couple d’oies pour compléter la basse-cour dont je m’occupais avec mes soeurs et frères, canards, poules, coq. Chacun son rôle, ou plutôt ses rôles; le jour, mes soeurs et frères abritaient les animaux du soleil ou de la pluie, laissaient tomber des fruits au sol pour compléter leur ration alimentaire – cinq fruits et légumes par jour – et parfois, les nuits de canicule, les accueillaient dans leurs branches pour dormir à la fraîche; en retour, canards, poules, coq et oies engraissaient le verger d’un fumier qui rendait l’herbe tendre, renforçait les racines des mes soeurs et frères et enrichissait nos buttes de permaculture; de mon côté je me chargeais de nourrir la basse-cour – graines, pain sec mouillé mélangé à du son, épluchures de fruits et légumes – cinq épluchures de fruits et cinq épluchures de légumes par jour –, limaces ramassées dans le jardin, et caetera, et caetera; je me chargeais aussi de la propreté de la cabane que j’avais baptisée l’arche de Noé, changer la litière, mettre de la paille fraîche dans les pondoirs, de l’eau fraîche dans les abreuvoirs, bref assurer la subsistance et faire le ménage, sans oublier d’ouvrir l’arche de Noé le matin et de la refermer le soir, je me levais et me couchais donc avec les poules, si l’on peut dire! – Astrid était un excellent public et ponctuait le récit d’Alcide de ah, de oh, de c’est pas vrai, de oh mon Dieu.  En retour la basse-cour nous donnait ses oeufs, plus exactement ceux que les couveuses ne couvaient pas; nous consommions la plupart, sous toutes les formes possibles et imaginables et je crois que c’est aussi pour ça que je suis en si bonne santé – ah, oh, c’est pas vrai, oh mon Dieu! Et les oeufs que nous ne consommions pas, nous les vendions à Perrine (épisode 29) qui en faisait son beurre – au nom de Perrine, Alcide remarque un tic sur le beau visage d’Astrid, alors, pour chasser le tic, il précise que Perrine n’est plus crémière dans le bourg, à cause du 2m qui a tout bouffé (épisode 34), et de toute façon Perrine était bien plus âgée que moi; ces derniers mots ne font pas tiquer Astrid, mais éclater de rire, un rire assez gourmand – ah, oh, et caetera, et caetera.
La joie provoquée par l’arrivée des oies ne dura pas tout l’été, en fait elle alla decrescendo avant de remonter tout doucement. L’oie que je décidai de nommer Ma Mère, déjà j’étais friand de contes, se mit à couver rapidement, des oeufs féconds puisque Martin, je ne connais aucun jars qui se nomme autrement, ne se faisait pas prier pour faire son jars, ma chère Astrid, si tu vois ce que je veux dire – au visage qu’elle fit, Alcide vit qu’elle voyait, Astrid, elle qu’il s’était mis à tutoyer, alors qu’elle avait quand même neuf ans (9) de plus que lui – bon ça va, on a dit, lecteur moraliste! (épisode 34). Au matin de la naissance – je pus y assister, puisque je me levais aves les poules – ma joie explosa mais se tarit lorsque je découvris, en même temps que Ma Mère et ses cinq oisillons que Martin n’était plus là. Ma mère – Vera – me consola du mieux qu’elle put mais crut bon de me prévenir que dans le règne animal il arrivait assez fréquemment, trop à ses yeux, que des mâles s’enfuient à toutes pattes/jambes à l’annonce d’une nativité ou au moment de la présentation de leur progéniture – je pense d’ailleurs que dès ce jour elle se mit à me préparer à être un mâle responsable en me racontant des histoires qu’elle ne m’avait jamais racontées, histoires dans lesquelles on croisait des Narcisses, des Don Juan, un Esprit Saint; je me dis alors que j’aurais mieux fait de baptiser mon jars Joseph, mais c’était trop tard. Célestine, de son côté, entreprit pour me consoler de me raconter une belle et longue histoire, par épisodes; dans cette histoire il y avait un jars qui s’appelait Martin, lui aussi fuyait quelque chose, mais il finissait par revenir après de longs mois d’absence, et à la fin c’était une sorte de jars prodigue dont on fêtait le retour. Et comme Célestine avait le sens de la mise en scène, il y avait un épisode par jour, au pied d’un arbre différent. Ainsi l’été de mes 7 ans se passa en partie à faire le tour du verger pour le plus grand plaisir de mes soeurs et frères.»

– Tu racontes bien, Alcide, s’exclamait Astrid, ah, oh, c’est pas vrai, oh mon Dieu!
Au pied de Mirabelle, Alcide voyait qu’Astrid ne mentait pas.
– Sais-tu pourquoi je m’appelle Astrid, Alcide?
– Non.
– Parce que je suis suédoise et que mes parents ont été bercés par les histoires de Fifi Brindacier, alors ils m’ont appelée Astrid, en mémoire d’Astrid Lindgren, l’auteure de ces histoires, une femme formidable!
– Formidable! Alors tu connais aussi Nils Holgerson et Martin jars?
– Oui!
– Et si tu grimpais sur les toits avec moi, histoire de raconter des histoires aux gens strictement confinés à travers des cheminées?
– Ah, oh, c’est pas vrai, oh mon Dieu!

J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 34/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 34
Histoires gigognes et poupées russes

« L’été de mes 7 ans, j’ai reçu un couple d’oies pour compléter la basse-cour dont je m’occupais avec mes soeurs et frères, canards, poules, coq… »

L’histoire ci-dessus, c’est Alcide qui la narrait à Astrid dont il venait de faire la connaissance et avec qui il passerait une grande partie de sa vie.

L’histoire ci-dessus – celle du paragraphe 2, pas celle du paragraphe 1 – a été esquissée, vaguement, très vaguement à l’épisode 1, en mars dernier, le 23 pour être précis; il serait temps de la reprendre, cette histoire du paragraphe 2, qu’en pensez-vous? La basse-cour peut attendre, après tout un coq chante chaque matin, alors patientons, qu’en pensez-vous?

A propos de l’histoire du paragraphe 2, l’épisode 1 dit très exactement ceci: « J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement, j’ai connu votre mère dans une file d’attente orange, elle avait vingt-neuf… » (29)
Assurons-nous que le lecteur a bien compris.
Alcide a eu des enfants, ou un seul qu’il vousoie, avec une femme plus âgée que lui – et alors? – qu’il a connue dans une file orange.
Reprenons et développons:
– Qui peut imaginer qu’Alcide vousoie son enfant?! s’exclame la lectrice, lecteur lis mieux! (L’auteur jubile, il y a quelqu’une qui le comprend).
Alcide a donc plusieurs enfants et l’auteur vous informe qu’il les a eu.e.s – fille et garçon donc, on verra plus tard combien, mais on peut déjà dire qu’il y en a moins que dans la basse-cour dont on a déjà dit qu’on reparlerait plus tard, mais un autre jour – avec Astrid qu’il a connue dans la file d’un 2m (on disait hier, épisode 33, que Jean était finalement resté assez conservateur; le fait qu’il ait fait venir un supermarché 2m dans son bourg lui fut, et lui est encore souvent reproché, même par Alcide qui pourtant a connu Astrid dans la file du 2m en question au tout début du Grand Confinement, mais bon, et le petit commerce hein? pourquoi y en a toujours que pour les gros hein? m. alors! Et qui vous dit qu’il aurait pas pu la connaître dans un petit commerce de première nécessité Astrid, Alcide, hein? un petit commerce du genre boulangerie, charcuterie, laiterie, crèmerie, épicerie, torréfaction ou chez un boucher-tripier, hein? [L’auteur nous fera comprendre dans un instant que c’eût été difficile vu le bourg et vu d’où Alcide a vu la fille dans la file; c’est toujours une histoire de point de vue, en somme]).
Dernier point avant l’histoire du jour, ou du soir, comme on voudra, oui, oui, on y arrive! dernier point donc, Astrid avait neuf ans de plus qu’Alcide, et les a toujours d’ailleurs, et alors? Foin de morale, lecteur! (Je jubile, y en a au moins une qui me comprend!) Et, pour rappel, Vera, la mère d’Alcide est et était aussi plus âgée que Roger, son père, alors Alcide il a juste reproduit le schéma, vous comprenez docteur? – Oui je comprends, de toute façon c’est écrit là-haut.

Pendant que le lecteur faisait de la morale à quatre sous à propos des écarts acceptables dans un couple, la lectrice avait déjà compris qu’Alcide avait aperçu Astrid du haut d’un toit, l’auteur ajoute appuyé à un paratonnerre. Alcide ne fut donc pas protégé de la foudre – le paratonnerre provenait sans doute d’un supermarché 2m – et entreprit de descendre aussi vite que possible pour déclarer sa flamme, mais ça lui prit du temps de descendre, et si ça avait été une boulangerie la file aurait été plus petite et la fille – de vingt-neuf ans, quand même, silence lecteur! – aurait eu le temps d’entrer, d’acheter sa baguette, de ressortir et de disparaître dans le dédale des rues du bourg, et des ruelles, et des impasses, et caetera. Donc la file était orange, CQFD. Et toi lecteur, si tu me rétorques que ça aurait aussi pu être un autre petit commerce cité ci-dessus, je te porte l’estocade: dans ce bourg, il y avait encore quelques boulangeries, mais pas de charcuterie, laiterie, crèmerie, épicerie, torréfaction ou boucherie-triperie, et tu sais pourquoi, lecteur? parce que le 2m avait tout bouffé, oui tout! Encore un truc qui doit être écrit là-haut, docteur. Et à part ça, ce serait chouette qu’il soit écrit quelque part que le lecteur comprend du premier coup, comme la lectrice, on gagnerait du temps, je sais pas vous, mais moi des fois ça m’ennuie de devoir tout expliquer, ça prend du temps, du temps que je préférerais passer avec la lectrice.

Alcide lâcha donc le paratonnerre, descendit du toit sur lequel il venait de raconter une histoire à quelqu’un de strictement confiné à travers un conduit de cheminée, rejoignit la file, la coupa à la hauteur de la fille qu’il avait vue d’en haut et lui dit:
– Vous aimez les histoires? j’en ai plein mon verger.
Il faut croire qu’Astrid n’avait pas de course urgente à faire, ou alors qu’elle flasha sur le gars qui avait lâché son paratonnerre, car elle suivit Alcide qui l’emmena dans son verger, lui présenta ses soeurs et frères et se mit à lui raconter cette histoire:

« L’été de mes 7 ans, j’ai reçu un couple d’oies pour compléter la basse-cour dont je m’occupais avec mes soeurs et frères, canards, poules, coq… »