Plus que 365 jours… (20/365)

Blanc comme janvier – XX

Les mots occupent une bonne partie du volume restreint par aucun plafond. Il y a les mots des livres qui ont grimpé du sol jusqu’aux deux poutres latérales sur lesquelles s’appuient deux séries de chevrons – ces mots-là, méticuleusement rangés sur des planches qui constituent de vastes échafaudages, doivent être lourds, car les planches, bien qu’épaisses, sont cintrées ; il y a les mots qu’on échange autour de la table, de façon plus brouillonne, graves ou légers; certains montent jusqu’aux voliges, doucement ; si les larges tabatières conçues pour éclairer l’immense pièce étaient ouvertes, ces mots-là croiseraient les flocons qui se sont remis à tomber.

Dans mon enfance, dit-il, il y avait beaucoup de blanc dans la couleur de mes jours, je ne sais par pourquoi. C’est pour comprendre cela que je me suis mis en route, je ne pense jamais aussi bien que quand je marche. Mais en deux jours à peine, le blanc m’a aveuglé. Une croix aperçue au loin – peut-être un mirage – m’a fait penser à un terrible deuil survenu un mois de janvier. J’ai marché comme un somnambule, oubliant les règles élémentaires de la marche au long cours, et face au mur de votre maison, j’ai cru voir l’enceinte du cimetière, alors j’ai voulu m’enfuir – je ne veux pas être inhumé, j’aimerais voleter d’un paysage à l’autre, comme un flocon, sauf que je serais gris -, mais je me suis effondré sur le banc fixé à votre mur, et vous m’avez fait entrer.

Les gobelets sont de nouveaux remplis, des victuailles apportées sur la table. Il reprend des forces. Eux et lui, leur hôte, n’ont pas peur du silence, ni des nuits que l’on passe à converser.

Plus que 365 jours… (19/365)

Blanc comme janvier – XIX

Mais il y avait aussi une autre chose qui avait fait venir le jardin dans la conversation, et qui l’avait fait devenir une occasion supplémentaire de se voir chaque jour. Le carnet. Celui qui était posé le premier jour sur la table, celui qu’il avait regardé ouvert à la double-page du plan, celui qui lui avait permis de garder les yeux baissés, avant d’oser les lever sur elle.

Maintenant, elle lui explique que le potager est devenu trop grand pour deux, qu’elle veut le réorganiser, moins de plates-bandes de fruits et de légumes, plus de fleurs, peut-être un étang et des espaces pour les bains de soleil. Elle a eu des doutes -dont elle ne lui dit pas l’essentiel, juste ce qui concerne le jardin-, mais maintenant elle est sûre de vouloir qu’il trouve un autre jardin à son retour -car il va revenir-, dans le courant de l’automne a-t-il laissé entendre durant leur dernière nuit, lorsque leurs ombres ont raconté sur le mur de la chambre la plus vieille histoire du monde -elle ne lui parle que du courant de l’automne.

Elle lit sur son visage comme un soulagement, sans doute avait-il peur qu’il arrive et les surprenne ensemble, là, devant le feu. Elle lui dit alors qu’elle est contente de lui parler, et qu’il le serait aussi ; à force de le saluer, et d’être salués par lui, ils ont senti qu’ils avaient des choses à partager avec lui. Il écoute, sourit et dit que c’est exactement pour cela qu’il est venu, qu’il a osé venir, pour partager, mais qu’il appréhendait, alors il avait attendu qu’elle soit seule. Il lui explique pourquoi, le dernier prof, l’école, le bégaiement, la vie des chantiers. Maintenant il n’appréhende plus et se réjouit même de parler aussi avec lui, dans le courant de l’automne.

Il n’ose pas lui dire le premier jour qu’il a une autre idée pour le jardin, lui qui n’en a jamais eu un à lui. Peut-elle comprendre qu’il attend depuis des années d’avoir son jardin à lui, un espace pour reproduire, mais à sa manière, le jardin de chez son grand-père, entre Lagos et Faro, au bord de l’océan, là-bas, au sud du sud ?

Et une autre chose le gêne encore. Une nuit d’été, il a vu leurs corps clairs dans le jardin, mêlés dans la pénombre sans lune, mêlés pour raconter la plus vieille histoire du monde, dans l’herbe humide, sous le pommier.

Plus que 365 jours… (18/365)

Blanc comme janvier – XVIII

Comment en étaient-ils venus à parler du jardin ? Grâce à ces vers de Pessoa, eux-mêmes suggérés par le feu, qui ronronnait, comme on l’a dit plus haut.

Et avec Pessoa, le jardin était devenu une autre raison de se voir tous les jours.

« Nuit de la Saint-Jean par-delà le mur de mon jardin.

De ce côté-ci, moi sans nuit de la Saint-Jean.

Parce que Saint-Jean il y a là où on la fête.

Pour moi il y a l’ombre d’une lueur de feux dans la nuit,

Un bruit lointain d’éclats de rire, le choc étouffé des sauts,

Et la clameur fortuite de qui ne sait pas que j’existe. »*

*Alberto Caeiro (Fernando Pessoa), Poèmes non assemblés

Plus que 365 jours… (17/365)

Blanc comme janvier – XVII

Des vers de Pessoa en guise de bénédicité, ça l’avait remué, il n’y aurait jamais pensé, ça chantait même en français.

Lorsqu’il avait enchaîné, en portugais, elle n’avait pas été surprise, mais n’aurait su dire pourquoi. Elle ne parlait pas cette langue mais la comprenait un peu. Elle avait repéré le dernier mot de l’avant-dernière strophe et, la dernière strophe, ils l’avaient dite ensemble. Dans la cuisine, les deux langues s’étaient mélangées et élevées dans les airs avec le fumet des légumes.

Depuis, il venait tous les jours et ils lisaient du Pessoa, chacun dans sa langue, chacun dans son livre, ouvert au même texte. Ensuite ils échangeaient les rôles, donc les livres, et chacun apprivoisait la langue de l’autre. Ça finissait souvent en éclats de rire, mais le bégaiement reculait. Dans l’après-midi, lorsqu’ils parlaient de tout et de rien, à bâtons rompus, le bégaiement perdait encore du terrain. C’est une maîtresse comme vous que j’aurais dû avoir, lui avait-il dit. Elle avait été touchée, mais se demandait aussi, tandis que le feu ronronnait, s’il connaissait la polysémie du mot maîtresse.

Oui, il connaissait.

Plus que 365 jours… (16/365)

Blanc comme janvier – XVI

Bientôt une semaine qu’ça dure, ce bal ! Le bègue revient chaque jour, presqu’à heure fixe, en fin d’matinée et repart itou, après l’heure du thé, une vraie théière c’te jardinière !

Et i’ font de drôles de choses, sans même s’cacher. Hier après-midi z’ont arpenté l’jardin, en entier, avec une ficelle et pis i’ notaient des trucs dans un carnet. Faudra qu’je guette à la commune si y a pas mise à l’enquête, on sait jamais, i’ bossait sur les chantiers, le bègue !

Y a un autre truc que j’comprends pas, i’ vient avec un bouquin des fois, ça sait lire les bègues ? Ou alors ce s’rait elle qui lui apprendrait ? Et il la paie comment, la jardinière, en nature ?

Plus que 365 jours… (15/365)

Blanc comme janvier – XV

Un bruit sourd de l’autre côté du mur. Ils s’interrompent, se regardent, sortent.

Il n’a pas l’air bien, il dit. Il n’a pas l’air mal, elle dit. De longs instants, il ouvre les yeux, le regarde lui, la regarde elle et lui sourit en disant, vous avez raison, ça va mieux. Il se lève, elle le prend par le bras, lui les précède, ils entrent.

Une pièce, immense, avec une table, à l’échelle de ce qui semble être une cuisine, mais aussi un salon, une bibliothèque, un atelier. Lui s’affaire, elle s’assied avec lui. Il les rejoint avec un plateau, sur le plateau un cruchon et des gobelets en terre, du pain, un bol avec des cristaux blancs aux reflets gris ; on voit que c’est du sel, assez grossier, mais lui les regarde comme des fragments d’enfance, ça s’approche de la couleur du vendredi. Elle coupe une fine tranche de pain, la divise en trois, ajoute à chaque morceau une pincée de sel et donne à chacun sa part. Pendant ce temps, lui a rempli les gobelets et les a poussés vers chacun. Elle regarde leur hôte en disant bienvenue sous notre toit et porte le sel à sa bouche. Il remercie et les imite. Les gobelets sont ensuite levés, entrechoqués, on se regarde et on boit.

Il tire le carnet de sa poche, tourne les pages et ajoute un mot à ce qui semble être une liste. Sel. Ils regardent, ne semblent pas étonnés. Reconnaissant de leur accueil, encouragé par leurs regards, il se met à leur parler du blanc, du mur qu’il a cru reconnaître, du grand deuil qui l’a frappé, lui et ses proches, un lointain mois de janvier. Ils écoutent, se taisent, puis parlent à leur tour; il est question d’hospitalité, de sel, de symboles et de leur vie dans ce lieu.

Plus que 365 jours… (14/365)

Blanc comme janvier – XIV

Ici la géologie n’est pas très compliquée, elle indique naturellement le cap, il n’y a qu’à la suivre. Et lorsque elle se tort, qu’elle devient moins lisible, il y a la mémoire du marcheur qui est déjà passé par là, plusieurs fois. Et lorsque le brouillard s’en mêle, par intermittences, il n’est jamais assez fort pour vaincre le jaune des panneaux, ce jaune chaud et sucré comme du miel d’oranger.

Alors pourquoi le rythme ne vient-il pas, pourquoi les pieds ne libèrent-ils pas la tête en battant la mesure ? Pourquoi sa tête, si fraîche au réveil, est-elle entrée en ébullition ? De nouvelles failles vont-elles traverser son corps, faire remonter le vieux magma ? Il traîne les pieds, mais avance, boit, mais pas assez, oublie de manger, ne se protège pas les yeux. Du blanc partout, comme un linceul.

Est-il dans sa vraie vie, « celle que nous rêvons dans l’enfance, que nous continuons de rêver, adultes, sur fond de brouillard » ou dans sa fausse vie, « celle que nous partageons avec les autres, la vie pratique, la vie utile, celle où l’on finit dans un cercueil » ?1

La nuit le surprend face à un mur, celui d’une vieille bâtisse ; il se retourne pour fuir mais s’effondre sur une planche scellée dans les pierres.

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1 Fernando Pessoa, Fragments d’un voyage immobile, fragment 87 :

« Nous avons tous deux vies :

La vraie, celle que nous rêvons dans

l’enfance,

Que nous continuons de rêver, adultes, sur

fond de brouillard ;

La fausse, celle que nous partageons avec les

autres,

La vie pratique, la vie utile,

Celle où l’on finit dans un cercueil. »

Plus que 365 jours… (13/365)

Blanc comme janvier – XIII

Ce n’est pas un son de l’au-delà qui le fait émerger doucement du sommeil, mais plutôt un son de l’au-dessus et aussi de l’autour. Le tipi raisonne de la petite musique du matin, celle qui précède le blanc, quand on a ouvert les volets pour attendre le jour. Ça commence par une trille légère, qui se répète, s’amplifie et en amène d’autres ; chez les oiseaux aussi il y a un premier levé. Il décide qu’il sera le dernier levé, qu’il profitera du concert dans ses plumes à lui.

La musique l’invite à penser à son père, qui n’est pas au ciel. Il jouait aussi de la flûte, mais il a surtout appris à ses enfants à ne pas avoir peur de la nuit, à aimer la forêt, à parcourir la montagne. Il leur racontait les nuits passées dans sa forêt à lui -parfois en semaine-, sans lampe de poche. Aucun ne lui demandait pourquoi, tant ils comprenaient son besoin de s’endormir paisiblement, de dormir profondément et d’être réveillé en douceur par la faune des bois et par le noir qui blêmit.

Il remercie son père d’avoir été son père en pensant à cet auteur pour qui les prières laïques sont les vraies prières, celles qui ne mentent pas.

Pendant que l’eau frémit sur le réchaud, il s’amuse à tracer son prénom dans la neige, tel un cyclope à un doigt. Le bivouac démonté et le café bu, il s’incline face aux sapins hospitaliers, prend congé d’eux et se met en route sur la ligne de crêtes qui devient son chemin.

Plus que 365 jours… (12/365)

Blanc comme janvier – XII

A point d’heure j’ai vu partir l’intello, il avait son sac de quand il part longtemps. En fin d’matinée, le bègue est venu chez elle. Bizarre j’l’avais jamais vu dans c’te rue, mais dans ma rue oui, même qu’une fois il avait fait mine de m’causer, rien compris ! j’y avais dit, alors il avait pas insisté, le bègue !

Il est reparti d’chez elle en fin d’après-midi, tout guilleret. Vachement long tout ça ! Qu’est-ce qui z’ont pu bien foutre tout c’temps ? La jardinière et le bègue ! ben j’y aurais pas pensé mon cochon ! ça commence fort 2019 ! j’sens qu’on va bien rigoler ! Et l’autre qui marche comme un con ! Mais p’t’être qu’il est pas seul après tout…

Plus que 365 jours… (11/365)

Blanc comme janvier – XI

Avant d’entrer, il enlève son chapeau, le secoue, ainsi que sa veste.

Le chapeau est suspendu à un crochet au-dessus du fourneau, la veste mise sur un cintre suspendu à un autre crochet ; on dirait que la cuisine est le vestibule des balades. Il se demande si c’est sur son cintre à lui qu’elle a mis sécher la veste qu’il vient de lui tendre.

Sans un mot, ils s’installent à la table. Son oeil est attiré par le carnet ouvert. Il reconnaît le potager et l’espace attenant, un rond représente le pommier et un rectangle le banc. Il n’a jamais eu de difficulté pour lire un plan. Il hoche la tête, on dirait qu’il approuve l’esquisse.

Il garde la tête penchée sur le carnet, n’osant pas encore la regarder, elle est si près. Lorsqu’il lève les yeux, c’est en direction du bouillon, qui commence à se faire sentir.

Elle se lève, goûte, assaisonne. Sans un mot, deux assiettes creuses sont mises sur la table, la casserole au milieu, sur une ardoise grise, souvenir d’une randonnée. Du pain est coupé, ainsi que du fromage.

Avant d’entamer le repas, elle le regarde, sourit gravement, et se met à psalmodier des vers. Il soutient son regard, guettant son premier silence pour enchaîner.

Non, il ne bégayait pas en portugais, et il aimait Pessoa.