Plus que 365 jours… (29/365)

Blanc comme janvier – XXIX

Dans la vaste pièce de la drôle de maison nichée sur un plat, un peu en dessous du chemin des crêtes, la tonalité est sombre, en cette fin de matinée du 3 janvier. Le récit des deux habitants du lieu a repris, plus dépouillé, moins théâtral mais pas moins dramatique. Ils sont attablés avec leur hôte ; ils se passent la parole, lui écoute.

L’enquête a établi qu’il s’agissait d’un suicide, d’un double suicide. Alors nous avons commencé, lentement, péniblement, à déblayer notre espace jonché de questions – questions qui commençaient toutes par pourquoi – pour tracer un autre chemin.

Nous avons vidé la maison, trié, jeté, donné tous ces objets de la vie d’avant. Nous voulions nous séparer de tout, essayer de renaître. Puis arriva le moment de donner les clés aux nouveaux propriétaires et de partir, avec nos sacs à dos dans lesquels nous avions fourré le strict nécessaire.

C’était en début d’après-midi, en fin d’automne. Au bout de la rue nous avons hésité ; un bref regard échangé et nous avons décidé de partir du côté où il n’y avait personne. Ainsi a commencé notre dérive solitaire. Dans les rues où nous nous enfoncions, les bâtiments étaient de plus en plus clairsemés, puis les trottoirs ont disparu et les rues sont devenues des chemins.

A la tombée de la nuit, nous étions soulagés qu’il n’y ait aucun réverbère pour nous éclairer. Nous avons dressé notre pauvre tente à l’abri d’un bosquet, le long d’un champ fraîchement labouré. Pas encore fourbus, nous avons mal dormi. Ce n’est que dès le lendemain que le rythme s’est installé.

Se lever tôt, marcher, marcher, marcher. Pas de parole, quelques regards. Nous évitions les lieux fréquentés, sauf pour nous ravitailler. Nous n’allions que dans les commerces où l’on pouvait se servir tout seul – nous avons presque commencé à aimer les stations-service –, et si quelqu’un nous parlait, on s’inventait une langue étrangère ; une fois, on a même grogné, comme des êtres reclus dans leur propre monde.

En fait nous étions des reclus, des reclus qui erraient dans un territoire incertain. Lorsqu’on entendait des voix, on se cachait à l’écart des chemins, comme des fuyards. Des fois ces voix n’étaient que des échos dans nos têtes, alors on restait cachés longtemps.

C’est l’homme noir qui nous a tirés du brouillard au milieu de cette journée de fin décembre.

Communiqué de la rédaction, en demi-teinte

La rédaction est contente. Le blog revit.

La rédaction n’est pas contente. Oeil qui marche écrit, mais Oeil qui marche conjugue trop bien le verbe procrastiner.

La rédaction a donc recadré Oeil qui marche. Dorénavant, l’épisode quotidien doit être publié à midi, sous peine de…

Et que l’on ne nous rétorque pas qu’Oeil qui marche n’est pas payé, ni qu’il travaille ailleurs – ailleurs au pluriel, semble-t-il même. Il n’a qu’à s’organiser ! Au lieu de conjuguer procrastiner à tous les temps, qu’il écrive plus, boive davantage de café et dorme moins !

Et qu’on ne nous dise pas qu’il supporte la caféine, c’est son problème ! Qu’on nous dise plutôt merci de ce recadrage !

Et ce sera tout jusqu’à la prochaine fois.

La rédaction

Plus que 365 jours… (28/365)

Blanc comme janvier – XXVIII

D’autres couleurs succédaient au blanc et à l’orange de janvier, l’année se poursuivait en vif et en pastel.

Les arbres du verger-jardin n’avaient pas été plantés par espèces, dans des secteurs réservés, mais plutôt savamment répartis dans l’espace afin de ménager des vides et des pleins, de l’ombre et de la lumière. Ici de grands arbres voisinaient avec de plus petits, là des arbres de taille semblable formaient comme un tunnel, plus loin on voyait des spécimens isolés, grands ou petits. De loin on aurait pu croire à l’anarchie – celle que croient combattre les dictatures –, mais c’était tout le contraire.

De près, on voyait que des petits fruits et des légumes avaient pris place entre les arbres, en fonction de l’ombre et de la lumière dont ils avaient besoin ; on constatait également que légumes et les petits fruits étaient eux aussi mélangés – aucune plate-bande homogène – car, disaient ma grand-mère, les végétaux se complètent, se soutiennent, se renforcent, je l’ai appris de mes parents, qui eux-mêmes l’ont appris de leurs parents, qui eux-mêmes…

Depuis plusieurs générations, le domaine était loué par la famille de ma mère à des notables de Lisbonne qui ne connaissaient de la terre que la couleur de l’argent.

Fille unique, ma grand-mère maternelle avait poursuivi l’oeuvre de ses ancêtres, ces savants cultivateurs qui aimaient lire Virgile. En épousant mon grand-père, elle avait fait entrer dans la famille les savoirs des éleveurs. Ensemble, ils avaient conçu ma mère devant l’océan, une nuit d’avril ; elle était née un nuit de janvier, éclairée par la lumière blanche des amandiers en fleurs, devant le même océan. En épousant mon père, elle avait fait entrer dans la famille les savoirs des pêcheurs.

De janvier à mai, les arbres étaient nos réverbères, allumés ou éteints ; la lumière passait des uns aux autres en changeant de couleur. Et, progressivement, le sol s’allumait aussi : l’herbe, les fleurs, les fruits et les légumes. Et lorsque l’hiver était là, les agrumes perchés étaient nos lanternes, avant le retour du blanc. Ainsi passa ma petite-enfance. Puis arriva le noir, l’autre somme de toutes les couleurs.

C’est de cette façon que parlait le bègue, dans la cuisine de la jardinière qu’il visitait tous les jours depuis le 1er janvier.

Plus que 365 jours… (27/365)

Blanc comme janvier – XXVII

Depuis ce 21 mars, le plus clair des jours de ma petite-enfance – qui prit fin brutalement vers mes cinq ans et demi – se passe dans cette pente cultivée, entre maison et océan. Avec mes parents et mes grand-parents, cet espace me nourrit, cet espace m’élève. Le plus clair de mes jours, mais aussi de mes nuits. Je suis un enfant de plein-air.

Dès fin janvier, le versant se couvre de blanc, les amandiers sont en fleurs. Ce blanc – notre neige à nous – est très fragile, le gel peut le brûler. Lorsque le blanc du givre menace le blanc des fleurs – les guerres civiles sont les plus cruelles – on allume des feux entre les arbres, avec des fagots bien secs. Feu, contre-feu.

Dès que j’ai su tenir sur mes jambes, on m’a appris à fagoter les branches des arbres que les adultes taillaient, amandiers, orangers, citronniers, figuiers, néfliers, oliviers, bref, tous les arbres qui m’ont appris les goûts et les couleurs. Plus tard, j’ai su disposer et enflammer ces faisceaux de branches pour protéger d’autres branches, celles qui étaient en fleurs, mais sans les abîmer, ni elles, ni les troncs.

Mon grand-père me montrait que les couleurs des arbres qui protégeaient les fleurs d’amandiers se retrouvaient toutes dans les flammes, orange, rouge, bleu, violet, vert, jaune… Il me disait aussi que le blanc était la somme de toutes les couleurs.

Voilà ce que j’apprenais aussi durant ces nuits qui n’étaient pas noires, ces nuits d’hiver qui étaient pour moi de véritables veillées, à plusieurs feux, à plusieurs voix, veillées durant lesquelles les adultes me racontaient des histoires ou me récitaient des vers, les vers d’une épopée extraordinaire, celle qui voit le blanc et le orange s’affronter à mort.

Plus que 365 jours… (26/365)

Blanc comme janvier – XXVI

Si loin
le pays natal –
les arbres bourgeonnent

[haiku de Taneda Santôka]

J’ai passé mes cinq premiers printemps dans un jardin qui descendait jusqu’à l’Atlantique, tout en douceur, à l’image de ma naissance qui eut lieu dans ce jardin, un 21 mars, peu après l’aube.

Pendant le repas qui a précédé ma venue au monde, ma mère a demandé à la sage-femme, sa propre mère, d’accoucher dehors, face à l’océan. Elle voulait que son enfant naisse comme elle, devant cette masse liquide « …tantôt abîme, une autre fois miroir » dit un vers de Pessoa. Ma grand-mère accueillit cette demande comme une évidence et les hommes, mon père et mon grand-père, ont souri de toute leur moustache que des gouttes de soupe faisaient reluire.

Durant la nuit, ma mère perdit les eaux. On l’installa sur des peaux de moutons, sur la terrasse qui domine la pente du jardin. Les hommes alimentaient le feu, tandis que la sage-femme aidait ma mère dans le travail qui avait commencé.

Peu après l’aube – tel un coq débutant qui n’aurait pas encore l’horaire –, j’ai poussé mon premier cri. La sage-femme a fait ce qu’elle devait puis m’a délicatement posé dans les bras de ma mère. Le cheval était prêt à partir, mais mon grand-père n’a pas eu à aller chercher le médecin ; il sera fort ce petit, dit la sage-femme.

Mon premier bain a eu lieu dans l’Atlantique. Les quatre adultes qui orienteraient ma vie descendirent vers l’océan au milieu des orangers en fleurs – est-ce depuis ce petit-matin que j’aime ces arbres dont les fleurs indiquent que les fruits de la saison précédente sont arrivés à maturité ? Je ne sais pas, mais je suis ému chaque fois que je vois cohabiter sur un arbre des fleurs et des fruits. Dans mon jardin à moi, le fourbe serpent n’a pas sa place et nul n’est forcé à l’exil.

Le bain une fois achevé, on m’enroule dans les peaux de moutons et des vers sont récités, entre flux et reflux; il sera heureux ce petit, dit le mari de la sage-femme.

En remontant vers la maison, les adultes me font longuement visiter cette douce pente qui tient autant du verger que du jardin. Ils se réjouissent de ma naissance, ils se réjouissent des récoltes prometteuses.

Plus que 365 jours… (25/365)

Blanc comme janvier – XXV

Parler de son rêve d’avoir un jardin à lui, un jardin qui serait inspiré du jardin de son grand-père ? Il n’ose pas, pas encore. Commenter son projet à elle, suggérer des idées, il ose encore moins. Mais il ose mettre un pied dans la porte, discrètement, de façon feutrée, comme s’il chaussait des pantoufles.

Il lui dit que tout projet sérieux – et son projet à elle a l’air sérieux, s’empresse-t-il d’ajouter – doit se baser sur un plan rigoureux, un plan exact. Alors ils mesurent le jardin avec une ficelle graduée, une grosse ficelle de chanvre avec un noeud tous les mètres.

Ils feignent de ne pas voir qu’on les observe d’une fenêtre, mais ils feignent séparément, chacun à un bout de la ficelle, sans parler.

En réalité, il sait bien qu’une simple esquisse suffit pour imaginer un projet – d’ailleurs il le trouve beau le plan qu’elle a esquissé dans son carnet –, mais il a besoin de mettre son grain de sel, de gagner du temps, de trouver une façon de lui parler de son projet à lui. Il sait que ce sera difficile, très difficile ; comment imaginer qu’il pourra réaliser un projet à lui dans son jardin à elle ? Et a-t-il le droit d’imaginer cela ?

Peut-être a-t-il aussi besoin de montrer ses compétences et de se trouver un rôle dans ce jardin qui n’est pas le sien, même si elle lui a tout de suite fait sentir qu’il était le bienvenu, et qu’il sent bien qu’elle ne doit pas avoir de mépris pour le travail manuel ni faire de hiérarchie entre les différentes manifestations de l’intelligence.

Pour préparer le terrain – le moment où il lui parlera de son projet à lui –, il raconte sa petite enfance dans le jardin de son grand-père.

Plus que 365 jours… (24/365)

Blanc comme janvier – XXIV

[journal du marcheur – extraits]

Réveillé tard, mais dormi peu. J’essaie de fixer sur le papier quelques bribes de la nuit écoulée. Je peine, et puis ce sonnet de Pessoa qui remonte à la surface.

« Pendant les grandes heures d’insomnie dressée

Lorsque l’esprit est clair et que son être insulte

Cet usage confus qui désoeuvre le jour,

Ainsi qu’un univers nouveau et douloureux,

Je médite, baigné par des ombres de paix

Que peuplent des fantômes, et où l’âme est cachée :

Que d’errements j’ai faits ! Comme douleur et joie

Ne me feront plus rien, telle une phrase inepte !

Je médite, gorgé de rien ; la nuit est tout.

Mon coeur, qui parle et parle en demeurant muet,

Répète sa torpeur et sa monotonie.

Dans l’ombre et le délire aussi de la clarté,

Et il n’y a ni Dieu, ni être, ni Nature ;

La blessure elle-même aurait dû faire mal. »

Faut-il vraiment rester encore ici, dans ce drôle de lieu, avec ces drôles de gens ? Rester vigilant. (…)

Plus que 365 jours… (23/365)

Blanc comme janvier – XXIII

[journal du marcheur – extraits]

Parti durant la nuit du réveillon, avec son accord, direction les Alpes, mais en passant par les crêtes du Jura. Retour prévu cet automne, en principe. D’ici là, chacun réfléchit de son côté. (…)

Premier jour fantastique, la neige est venue à ma rencontre. Marche, dessin, bivouac dans un bouquet de sapins, enfin une nuit reposante. (…)

Deuxième jour, parti de bon matin, plein d’entrain, mais ça n’a pas duré. Aperçu une croix, broyé du noir, pas dessiné, repensé au deuil de Léon, marché comme un somnambule, atterri dans une maison curieuse, belle mais inquiétante, hospitalière et hostile à la fois.

Accueilli par ses habitants, un couple qui ressemble à la maison. Ont vécu un drame terrible, perdu leurs deux enfants, des jumeaux – une fille et un garçon. Ont commencé à me raconter ce drame. (…) Je ne comprends pas encore comment ils sont arrivés dans la drôle de maison, ni ce qu’ils y font exactement. Comprendre me donne envie de rester un peu, sans compter que je suis fatigué comme après plusieurs jours de marche sans nuit réparatrice. Que m’arrive-t-il, je n’ai marché que deux jours et dormi comme un loir la première nuit ? (…)

Je suis dans une petite chambre – une ancienne remise – attenante à la drôle de maison, il est trois heures du matin, on est donc déjà le 3 janvier ; je vais éteindre la lampe. Je pense à elle. (…)

Plus que 365 jours… (22/365)

Blanc comme janvier – XXII

Nous, c’est le noir qui nous a amenés ici, disent-ils en choeur à leur hôte venu à cause du blanc. Leur premier hôte.

Ensuite, l’histoire se déroule au gré de leurs voix alternées, tantôt graves, tantôt légères. Ils sont debout et racontent, autant par les paroles que par les gestes. Parfois, ils se déplacent, prennent un livre, en tirent des mots ou des images. Lui est assis à la table, hypnotisé par le ballet qui se dessine dans cet espace à trois dimensions – plusieurs fois ils utilisent une des échelles coulissantes pour atteindre un livre ; ils ne redescendent qu’une fois les mots ou les images lus.

Le spectateur a vite compris que le premier poème – la nuit – était à la fois prologue et scénario.

Elle dit :

peu à peu, le vert s’est estompé de notre vie, puis le bleu a pris le même chemin, ainsi que les autres couleurs que nous aimions avec eux, qu’ils aimaient avec nous. Les jumeaux – elle et il – sont devenus ternes, distants, inaccessibles, le rouge vif de notre amour n’a rien pu contre cela ; c’est le rouge sombre du sang, de leur sang – ce sang qui a d’abord été le nôtre – qui nous a tous emportés, eux dans la mort, nous dans une sorte de territoire incertain où nous avons failli nous perdre.

Il fait coulisser une des échelles, y grimpe, ouvre un livre de grand format à une page très foncée, mais foncée d’une drôle de façon – si le mot drôle a sa place ici –, une douzaine de bandes noir foncé, de largeur pratiquement égale, s’empilent pour former une sorte de carré, mais qui n’est pas entièrement noir puisque chaque bande est séparée de celle qui la précède et de celle qui la suit par une étroite fente qui laisse voir autre chose que du noir : des nuances de blanc et de gris en fines bandelettes qui forment un camaïeu clair.

Le spectateur se dit que ce pourrait très bien être un travail d’enfant rapporté de l’école à des adultes qui ne le comprendraient pas. Un carré découpé dans une feuille de carton noir, puis déchiré en bandes, puis reconstitué à l’aide de bandelettes blanches et grises. Bref, un méchant bricolage avec des taches de colle. Mais le spectateur sait qu’il s’agit d’une peinture, une peinture qu’il aime.

Elle dit :

ce soir-là, lorsque nous sommes rentrés, nous avions comme un pressentiment. Les stores étaient baissés, mais pas complètement. Nous n’osions pas entrer. Nous avons écarté les lamelles et nos yeux ont été écarquillés par le rouge sombre du sang que l’on devinait poisseux sur le sol clair. Les jumeaux étaient morts.

Il ajoute – du haut de l’échelle sur laquelle il est toujours juché, le livre à la main :

ce tableau de Soulages ressemble aux lamelles de cette nuit-là.

Plus que 365 jours… (21/365)

Blanc comme janvier – XXI

Les nuits que l’on passe à converser, à écouter les silences, à lire à haute voix.

De la bibliothèque elle tire un livre – on dirait qu’elle l’a repéré d’un seul coup d’oeil, un peu comme un gardeur de troupeaux qui connaît chacune de ses bêtes, sauf que les livres sont ici innombrables.

Debout face à eux, elle lit.

LA NUIT

La nuit, c’est-à-dire du vert, des bleus et ce peu de

rouge très sombre qui mord de ses grumeaux le bas

de la page. J’écris en hâte le mot flaque, le mot étoile.

J’écris naissance. J’écris bergers et rois mages. J’écris

que je brise une ampoule et que c’est le noir.

[tiré de « La vie errante », Yves Bonnefoy, Poésie / Gallimard]