Plus que 365 jours… (39/365)

Orangé comme février – VIII

Couvert de papillons
l’arbre mort
est en fleurs !
[haiku de Kobayashi Issa]

«ALisbonne, ma grand-mère ne porta jamais d’oeillet à la boutonnière, ni de ses robes ordinaires, ni de celle qu’elle endossa dès l’automne, notre premier automne en ville, notre premier automne loin du sud. Cette robe était noire ; mon grand-père venait de mourir, moins d’un an après notre arrivée, moins d’un an après notre ancienne vie. Pourtant, lorsque je repense à ces premiers mois passés à Lisbonne – dit Fernando à Mathilde –, c’est le rouge qui domine, le noir était présent, mais il a attendu pour s’imposer.

Ma mère et ma grand-mère ne trouvèrent pas de travail – finalement, le contremaître de la conserverie ne voulut pas d’elles –, alors, pendant que les hommes trimaient dans la puanteur chaude de l’usine, on arpentait la ville, moi avec elles, toujours devant, comme un petit animal qui incite les coursiers à avancer, non pas pour gagner un trophée d’or ou d’argent, mais plutôt pour ne pas perdre la dignité, leur dignité. Que faire sinon de nos journées dans ce rez-de-chaussée loué trop cher à côté de l’usine à poissons ? Tourner comme des bêtes en cage ? Soulever les pavés de la courette dans l’espoir de trouver une terre à cultiver ? Alors nous sortions en même temps que les hommes et rentrions une heure avant eux pour préparer le repas du soir.

J’allais avoir cinq ans et commençais à me sentir grand, grand comme un petit homme qui explore un nouvel univers en quête de quelque chose de vital pour les deux femmes qu’il aime le plus au monde, celles qui jusqu’ici ont guidé sa vie, ma vie. Maintenant c’était moi – le petit homme – qui étais devant et traçais tous les jours de nouveaux itinéraires, de nouvelles rues mises bout à bout, dans l’espoir de redonner du sens à la vie de mes deux femmes. Je tirais ma force de cet espoir. Et c’est sans doute durant ces mois-là que j’ai pris goût à la marche, la marche au long cours, des journées entières dehors dans la ville, les yeux ouverts sur d’infinies déclinaisons de couleurs, des blancs, des noirs et des gris qui s’étageaient des pavés jusqu’aux nuages de plomb.

Mais ce printemps-là, à Lisbonne, c’est le rouge qui régnait ; on le croisait dans toute la ville, par petites touches ou par bouquets entiers. Au marché aux fleurs, qui servait de point de ralliement à tous ceux qui voulaient changer le pays, on distribuait des oeillets à ceux qui se levaient pour un nouveau Portugal ; ils ne se cachaient plus et arboraient fièrement le rouge à la boutonnière, on voyait même des soldats la fleur au fusil. Nos itinéraires passaient chaque jour par ce marché, lieu des possibles, mais aussi lieu de repos, lieu de spectacle, lieu de solidarité. On y reçut souvent du pain, agrémenté parfois d’un peu de fromage ou d’un fruit. Les quelques pièces que nous avions ne servaient que pour acheter le repas du soir, les dépenser pour nous seuls – moi avec elles – aurait été une trahison, manger la part des hommes qui travaillaient pour nous nourrir.

Peu après mes cinq ans, le rouge fut victorieux et notre vie reprit des couleurs, pour quelques mois.»

Plus que 365 jours… (38/365)

Orangé comme février – VII

«Le noir qui mit brutalement fin à ma petite-enfance fut précédé du rouge. » Ainsi parlait le bègue dans la maison de la jardinière qu’il visitait tous les jours depuis le 1er janvier – dans cette maison, le bègue ne l’était pas, sa langue était fluide et la jardinière l’appelait par son prénom, Fernando ; et lui l’appelait aussi par son prénom, Mathilde, mais entre eux le vouvoiement restait de mise, comme pour mieux savourer cette amitié qui se tissait au fil des jours, lentement, solidement.

«L’été de mes quatre ans, une lettre chargée arriva de Lisbonne. On crut d’abord au renouvellement du contrat de fermage – le dernier remontait à vingt ans – mais l’acte rédigé par un avocat disait tout autre chose : ma famille avait six mois pour quitter le domaine, les propriétaires avaient décidé de le reprendre pour le confier à l’un de leurs petits-fils, fraîchement diplômé d’une grande école d’agriculture ; il arriverait en janvier après un voyage d’études aux Açores et en Afrique, dans les colonies portugaises.

Ma famille comprit qu’il n’y avait aucune échappatoire et mon père partit avec mon grand-père chercher fortune au nord ; avec eux, le joie quitta la famille. Ils furent absents de longues semaines, mais on ne fêta pas leur retour ; aux travaux des récoltes s’ajoutaient d’autres soucis, vendre les bêtes, la barque, le matériel de pêche et tout ce qui ne servirait plus à rien en ville. Les hommes avaient trouvé du travail à Lisbonne, dans une conserverie, ils commenceraient en janvier, juste après les Rois; et pour les femmes, le contremaître avait dit qu’il verrait sur le moment. En attendant il fallait tout vendre, transformer en argent le moindre animal, le moindre objet, en ville la vie serait dure, chaque pièce compterait. Mais trouver des acheteurs n’était pas chose facile, l’Algarve bruissait de rumeurs prometteuses, on parlait d’augmenter les rendements agricoles et d’accueillir des gens venus du nord, pour le soleil. Nos pauvres bêtes et notre pauvre matériel n’intéressaient pas grand monde – en vous racontant cela, disait Fernando à Mathilde, je me dis que le bruit des pièces que nous récoltions alors de ces ventes ne serait qu’un écho inaudible comparé à celui des montagnes d’argent érigées depuis avec le tourisme.

Notre dernier Noël face à l’océan fut d’une tristesse sans nom, une sorte de repas frugal la veille d’un départ vers l’inconnu. »

Plus que 365 jours… (37/365)

Orangé comme février – VI

[journal du marcheur – extraits]

« Sans cette histoire, on serait tous différents, certains d’entre nous ne seraient pas nés, et peut-être que d’autres seraient partis tenter leur chance ailleurs, que le village se serait éteint à petit feu, en même temps que ses derniers habitants.

L’homme qui émerge de cette nuit de juin et frappe aux portes pour trouver une sage-femme ou un docteur s’est lancé dans une course contre la mort. Dans un français teinté d’ailleurs, il dit que là-haut, sur l’alpage, une femme va accoucher et que ça a l’air mal emmanché. Il a frappé à une première porte, qui est restée close – des morts de la grippe espagnole. A la seconde porte, on l’écoute, on va chercher une lanterne et on l’accompagne à la troisième porte, celle de la sage-femme. Elle écoute, elle rassure, tandis que l’on se met en route dans la nuit. Il y a l’homme, la sage-femme – sur le cheval que l’homme tient par la bride – et le couple de la deuxième porte – mes grands-parents, dit Paulinho. La lune les précède sur le chemin, elle les éclaire tout en se donnant des airs de les guider, comme dans une scène qui raconterait la Nativité, mais tous connaissent le chemin et tous craignent un fin dramatique.

Sur place, dans la grande pièce, on trouve une femme calme, proche de la délivrance. Aidée par ma grand-mère, la sage-femme fait son office. Les hommes font bouillir de l’eau, en prélèvent un peu pour faire du thé et vont attendre sur les dalles devant la porte d’entrée ; ils sont éclairés par la lune qui stationne au milieu des astres de juin. Ils n’ont pas le temps de scruter le ciel, déjà ma grand-mère vient les chercher, et l’homme se trouve d’un coup dans l’état de père, la sage-femme lui ayant mis un bébé dans les bras. Il entend sa femme dire « elle s’appellera Maryam » ; l’homme reste muet mais acquiesce du regard ; derrière les larmes, ses yeux sourient.

Tandis que Maryam dort paisiblement avec sa mère, l’homme – son père – se met à parler à la sage-femme et à mes grands-parents. Ils commencent à comprendre pourquoi la maison n’est pas en ruines. »

Plus que 365 jours… (36/365)

Orangé comme février – V

[journal du marcheur – extraits]

Le bûcheron aux mille facettes – garde champêtre, garde forestier, garde-faune, garde-chasse, garde-source, intendant et veilleur du lieu – poursuit son récit.

(Parmi les habitants de la commune, certains l’appellent le veilleur, d’autres la sentinelle – en référence à son grand-père, le capitaine –, d’autres encore Paulo, tout simplement, ou alors Paulinho – en référence à la culture de sa mère ; quoi qu’il en soit, tous lui sont reconnaissants de garder les biens les plus précieux de la communauté et le secondent du mieux qu’ils peuvent.)

(Je reproduis dans mon journal cette partie du récit de Paulinho sur la base des notes très serrées prises dans mon carnet tandis qu’il parlait.)

« Ici, on n’a pas eu la guerre, mais on l’a connue de près, et plus que deux fois, à ce qu’on dit. Moi je suis né après tout ça. (…) Et puis il y a aussi eu la grippe espagnole, elle a glané son lot de vivants dans la commune – c’était juste après la grève générale. Il y a même une famille entière qui y a passé ; c’est eux qui possédaient la maison dans laquelle je vous parle maintenant. Ils n’avaient pas d’héritier, alors normalement c’était la commune qui devait devenir propriétaire, sauf que ça c’est passé autrement. Il faut dire que début 19, et dans les années qui ont suivi, on n’avait pas trop le temps par ici, les orphelins de la grippe à placer, des familles à aider, sans compter ceux qu’on essayait de retenir ici, de dissuader d’aller en ville, là où il y avait du travail, soi-disant. Et puis la crise est venue, avec tout ce qui a suivi, alors l’alpage on l’a oublié, et un bout de temps, et peut-être même qu’on l’aurait oublié pour toujours, que la forêt l’aurait repris, avec ces murs – il fait un geste vers les pierres du Jura – s’il n’y avait pas eu cette nuit de juin 34, je veux dire ce qui s’est passé cette nuit-là, et ce qu’on a découvert les jours qui ont suivi – je dis on, mais je n’étais pas né, comme je vous l’ai dit, je suis né après tout cela, mais cela, on me l’a raconté, et cette histoire a été tellement racontée, cette histoire est tellement liée à la commune, que ceux qui la racontent aujourd’hui disent encore on, car sans cette histoire, on serait tous différents. »

Le veilleur – Paulinho marque une pause, comme pour laisser l’un de nous recharger le feu, en cette matinée fraîche et pâlotte, mais on dirait aussi que le feu veut participer au récit, le récit du lieu qu’il est en train de chauffer et d’éclairer, on dirait que le feu veut rendre plus radieux encore le visage qui raconte le lieu dans lequel il brûle, en fait c’est comme si on écoutait un récit à deux voix, deux voix qui éclaireraient, l’une en parlant, l’autre en dansant au milieu des crépitements. Il poursuit.

« Sans cette histoire, on serait tous différents… »*

*[suite demain…]

Plus que 365 jours… (35/365)

Orangé comme février – IV

[journal du marcheur – extraits]

Ce matin, alors que je sortais de la remise qui me sert de chambre pour gagner la maison, j’ai vu une ombre se détacher de la forêt et se diriger vers moi, lentement ; j’ai fait quelques pas et attendu devant la porte la silhouette sombre qui progressait dans la neige. Lorsqu’elle a été devant moi, j’ai salué et approché la lanterne du visage qui me rendait mon salut ; je me suis aussitôt dit que mon geste était inutile, tant ce timbre de voix, grave, profond et chaleureux était reconnaissable entre mille, le plus âgé des chasseurs était devant moi.

On entre. Il s’assied à la table – à la même place que lors de sa précédente visite, sa place ? – et garde le silence tandis que je recharge le feu, fais bouillir l’eau et prépare le déjeuner. Lorsque nos hôtes sont réveillés, leur surprise est grande et leur inquiétude palpable. La voix entre alors en scène et accompagne le repas du matin, comme celle d’un moine qui lirait dans le réfectoire d’un couvent, mais cette voix parle notre langue, nous rassure et nous éclaire.

Lorsqu’il ne chasse pas, durant son temps libre, notre hôte est employé par la commune sur laquelle la maison – notre maison ? – a été bâtie. Enfant du pays, bûcheron de métier, il fonctionne comme garde champêtre, garde forestier, garde-faune et garde-chasse, seule la pêche échappe à sa vigilance, il n’y a dans cette commune ni cours d’eau ni étang. Il est aussi responsable de l’intendance de cette maison et doit veiller sur elle et ses habitants – c’est aussi le devoir de chaque habitant de la commune.

A chaque changement d’hôte – l’homme noir est resté plusieurs années – il doit venir informer de tout ce qui relève de l’intendance ; féru d’histoire, il en profite pour parler de l’épaisseur du lieu. Le passage de témoin entre les hôtes n’est pas de son ressort, il sait que ce rituel obéit à d’autres lois, qui le dépassent, et à des signes qui lui échappent ; mais lui sait voir d’autres signes, tout aussi subtils, ces signes qui disent un changement d’habitants : des volets entr’ouverts de telle ou telle façon, la manière de ranger la fourche et le balai au poulailler, les souliers devant la porte et mille autres détails que seuls des habitués peuvent remarquer ; lui passe ici presque chaque jour, mais le plus souvent sans se faire voir, il n’aime pas déranger. Il nous explique que l’autre jour, lui et ses amis chasseurs se seraient contentés de nous saluer si nous ne les avions pas invités à entrer. Avant de poursuivre, il nous remercie de notre accueil, celui d’aujourd’hui et celui de l’autre jour. Ses paroles me font du bien et je commence à me demander si ma place ne serait pas ici.

– Janus, quand viendras-tu m’instruire ? Ne tarde pas, je vois poindre les couleurs de février et je ne connais pas encore mon rôle.

Plus que 365 jours… (34/365)

Orangé comme février – III

[journal du marcheur – extraits]

Toujours pas de Janus à l’horizon, pourtant je scrute les aurores et les crépuscules pour y voir plus clair, plus clair sur les nuances de l’orangé, mais pas seulement ; pour l’instant, je scrute en vain. (…)

Hier soir, le feu m’a éclairé. J’ai eu envie de crier « eurêka ! », mais j’étais le seul encore debout ; les réveiller en criant – même de joie – serait faire preuve de bien peu de reconnaissance envers mes hôtes, me suis-je dit. (Depuis quelques jours, ils se couchent plus tôt, non pas qu’ils semblent fatigués, mais plutôt soucieux ; les visiteurs sans doute. Pourtant, une troisième visite aurait dû dissiper leurs inquiétudes, celle de ce couple de randonneurs qui a pique-niqué avec nous hier matin, devant la maison, sous ce joli soleil d’hiver. Ils avaient quelque chose à nous remettre, de la part de l’épicier du village dans lequel ils avaient fait étape pour la nuit ; plusieurs sachets de papier vert foncé sur lesquels étaient imprimés des dessins de fruits et de légumes. Contrairement aux fruits imprimés, les fruits contenus dans les sachets étaient de saison : oranges, mandarines, kiwis. Pourtant, cette visite et ces présents semblent avoir amplifié leurs inquiétudes ; derrière le crépitement des flammes, il me semblait entendre des chuchotements, sans doute ne dormaient-ils pas et devaient essayer de se rassurer avec des mots, de pauvres mots (…). )

Mais le feu d’hier n’a pas tout de suite été un feu de joie. Je regardais les flammes, me disant que j’y trouverais peut-être d’autres nuances que celles des aurores et des crépuscules, mais les flammes me résistaient, par moments je les trouvais même moins nuancées que les ciels qui annoncent l’arrivée ou suivent le départ de Phébus, je les trouvais presque plus fades. (…) J’ai dû m’assoupir, au moins une fois, car j’ai soudain eu sous les yeux d’autres couleurs, celles des braises qui clignotaient sur les bûches sans flamme. La joie m’est donc venue de l’absence de flamme. Et avec la joie, la certitude que les oranges sanguines que nous mangions les hivers de l’enfance constituaient le lien principal entre février et la couleur que je lui avais associée dans ma mémoire. (…) Les oranges sanguines, leur peau si particulière, douce et granuleuse, fraîche et chaude, un camaïeu de rouges sur fond orange. Les oranges sanguines, avant de les peler pour mériter leur chair – doux mélange d’acidité et d’amertume – on enlevait délicatement le papier qui les enveloppait, comme un trésor, on roulait ce papier ciré pour en faire un long cylindre que l’on posait en équilibre sur une assiette à dessert, avant de l’enflammer dans l’espoir qu’il monte au ciel. S’il montait, l’orange n’en était que plus délicieuse, s’il chutait lourdement après avoir fait mine d’échapper à la pesanteur, l’orange nous consolait, comme on console, dit-on, les prisonniers. (…)

Dans mon lit, cherchant le sommeil après tant d’excitation, je complétais mentalement la liste des éléments qui relient février aux chaudes nuances de l’orange, et des échos revenaient à mes oreilles, en particulier les rudes échos des renards en rut qui font résonner les nuits de février ; durant ces rudes nuits glaciales, les glapissements des renards roux ressemblent à des cris de bébés hommes, comme pour mieux rappeler ce qui suit le rut. (…)

Plus que 365 jours… (33/365)

Orangé comme février – II

[journal du marcheur – extraits]

Janus n’est pas encore passé, je vais l’attendre. Mais quoi qu’il advienne, je partirai avec janvier, pour entamer le mois suivant, cette nouvelle tranche de jours dont je cherche encore la couleur exacte. (…)

Ici, le rythme des jours et des nuits est déterminé par les tâches à accomplir. Entre ces tâches, chacun se plonge dans une introspection plus ou moins visible. Parfois, ces moments passés avec soi-même alimentent la discussion des repas ; d’autres fois, les repas sont silencieux, comme le reste du temps. (…) Et puis il y a les visiteurs, dont aucun, pour l’instant, n’a durablement troublé le paisible écoulement des heures dans ce lieu, ce lieu qui semble à la fois hors de l’espace et hors du temps. (…)

Ce matin, vers la fin du petit-déjeuner – nous le prenons en général au chant du coq – on frappe à la porte. Deux douaniers. Ils entrent, saluent, souhaitent la bonne année et s’installent à la table, comme des habitués. D’abord des regards silencieux, teintés d’étonnement et d’inquiétude, puis on propose du café, avec ce qu’il y a sur la table. On devise, comme à l’heure de la pause, et ils repartent. Cette visite nous questionne, ils n’ont rien dit de ce que disent habituellement les douaniers, on se demande même si l’on a pas rêvé leurs uniformes, tant leur comportement à notre égard était familier. Que voulaient-ils ? (…)

Aujourd’hui, juste avant l’heure du thé, alors qu’on rentrait du bois, des chasseurs sont passés. On les a fait entrer. L’un d’eux, le plus âgé, a inspecté le bûcher, le garde-manger, la cuisine et le cellier ; il a eu l’air satisfait. En partant, ils nous ont laissé un beau lièvre, sans nous demander si on saurait l’apprêter. (…) Après leur départ, on a parlé, échangé nos impressions ; on dirait que des êtres extérieurs, visibles et invisibles, veillent sur ce lieu, sans que l’on sache exactement comment, sans que l’on sache exactement pourquoi. (…) On essaie d’y voir clair, on essaie de se rassurer. (…)

Plus que 365 jours… (32/365)

Orangé comme février – I

[journal du marcheur – extraits]

Comme Janus, janvier est un mois à deux visages. Je m’étais dit que janvier me verrait filer vers les Alpes, mais je reste dans le Jura, comme bloqué, mais pas paralysé, c’est autre chose, des noeuds à défaire avant d’aller plus loin, des noeuds colorés. (…) Et puis il y a aussi cette envie de participer – acteur ou spectateur ? – à ce lieu qui se transforme. (…) Je baisse un peu la garde, j’ai maintenant une clé pour comprendre l’étrangeté de ces gens dans ce lieu ; ils n’ont que quelques jours d’avance sur moi, pourtant on leur a confié ce lieu et, semble-t-il, ils ont accepté. (…)

L’allongement des jours devient perceptible. Est-ce l’effet de ces aurores auxquelles j’assiste tous les matins, des flammes du feu entretenu jour et nuit, je ne sais, mais il me semble qu’il y a de l’orangé dans le mois qui suit janvier; je n’ai pas encore la couleur exacte dans l’oeil, ni sa texture. Prendre du temps pour approfondir cela, essayer de fixer les couleurs des jours et des mois; il me semble que cela vient de bien plus loin que de l’enfance. Espérer que Janus passera pour en parler avec lui. (…)

Plus que 365 jours… (31/365)

Blanc comme janvier – XXXI

Débarrassés de ses habits du dehors, l’homme noir est comme nous, un humain avec une histoire.

Il nous la raconte, son histoire – d’une noirceur sans nom –, il raconte aussi son arrivée ici, l’accueil avec le sel, le pain et le vin, le recueil de son récit par la femme qui occupait alors le lieu, le passage du témoin et les années vécues ici.

Maintenant c’est votre tour, nous dit-il, dans quelques jours, je partirai et vous prendrez le relais. Vous ferez vivre ce lieu, à votre manière, mais en y perpétuant la règle qui l’a fondé, ce lieu : accueillir et recueillir.

C’est il y a quelques jours à peine que l’homme noir nous parlait ainsi, me dit le couple, ceux qui ont pris le relais. En somme, nous vous avons précédé de peu, vous le marcheur du blanc, et comme vous, nous étions perdus avant de nous retrouver ici.

Restez sous notre toit aussi longtemps qu’il vous plaira.

Plus que 365 jours… (30/365)

Blanc comme janvier – XXX

Il ne fut d’abord qu’une tache noire dans le blanc qui nous entourait, ce blanc laiteux avec lequel nous faisions corps, nous au milieu de lui, lui autour de nous. De cette tache sombre et gesticulante émanaient des sons sourds que nous ne parvenions pas à saisir ; mais qu’étions-nous capables de saisir dans ce fossé au fond duquel des voix nous avaient jetés ?

Peut-être nous disions-nous qu’un curé ou un diable – mais quelle différence ? – psalmodiait d’obscures formules avant de soulever notre linceul de brouillard et de prononcer notre condamnation dans un immense éclat de colère, ou de rire – serait-ce cela la différence ?

C’est au contact de ses mains, les mains de cette tache sombre, que nous revenons à nous ; deux solides mains qui nous tirent littéralement de l’abîme, nous remettent debout et nous poussent avec rudesse sur un chemin forestier en nous criant – oui ces mains criaient – de rester éveillés, d’avancer, de ne pas nous arrêter, de ne pas nous retourner.

Combien de temps dure cette marche forcée ? Sans doute longtemps ; les feuilles mortes trempées ont fait place à un tapis plus épais, plus froid ; le son de nos pas n’est plus gluant, il devient grinçant, ça crisse et ça commence à monter, ça devient de plus en plus raide et soudain ça s’arrête. Les mains se sont tues et nous maintiennent en équilibre, on est debout sur un fil.

On tangue sur le fil, car les mains accrochées à nos épaules montent et descendent ; sans doute ont-elles besoin, tout comme nous, de reprendre leur souffle. Ça dure une éternité.

Peut-être nous disions-nous que ce fil était tendu au-dessus de l’éternité et que ce curé ou ce diable – mais quelle importance ? – allait nous faire tomber du fil, nous faire chuter dans l’éternité – ce serait ça, l’éternité ?

Pas de chute mais une descente, brève mais rude. Les mains se font rassurantes et nous retiennent en claquant la langue, comme un habile cocher. Il nous arrête sur un plat, devant un mur, nous lâche et ouvre une porte ; une douce chaleur nous aspire et nous tire de notre léthargie.

Ni enfer, ni paradis; nous étions arrivés dans cette maison, cette maison dans laquelle nous vous avons recueilli hier soir, oui, ici même, là où nous sommes en train de vous raconter cet épisode de notre errance.

Cet épisode que nous pouvons vous raconter parce que nos corps s’en souviennent, mais aussi parce que lui, l’homme noir, nous a raconté ce qu’avaient fait ses deux mains.