Ici et là – XIX

Pendant ce temps… – où l’on suit un être qui ne dort pas et change la ville, pas à pas

A l’heure où les lampes s’éteignent, il s’anime.
A l’heure où l’on rentre, il sort.
A l’heure où l’on se couche, il marche, parfois s’assied.
A l’heure où des corps se mêlent, il sème.
A l’heure où d’aucuns ont perdu espoir, il colore.
A la lueur des réverbères il gratte ou gesticule, collecte ou s’allège, mesure, déplace, questionne, écoute, contemple.
Quel est ce solitaire qui tutoie les belles de nuit, cet original qui fréquente les mirabelles?
Un papillon de nuit d’une espèce pionnière, un guérillero du genre solitaire, un lanceur de chlorophylle, une bombe à retardement, un alerte nyctalope, un jardinier des marges.

 

Ici et là – XVIII

Action! – où les lumières s’allument

Lumière, donc, et action!
On l’aura compris, ces conseillers déroutants et pas transparents qui agissent plus qu’ils ne conseillent, en pleine lumière, de jour comme de nuit, ce sont les Yéniches qui ont dressé leur camp dans la ville de Mathilde.
Leur vie est une sorte de jeu du chat et da la souris, une vie de campement en campement au gré des réactions des autorités plus ou moins chat-ouilleuses.
Dans la ville de Mathilde une jonction s’est opérée entre des activistes urbains et ces gens de la route, qui a transformé un terrain vague en place, une place qui a vu pousser un chapiteau, un chapiteau devenu forum et cantine du marché le samedi suite à un fameux plan de bataille (décisions V et VI).
Puis est venue la pandémie, alors Yéniches et activistes urbains ont accueilli le marché que le Canton voulait fermer, au grand dam de la population qui s’est enfin réveillée pour ne plus se rendormir, comme on le verra demain.

A demain, donc.

 

Ici et là – XVII

Conseil, conseillés, conseiller, conseillers – où l’ombre de plusieurs doutes

Souvent les conseillers qui parlent à l’oreille des politiques restent dans l’ombre. Où les politiques choisissent-ils leurs chuchoteurs, quels sont exactement les liens entre gens qui conseillent et gens conseillés? Ces questions restent en général dans l’obscurité, même la justice peine à y voir clair, et ce n’est pas à cause du bandeau qu’elle porte, la justice. Un juge peut-il conseiller un politique et réciproquement?
Restons-en là, d’autant que ces questions ne se posent pas, mais alors vraiment pas pour le premier camp – les sept femmes indépendantes et le conseil communal tout en muscle. Les conseillers de ce camp-là, le premier camp, avaient été choisis, ou s’étaient imposés – on ne sait pas bien – pour leur transparence et sans doute aussi parce qu’il s’y connaissaient en camps, les conseillers de ce camp-là, le premier camp. Ils n’étaient pas transparents, les conseillers qui s’y connaissaient en camps, ce qu’on veut dire par là c’est qu’ils étaient visibles les conseillers de ce camp, le premier, et qu’on les voyait plus agir que conseiller, en pleine lumière, de jour comme de nuit, pour leur camp et dans leur camp, si vous voyez ce qu’on veut dire. Ils agissaient tellement plus qu’ils ne conseillaient, les conseillers, qu’on en venait même à se demander qui conseillait qui. Des gens du deuxième camp affirmaient, mais sans preuve, que les conseillers avaient pris le pouvoir à ceux qu’ils étaient sensés conseiller et que ceux qui étaient sensés l’avoir, le pouvoir, ne l’avaient plus.
Dit comme cela, c’est déconcertant, on en convient, mais cela ne durera pas, promis, tantôt on fera toute la lumière sur les actions des conseillers, les diurnes comme les nocturnes et, à propos de nuit, à demain.

Ah oui, encore une chose, ou plutôt un conseil, dormez assez, sans quoi vous risquez de continuer à être déconcertés et bien d’autres choses encore.

Ici et là – XVI

Balle à deux camps? – où le Canton arbitre, point à la ligne

Sept femmes au pouvoir donc – l’exécutif –, et un conseil communal – le législatif – en pleine débandade.
Suite à l’élection de ces sept femmes dont cinq hors sérail, les partis politiques, unanimes, demandèrent à leurs conseiller.e.s de démissionner afin de bloquer l’exécutif. Alors on vit deux camps s’affronter.
Les deux municipales portées en triomphe suite à l’acceptation de l’initiative puis brillamment confirmées dans leurs fonctions par le suffrage populaire démissionnèrent de leur parti et déclarèrent que priorité serait dorénavant donnée à la politique non partisane, la vraie, la noble, celle qui renvoie à la gestion des affaires de la cité, pas celle qui s’englue dans la cuisine des partis, grasse et indigeste. Elles furent suivies par une trentaine de conseiller.e.s qui claquèrent la porte de leur parti pour mieux affronter la crise. Premier camp : sept femmes indépendantes et un conseil communal tout en muscle – par cette image on veut dire qu’il s’était allégé et qu’il serait sans doute vif.
Dans le second camp – celui où l’on obéissait aux partis –, on palabra longuement pour finir par écrire au Canton de venir remettre de l’ordre dans la Commune. La réponse du gouvernement, pour une fois prompte – la réponse donc, pas le gouvernement – arriva par la bouche de Madame la Préfète : les conseiller.e.s n’avaient qu’à pas démissionner du législatif, le Canton a d’autres chats à fouetter et un législatif réduit peut légalement siéger, point à la ligne.

Tandis que le second camp se confina dans la rancoeur et se mit à rêver aux futures élections – mais quand viendraient-elles ces élections, oui quand, et ça finit quand ce cauchemar, hein, ça finit quand? – le premier camp se mit au travail et sut se faire bien conseiller.

A demain.

Ici et là – XV

Pas de grève mais des changements – où l’expression démocratie participative reprend des couleurs

Il n’y eut pas de grève de l’impôt dans la ville de Mathilde, la ville du chapiteau bleu, le chapiteau devenu forum. L’initiative avait suffi à lancer de véritables changements. Non seulement son succès – cinq mille signatures, un fort taux de participation et septante pourcents des voix – balaya le plan de quartier mais il décima la Municipalité, une sorte d’exécution de l’Exécutif. Le syndic ne se mit finalement pas à l’eau minérale et démissionna; les deux autres mâles du collège l’imitèrent, penauds. Quant aux quatre femmes, seules deux restèrent dans la danse. Les deux premières avaient réussi à faire illusion un temps, entre l’arrivée des Yéniches une belle nuit de décembre et la votation qui eut lieu juste avant la pandémie. Pendant la campagne elle craquèrent et durent avouer leurs liens et leurs intérêts communs avec les urbanistes-bétonneurs-investisseurs, aussi, au lendemain du fiasco, emboîtèrent-elles le pas du syndic sans bulle et des deux mâles penauds. Les deux dernières furent portées en triomphe et eurent la lourde responsabilité d’organiser des élections et d’assurer la transition du pouvoir en plein début de pandémie.
La pression fut grande sur les femmes de l’association Vivre ici pour qu’elles se portent candidates, mais elles furent très claires, en politique cela fait des décennies qu’on mélange tout, pouvoir, intérêts personnels, copinages, et caetera, et caetera, eh bien ce sera sans nous! Nous allons continuer à agir sur le terrain où, avec la pandémie, il y a plus que jamais besoin de citoyens désintéressés pour des actions concrètes. De nombreux bénévoles du terrain tinrent le même discours, il fallut donc chercher des candidat.e.s. Mais avant de lancer la recherche, il y eut un vaste débat sous le chapiteau bleu dont il sortit ceci : préférence serait donnée à des candidat.e.s hors-parti – ces machines à fabriquer des Egos – et à des gens qui étaient prêts à renoncer aux échelles supra communale, marre de ces député.e.s qui ne sont jamais là, marre de celles et ceux qui considèrent la commune comme une rampe de lancement pour le Chef-Lieu ou la Kapital! 
Les deux municipales « sortantes » furent brillamment réélues – n’étant pas démissionnaires elles auraient pu se passer du suffrage mais elles souhaitèrent être confirmées par les citoyens. Avec elles, cinq nouvelles furent élues, donc sept femmes au total; de là à en déduire que les hommes étaient incapables de distinguer le bien commun des intérêts personnels, de là à en conclure que les hommes briguaient tous de plus hautes sphères, de là à penser que les votant.e.s étaient tous.tes éclairé.e.s, et caetera, et caetera, il n’y aurait qu’un pas, que nous ne franchirons pas, pour l’instant.

A demain.

Ici et là – XIV

Colombes ou corbeaux? – où l’on comprend qu’il y a quelque chose entre deux

Les gitans sont les corbeaux du ciel, tel est le titre de l’un des ouvrages d’Alexandre Romanès, homme de cirque et poète que vous connaissez peut-être. Nous, les Yéniches, on nous nomme parfois les gitans blonds; souvent nos cheveux et nos yeux sont clairs, pourtant il est rare qu’on nous accueille autrement que comme des corbeaux. Mais dans ce pays, notre pays, les cailloux sont plus feutrés que par le passé, plus de tac, tac, tac sur nos caravanes, ou si peu, mais des messages plus administratifs, plus urbains, aurait-on presque envie de dire. Urbanisation, justement. A cause d’elle, les aires de transit et de stationnement fondent comme neige au soleil, quant aux aires d’hivernage, n’en parlons même pas. Ici une route à élargir, là une zone industrielle et ses parkings exclusifs, ailleurs une école trop proche… comme si l’espace ne pouvait pas être partagé, on ne vole pas les enfants, c’est les nôtres qu’on a volés! Finalement on a bien raison de parler de distance sociale. Alors quand notre combat pour être visibles rencontre celui contre un plan de quartier, quand un privé nous accueille sur ses terres quelque temps, nous soufflons un peu, reprenons des forces et nous faisons ambassadeurs. Il n’y a pas que nos plaques minéralogiques qui sont les mêmes que les vôtres, nos papiers d’identité sont à croix blanche aussi, comme les vôtres, comme vous nous payons des impôts et remplissons nos obligations militaires, sauf qu’entre les cours de répétition nos armes sont sous clé dans les arsenaux. Nous ne sommes pas des corbeaux mais c’est vrai que parfois il serait bien tentant de revendiquer des aires Yéniches les armes à la main, quand la météo, les autorités et l’urbanisation se liguent contre nous; rideaux de pluie, règlements en cascades, flots de béton.

– Peut-être que vous devriez faire la grève de l’impôt? leur suggère-t-on timidement sous le chapiteau bleu.

– Peut-être, mais alors faites grève avec nous, leur répond-on, n’est-ce pas l’impôt communal qui finance l’étude du plan de quartier?

– C’est vrai!

A demain.

Ici et là – XIII

Métiers anciens, métiers nouveaux ? – où l’on mesure, un peu, l’ampleur de la tâche…

Pas mendiants, pas voleurs, pas voyous, pas escrocs, pas rôdeurs, pas vagabonds, pas fainéants pour deux sous mais travailleurs, itinérants du printemps à l’automne, voilà ce qu’ils étaient.
Chaudronniers, rétameurs, agrafeurs de faïences cassées – bols, assiettes –, rémouleurs – feuille, cailloux, ciseaux, couteaux –, vanniers, rempailleurs de chaises, réparateurs de parapluies, de volets, ferrailleurs, colporteurs, tout ce qu’on ne fait plus ou presque, sans compter tous ces gestes oubliés, des métiers, des techniques.
Musiciens, facteurs d’accordéons schwytzois, forains, diseurs et diseuses de bonne aventure, ça existe encore, mais les temps sont durs – mauvais présent.
Alors ces chapiteaux, grands ou petits, ces lieux mobiles qui parviennent encore à se faufiler – faux fils, faubourg – dans les interstices des villes et des bourgs sont précieux – renouer des fils,  tisser des liens, tresser des attaches, rempailler des humains.

A demain.

Ici et là – XII

Noms d’oiseaux – où l’on comprend qu’il ne s’agit en aucun cas d’ornithologie

Ces communautés qui cuisinent sous un chapiteau le font en parlant, elles expliquent, partagent, écoutent. Il y a ceux qui viennent manger, s’abriter, se réchauffer, chercher un peu de réconfort, il y a ceux qui organisent, donnent un coup de main et il y ceux qui cuisinent. Même si la distance est là, physique mais pas sociale, des échanges ont lieu, des liens se créent, des thèmes s’imposent.
Ce soir, il est question de l’accueil que l’on a eu ou que l’on a pas eu, des bras qui s’ouvrent ou qui lancent des pierres, des mots d’accueil ou des insultes.

– Comme on était saisonniers, on revenait au printemps, on ne nous appelait pas hirondelles mais plutôt maguts, pioums, macaronis.

– Sur les alpages d’où on venait, on mettait des macaronis dans la soupe du chalet, ici on nous traitait de paysans, de dzodzets, de manoillons bons qu’à bosser sur le ballast des CFF.

– Zigeuner! nous gueulait-on là-bas, ailleurs  c’était zingari, ici tsiganes, mais partout c’étaient des pierres qu’on nous lançait. Gamine, dans notre roulotte en bois tirée par deux chevaux, je me sentais à l’abri, les pierres ne me faisaient pas peur, elles faisaient presque un joli son sur le bois, à un rythme plus lent que celui des chevaux qui filaient au trot sous le fouet de mon père.

– Après la mort de nos logeurs, on a hérité de leur maison, c’étaient de très braves gens qui nous ont traités comme leurs enfants. Grâce à eux on a pu prendre racine ici. Après la mort de mon mari, j’ai cherché ma place dans le Monde et c’est Mathilde qui m’a accueillie chez elle.

– Zigeuner ça veut pas dire cigogne? C’est un bel oiseau la cigogne et c’est elle qui amène les enfants.

– Non! ça veut dire Tsiganes, pourtant on est des Yéniches, et on nous a pris nos enfants, pour les sédentariser, pour les faire élever par des gens bien, soi-disant, des gens qui n’avaient pas nos gènes migrateurs.

Une atmosphère de paix s’installe peu à peu sous le chapiteau bleu, cette sorte d’îlot pour oiseaux de passage, tandis que les effluves de minestrone s’élèvent par-dessus les voix qui racontent et les oreilles qui suivent.

A demain.

 

Ici et là – XI

Babel bleue – où l’on ne comprend pas grand-chose, quoi que…

Drôles d’oiseaux,
zagrinders
viagiants
vagants;
mauvaises graines,
jauner
gauner
fecker;
un jeunet rôde et pique toutes les bonnes graines de son long bec mais ne touche pas aux lombrics;
le parler répare la gamelle pendant que cuit la soupe; après on causera!
il ne casse rien ton chacheler! non il agrafe!
au lieu de le payer, un gadjé moleste le moléta qui lui a émoulu son riflard;
le chorbeni va nus pieds dans l’osier pour l’oseille;
l’ombrellai rabiboche le beau riflard d’un gadjée; gare au gars Jo!
tu t’enfonces, vazer!
que de casseroles: Moser, Waser, Kessler…

A demain, forains. Ou pas.

Ici et là – X

Minestra – où les ateliers Cuisine et migration changent d’échelle

On se souvient qu’il y a bientôt un an et demi, des ateliers Cuisine et migration ont vu le jour sous l’égide de l’association Vivre iciQue sont-ils devenus, ces ateliers, ont-ils résisté à ces temps très troublés?

Ils existent toujours mais se sont réinventés, et de belle manière. On les trouve quotidiennement matin, midi et soir en différents lieux : sous le chapiteau bleu de la ville de Mathilde et dans une grande salle communautaire qui se trouve non loin de lui et, bien sûr, sous le chapiteau rouge et blanc du bourg d’Alcide. On cuisine au bois, dans des romaines, comme on dit, donc des plats uniques, mais roboratifs.
Il ne s’agit plus d’enseigner une recette en lien avec la migration à une poignée d’élèves, mais de nourrir un maximum de laissés-pour-compte, la pandémie en fait naître chaque jour de nouveaux; la migration est cependant toujours présente dans cette opération de secours. Au fil des décennies, la ville de Mathilde a vu arriver de nombreuses communautés culturelles, avec leurs recettes, avec leurs musiques, avec leurs fêtes et leurs traditions. Les fondateurs des ateliers Cuisine et migration – Paola, Raffaella, Sofia, Séraphine, Marguerite, Pierre et Giuseppe – ont recensé les plats uniques de chacune de ces communautés, ces plats que l’on peut réaliser dans une grosse casserole posée sur un foyer ouvert équipé d’une cheminée.
Ce soir, dans la ville de Mathilde, c’est une fameuse minestrone qui réchauffe les corps et les coeurs sous le chapiteau bleu.

A demain.