Épisode 50
FRAGMENTS
Alcide a fait la connaissance de Madame F. car elle habite dans une commune qui a confié le ramonage à l’entreprise dans laquelle il travaille – on se souvient qu’Alcide a fait son apprentissage de ramoneur dans le bourg où il est né, dans l’entreprise de Bert et qu’après son apprentissage il a cherché du travail dans une autre entreprise, histoire de voir du pays. L’entreprise est grande et ramone dans plusieurs communes, dont celle de Madame F., à un jet de pierre du lac, non loin d’une haute-école dans laquelle feu Monsieur F. enseignait.
Madame F., qui avait pourtant reçu le papillon orange annonçant le passage du ramoneur, n’est pas là lorsque Alcide se présente en ce début de matinée; il trouve sur la porte la papillon orange au dos duquel on a écrit Monsieur le ramoneur, si vous trouvez ce billet c’est que je suis encore à la plage, entrez seulement, buvez un café en attendant, il y en a du chaud dans le thermos sur la table de la cuisine, je serai là dans un instant. Michèle F.
Alcide entre, se sert une tasse de café et se met à lire – il s’est plongé dans la relecture d’un recueil de nouvelles de Barry Lopez et ce recueil ne le quitte jamais. Peu de temps passe et Madame F. arrive. Elle est contente qu’il soit installé à la cuisine, se sert une tasse de café et demande – Que lisez-vous, jeune-homme? – Écoutez plutôt, ça devrait parler à quelqu’un qui se baigne dans le lac en toute saison (on est en mars, juste avant le confinement):
<< Vues de la rive, ces barres de gravier sont uniformément grises, mais approchez-vous, penchez-vous et vous verrez que ce n’est pas vrai. C’est comme si rien n’était révélé au premier coup d’oeil. Vous pourriez considérer ça comme l’effort de la pierre de se protéger des intrusions de ceux qui ne sont pas sincères. Regardez ça maintenant: la rouge, un silex noir, une sorte de quartz; cette grise rayée, du basalte; la pierre verdâtre, une roche sédimentaire, un schiste, avec des taches de cuivre; la bleue – peu commune celle-ci: chrysocole, un silicate. La blanche, quartzite. Obsidienne. Verre noir. Cette brune, andésite. Il est rassurant d’entendre ces noms, mais il n’est pas tellement important de s’en souvenir. Plus important est de voir qu’il s’agit de fragments de la terre, réduits, comprimés en une formule essentielle, que durant notre vie ils sont irréductibles. C’est une différence entre, disons, les pierres et les fleurs. >>
[Le chant de la rivière, Barry Lopez, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Adrien Le Bihan, Petite Bibliothèque Payot/Voyageurs, 2001, extrait tiré de la nouvelle Les bas-fonds].
– Magnifique, vraiment! Mon mari aurait apprécié, grandement, il était géologue, je connais la plupart de ces pierres, j’aimais l’accompagner en montagne, parfois même quand il partait en excursion avec ses étudiants. Et maintenant, je me baigne dans le lac, sans lui et j’écris des petits textes dans un carnet, pour lui, une sorte de journal intime du paysage, et je lis ces fragments à voix haute en espérant qu’il peut les entendre, comme un écho à la montagne.
Madame F. sort le carnet de son sac et se met à lire.
(Nuages)
Du Grammont à la Dent d’Oche, compacts serrés,
de la Dent d’Oche au Mont Ouzon, ça s’effiloche,
après ça disparaît, quasiment,
seul un éclaireur
se tient à l’aplomb des Voirons,
comme une vigie.
Un peu plus loin
le Salève fait le dos rond,
fanons au repos, jet d’eau éteint;
Prend-il des forces au soleil? Se pâme-t-il devant le Jura?
La vigie reste aux aguets.
(sans titre)
Pas un seul nuage, ce matin, des Préalpes au Jura. Il y a juste cet sorte de circonflexe entre deux modestes crêtes bleues, le Mont-Blanc qui se planque – oui, le Mont-Blanc peut se planquer! –, jour de repos? marre d’être le plus haut? le plus beau? le plus ci, le plus ça? Demandez-lui! Mais le fait est que ce matin, le seul élément blanc de ce paysage qui s’offre à moi – mouillée et assise sur des cailloux qui ne sont rien d’autre que des morceaux de montagnes, pointus et biscornus ou de jolis galets ronds et polis par l’eau – est le mont du même nom, comme déguisé en petit nuage bizarroïde, très dense, très clair.
Je prends une poignée de ces cailloux, les examine devant le paysage et crois pouvoir en nommer quelques-uns : Moléson, Dent de Jaman, Oldenhorn, Tête Ronde, Berneuse, Petit Muveran, Cornettes de Bise, Pic de la Corne, Baleine au repos. Je sais qu’il est assez improbable que ces morceaux proviennent exactement de ces montagnes, mais rêvons un peu, Quille du Diable! après tout, n’était-il pas plus improbable encore de trouver du granit dans le Jura, cet océan calcaire? Sauf que le Glacier du Rhône est passé par là et a déposé – c’est comme ça qu’on dit – ces blocs de granit après les avoir promenés quelques années, et c’est peu dire! Alors blocs erratiques, cailloux voyageurs sur une plage – touristes ronds, touristes pointus –, où est la différence? On pourrait demander au glacier du Rhône, mais il a filé, le climat s’est réchauffé et on lui a dit – Va au diable!
Et je me baigne dans son lac, celui qu’il a creusé, ou surcreusé suivant où, puis je me sèche, assise sur des morceaux de montagnes, assise au sens propre, car j’aime les montagnes et les morceaux qui s’en détachent – même ceux qui me piquent le derrière – comme je t’aime toi, feu mon mari.