J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 47/x

Épisode 47
Séminaire.s (FIN)
ENFANCE PERCHÉE

Et Bert dort.

Les auditeurs sont perplexes, échangent des regards mais aucun mot. On refait du café, on allume de nouvelles bougies, on mange des boules à la cannelle, on en avait prévu bien assez.

Et Bert dort.

Alcide prend la parole, sans même baisser la voix.
– Je ne sais pas pourquoi Bert m’a raconté cette histoire, mais je sais l’effet qu’elle a provoqué en moi, l’histoire ou le fait d’être monté sur un toit – mon toit – à l’âge de six ans.  De là-haut, j’ai vu le paysage sous un jour nouveau, je me suis senti plus près des nuages, ces grands voyageurs, je les voyais passer sans avoir besoin de lever la tête. Dès ce jour je me suis mis à grimper plus haut dans les arbres, mes soeurs et frères du verger, m’ont moins vu dans leurs branches – même les hautes-tiges, même Yggdrasil –, j’ai commencé à fréquenter des arbres plus hauts dans le voisinage, hêtres rouges, chênes, bouleaux, saules, ces arbres m’ont fait grandir, m’ont rapproché du ciel et des troupeaux de nuages. J’ai aussi eu le droit de passer la tête par la tabatière, grâce à un escabeau, d’aider Bert chaque fois qu’il venait ramoner et, lorsque mes parents ont vu que j’étais assez grand et après une longue discussion avec Bert, j’ai eu le droit de monter tout seul sur le toit; l’été de mes dix ans, j’ai reçu un baudrier, une corde et un mousqueton, la corde était solidement attachée à une poutre du grenier, Bert et papa avaient fait de bons noeuds et la longueur de la corde avait été calculée pour que je ne puisse pas chuter du toit. Durant mon enfance, j’ai passé beaucoup de temps dans les arbres et sur les toits, une autre façon d’être dehors. J’y ai forgé la certitude que je voulais un métier qui me ferait être dehors, par tous les temps.
Être sur les toits m’a aussi ressourcé, aidé à chasser mes soucis. Je me suis beaucoup confié aux nuages et souvent ils ont pris avec eux mes soucis, d’autres fois ils m’ont lavé la tête, d’autres fois ils se sont déchirés pour me faire revoir le soleil. Je ne sais pas de quel noir Bert – qui dort toujours – parlait tout à l’heure, mais je devine un peu, la peur de la mort de ceux qu’on aime, des chagrins très intimes, la peur avant une décision, la colère, les injustices. Les hautes branches et les toits ont été – et sont encore, je vous l’avoue – une sorte de thérapie, mes parents ont saisi cela, et toi aussi Célestine, et toi aussi Eric. Si je peux affirmer aujourd’hui que j’ai eu une enfance heureuse, c’est pour moult raisons, et aussi parce qu’on m’a laissé avoir une enfance perchée.
A ces mots, Bert se réveille. Tour à tour, les yeux un peu hagards, il regarde Alcide, Astrid, Eric, Célestine, la table; son regard tombe sur l’assiette de larges tranches de pain de campagne frottées à la tomate, tartinées au beurre à l’ail et toastées au four à pain, il en reste une, Bert la prend, sans rien demander et se met à la manger tranquillement, se sert du café brûlant, le sirote; on dirait un gars qui se lève tôt et déjeune avec  ce qu’il trouve avant de partir au boulot. Sa tartine terminée, il se sert une nouvelle tasse de café, toujours sans rien demander, boit, toujours à petites gorgées – ceux qui assistent à la scène sont médusés, limite hagards, et ce que se met à dire Bert les plonge dans la circonspection, d’une certaine manière.
– Mois aussi, Alcide, j’ai eu une enfance perchée, comme la tienne, et différemment. C’était bien le noir qui me rendait somnambule, mais un noir plus noir que le tien, je pense – je vous en parlerai peut-être un jour. Mes parents n’ont pas bien compris cela, ou du moins pas tout de suite et je n’ai pas eu droit à une classe verte – il s’arrête, regarde Célestine et lui dit – c’est formidable ce que tu as fait avec Alcide, c’est formidable ce que tu fais avec les enfants. Hercule, mon sauveur, en me parlant sur le toit, en me montrant les étoiles, m’a montré le chemin. Je n’ai plus fait de somnambulisme depuis, je crois, mais des angoisses me réveillaient souvent, alors je me levais, montait au grenier à pas de loups, pour ne pas alarmer mes parents et, perché sur un escabeau et sur la pointe des pieds j’ouvrais la tabatière et passais la tête dehors pour voir la lune et les étoiles; leur lumière m’apaisait, faisait reculer le noir et j’aimais voir la lune ruser avec les nuages, les éclairer quand ils voulaient la cacher; lorsque les nuages étaient très épais, je leur confiais des messages pour les étoiles, ou je les laissais me laver la tête, ou je les suppliais de dévoiler la lune. Aujourd’hui encore, même si ma vie est heureuse, les toits m’équilibrent. Alors, mon cher Alcide, mes cher amis, passer plus de temps sur les toits pour raconter des histoires, ça me parle.

Et Bert se met à expliquer les notes qu’il a prises dans son carnet, les maux qu’il faut soulager, les maux qu’il faut guérir, les mots-clés, les thèmes, les gens à cibler, les toits les plus propices (toits à une place, à deux places, et caetera, et caetera). Alcide sort du papier, on planifie, on se répartit les tâches, et caetera, et caetera. Eric va refaire des spaghettis, le fameux creux de 23 heures. Astrid feuillette Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, Célestine feuillette Le chant de la rivière, et Bert dit qu’on pourrait ouvrir une bouteille, ou plusieurs, on ne dit pas non.

Lorsque le séminaire se termine, aux petites heures du matin, on a un plan de bataille, comme on le verra ces prochains jours. Et d’ici là, n’oubliez pas, chers lecteurs, de plonger vos yeux dans le ciel, quelles qu’en soient les couleurs.

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