Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché
Épisode 42
Séminaire.s (suite)
PAYS NATAL
Lorsque Astrid referma le livre, le silence se fit, profond. De nombreux liens unissaient ceux qui étaient autour de la table – Célestine, Eric, Astrid, Alcide et Bert – mais le lien qui aurait crevé les yeux d’un éventuel spectateur était ce silence sensible par lequel on exprime, au sortir d’un théâtre par exemple, l’envie de faire durer ce que l’on vient de vivre, certes il y a eu les applaudissements, les rappels, on a quitté les gradins, mais on ne veut pas encore rompre le charme, briser la magie par des mots qui pourraient dissonner; cette sensibilité peut aussi se manifester devant les nombreux spectacles qu’offre la nature, et c’est bien cette sensibilité qui reliait la lectrice à ses quatre auditeurs, à la table, à côté du four à pain, sous l’avant-toit, au fond du verger.
Mais il faut bien continuer, reprendre le cours des choses, alors Eric se met à débarrasser la table, emporte la vaisselle sale et ramène un moulin et du café, Célestine se met à arranger les kanelboller sur un joli plat en terre cuite, Alcide se met à moudre, Astrid se met à feuilleter un carnet qu’elle a tiré de son sac et Bert, qu’on ne reconnaît plus, se met à écrire dans un carnet qu’il a tiré de sa poche.
Le café moulu, il faut le boire, alors on le boit, à petites gorgées, il accompagne si bien les kanelboller. Ce sont eux, les kanelboller, qui ramènent des mots entres les amis attablés.
– Ces pâtisseries, on en consomme beaucoup dans mon pays natal, ce sont un peu nos madeleines de Proust. Tu n’y as pas touché, Bert – Bert écrit toujours dans le carnet qu’il a tiré de sa poche –, tu n’as plus faim? tu n’aimes pas les douceurs?
– J’aime les douceurs, au contraire, mais la danse des grues m’a profondément remué, et ces paysages, quelles merveilles, les kanelboller peuvent bien attendre, mais pas les mots que ton pays m’inspire! – Le lecteur comprend ici que Bert a enfin compris qu’il suit un séminaire.
– Ce pays que je qualifiais tantôt de pays natal (épisode 41) ne l’est pas tout à fait, laissez-moi vous expliquer; si je devais raconter cet épisode de Nils perchée sur un toit, j’y ajouterais une touche très personnelle, venue du fond de mon enfance, et cela pourrait donner ceci:
<< Je m’appelle Astrid, je suis née dans ce bourg mais j’ai passé une grande partie de mon enfance en Suède, tout en suivant l’école ici. Comme vous le savez peut-être, c’est le métier de Maman qui a amené mes parents ici, au tout début des années 1990. A leur arrivée, Maman était enceinte de moi et c’est avec l’aide de Clotilde, la sage-femme qui a mis au monde la moitié du bourg, Clotilde si chère à nos coeurs, que je suis née peu après notre arrivée; mais j’ai été conçue en Suède et ma langue maternelle est le suédois. Alcide, mon amoureux de ramoneur m’a appris à grimper sur les toits pour y raconter des histoires à vous les gens strictement confinés, des histoires qui entrent par vos cheminées pour vous réchauffer un peu.
Laissez-moi vous conter une page d’une des plus belles histoires qui a bercé mon enfance, celle de Nils Holgersson. Avant d’entrer dans la danse des grues, entrons dans la cuisine de ma grand-mère maternelle, je suis debout sur un tabouret, je dois avoir cinq ans, j’apprends la pâtisserie avec mes deux grands-mères, les meilleures voisines du monde. Mes grands-parents étaient voisins – et le sont toujours, grâce au ciel! –, c’est comme ça que mon père et ma mère ont commencé à s’embrasser – et s’embrassent toujours, grâce à leur amour! – dans le bosquet qui sépare les deux jardins. La recette que je préférais réaliser était celle des kanelboller, mes deux grand-mères avaient la même, ainsi ces pâtisseries ne furent jamais une pomme de discorde entre les deux familles, mes deux familles. Tandis que nous pétrissions, étalions, tartinions, coupions et enroulions dans la cuisine, mes grands-pères étaient dehors, autour du four, le vieux four à bois qui voyait se succéder les fournées au fur et à mesure que la chaleur décroissait: pains foncés, pains clairs, gâteaux salés, gâteaux sucrés, pâtisseries et délicieux mets cuisant doucement à l’étouffée dans des cocottes en bonne fonte scandinave. Un bon four à pain, celui de mes grands-pères était excellent – et l’est toujours, grâce aux soins de mes chers vieux grand-pères! –, se maintient plusieurs heures à 180-200°C après les premières fournées; les kanelboller doivent être enfournés à 180°C environ, donc si nous étions en retard, nous papotions beaucoup en pâtissant – et papotons toujours, mais souvent par skype –, ce n’était pas grave, la fenêtre d’enfournement étant large, large comme la bouche du four à bois. Pendant que les kanelboller doraient au four, une petite vingtaine de minutes, nous soupions sous l’auvent. J’aidais mes grands-pères à défourner, nous badigeonnions les kanelboller d’un fin sirop de sucre, pour les faire briller et les rendre plus moelleux; c’était le dessert du souper sous l’auvent, les soupers four à pain comme on les appelait, et comme on les appelle encore – j’ai hâte d’y retourner, la même hâte qui est la vôtre d’être déconfinés.
Ces soirs-là je me couchais tôt, l’histoire qu’on me racontait – tour à tout mes quatre grands-parents – était courte car la journée qui suivait était très longue. Je partais pour la journée, un grand-père à chaque main, marcher dans la lande jusqu’à Kullaberg; dans la main qu’ils avaient libre, chacun de mes grand-père avait un panier, les victuailles de cette longue journée à l’aller, les trouvailles de la randonnée au retour – cailloux, coquilles d’escargots, bâtons biscornus, bois flottés et autres trésors de l’enfance.
Nous partions à l’aube et nous nous arrêtions une première fois pour le petit-déjeuner: boules à la cannelle, thé au même arôme et confiture d’airelles. Avant d’aller dîner sur le promontoire le plus avancé, nous stationnions longuement sur l’aire de jeux, une lande de bruyère à gauche de la route, non loin du promontoire le plus avancé et là, mes grands-père me racontaient à deux voix le rassemblement des animaux et la danse des grues, ils n’omettaient aucun mot, ni aucune virgule, comme moi aujourd’hui, perchée sur votre toit avec Alcide qui porte bonheur.
[…]
Après c’était le dîner, puis la sieste au son de la mer et des oiseaux. Pour rentrer chez mes grands-mères nous passions par la mer, empruntant des sentiers réservés aux marcheurs aguerris; les premières années j’ai appris le chemin sur les épaules mes grands-pères et un jour ils m’ont dit, tu es prête, file devant nous… >>
– Je crois que c’est comme ça que je la raconterais cette histoire, perchée sur un toit avec Alcide, conclut Astrid avant de croquer une boule à la cannelle, histoire de masquer un peu son émotion, mais un peu seulement.
Les autres l’imitent, le silence se fait de nouveau, profond.
Voilà, le séminaire continue, mais demain, alors faites de beaux rêves et, si vous êtes somnambules, fermez votre lucarne, chers lecteurs, chère lectrice, surtout qu’on annonce de la pluie et de l’orage, mais que la nuit vous soit douce cependant.