J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 41/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 41
Séminaire.s

On avait juste dit à Bert de passer souper ; il vint seul, mais passons, sinon on va encore s’énerver. Lorsque la météo était incertaine, les séminaires-repas avaient lieu sur la terrasse de Célestine et d’Eric – on se souvient que la terrasse était couverte et que sous l’avant-toit se trouvait un four à pain, au fond du verger, à côté de l’étang. Ce soir-là, distance physique oblige – on ne dit pas distance sociale, sinon on va encore s’énerver –, on n’était que cinq sous la terrasse, Célestine et Eric, Astrid et Alcide et Bert, le séminariste, si l’on ose dire. Afin de pouvoir nous concentrer sur l’essentiel de ce séminaire (fond), parlons vite, très vite du menu (forme) de ce repas sans alcool puisque repas-séminaire : larges tranches de pain de campagne frottées à la tomate, tartinées au beurre à l’ail et toastées au four à pain, spaghettis à l’ail et aux piments frits dans une huile d’olive irréprochable, généreuses tranches de mortadelle, eau de la pompe, café et kanelboller – patience lecteur, tu apprendras ce que sont les kanelboller d’ici la fin de l’épisode et que ta gourmandise ne te fasse sauter aucun mot, aucune ligne, sans quoi tu seras privé de dessert et tu vas encore t’énerver.

Qu’est-ce qu’une bonne histoire, Bert ? demande Alcide.
Bert ayant la bouche pleine, Astrid enchaîne:
– C’est une histoire qui fait rêver, Bert.
Et voyager, ajoute Eric.
Et qu’on a répétée, ajoute Célestine.
Et qu’on raconte à haute et intelligible voix dans la bouche d’une cheminée, sans avaler les mots, conclut Alcide.
Après chaque réplique, Bert opine du chef, il a la bouche pleine car il à très faim et il n’a sans doute pas encore bien réalisé qu’il suit un séminaire ; pour l’aider, Célestine augmente la distance physique entre lui et le plat de larges tranches de pain de campagne frottées à la tomate, tartinées au beurre à l’ail et toastées au four à pain.
Dans l’idéal, une histoire que tu as envie de partager, donc une histoire qui te plaît, pourquoi pas une histoire vécue, un peu romancée, ou alors une histoire qui part d’un roman que tu aimes, roman dans lequel tu peux insérer du vécu et même, pourquoi pas, des morceaux inventés, façon patchwork. Ce livre que j’ai apporté ce soir vient de mon pays natal, l’un des principaux pays dans lequel on consomme les kanelboller, il s’intitule Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède.
Et Astrid de brandir la très belle édition de ce roman de Selma Lagerlöf – version intégrale, évidemment, traduite du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, illustrée par Bertil Lybeck, parue chez Actes Sud en novembre 2018 (2ème édition). 
J’ai choisi quelques passages du chapitre V intitulé La grande danse des grues à Kullaberg, je vais les lire, cela constituera le cadre général, puis Célestine, Eric, Alcide et moi ajouterons des morceaux pour développer et obtenir un tout cohérent et plaisant ; interromps-nous quand tu veux, et arrête un peu de manger, sinon tu n’auras plus faim pour les kanelboller, ce qui serait dommage…
Un peu confus, Bert avale et finit par dire, d’une toute petite voix à l’ail et aux piments :
Une bonne histoire, en somme ?!
Oui Bert, exactement, une bonne histoire, mais bois un verre d’eau histoire de te rincer le gosier avant les kanelboller !

« Il faut reconnaître qu’en Scanie l’homme a érigé de nombreux bâtiments magnifiques, mais jamais il n’a réussi d’aussi belles murailles que les rochers de Kullaberg.
La montagne de Kullaberg n’est ni haute ni imposante mais basse et tout en longueur. Sur le sommet s’étendent des champs et quelques landes avec, par-ci, par-là, des mamelons recouverts de bruyère et des rocher nus. Le sommet n’a donc rien de magnifique et ressemble à n’importe quelle colline de Scanie.
De ce fait, le voyageur qui suit la route du sommet ne peut s’empêcher de ressentir une vague déception.
Alors, on le voit parfois quitter la route, s’approcher des bords de la montagne et regarder en bas des falaises, et brusquement il découvre un tel spectacle qu’il se demande comment il pourra en apprécier tous les détails. Car Kullaberg ne se dresse pas au milieu des terres, entourée de plaines et de vallées, non, elle s’est élancée aussi loin que possible dans la mer. En bas, pas une seule petite frange de terre n’isole des vagues les parois que la mer façonne à sa guise. 
(…)
Ces falaises superbes, dressées face à une étendue de mer bleue dans un air vif et scintillant, sont si appréciées des gens que de véritables foules s’y rendent chaque jour durant l’été. Il est plus difficile, par contre, de savoir ce qui attire ici les animaux qui, chaque année, s’y réunissent en une vaste assemblée. Mais la coutume remonte à la nuit des temps et il aurait fallu être présent la jour où la première vague, dans une gerbe d’écume, s’écrasa sur la rive pour expliquer pourquoi Kullaberg, de préférence à tout autre lieu, fut choisie comme site de l’assemblée.
Quand le rassemblement approche, les cerfs, les chevreuils, les lièvres, les renards et autres animaux sauvages à quatre pattes se dirigent vers Kullaberg dès la nuit précédente pour ne pas être vus des hommes. Juste avant le lever du soleil, ils marchent tous vers l’aire de jeux, une lande de bruyère à gauche de la route, non loin du promontoire le plus avancé.
(…)
Une fois arrivés à l’aire de jeux, les quadrupèdes s’installent sur les hauteurs. Chaque espèce reste groupée bien qu’il soit évident qu’un jour comme celui-ci la trêve générale règne et que personne n’ait rien à craindre. Ce jour-là, un petit levraut pourrait traverser la colline des renards sans perdre ne serait-ce qu’une de ses longues oreilles. Mais les animaux se disposent néanmoins en groupes séparés puisque c’est la coutume.
Quand tous ont pris place, ils commencent à chercher les oiseaux des yeux. D’habitude, il fait toujours beau ce jour-là.
(…)
(…) ça va être le tour des grues, maintenant.
Et les oiseaux gris s’avancèrent, dans leur habit de crépuscule, les ailes ornées de plumeaux, un panache rouge dressé sur la nuque. Comme emportés par un étrange vertige, les oiseaux haut perchés sur leurs pattes, avec leurs cous graciles et leurs petites têtes, bondirent sur l’aire et, dans un même élan, tournoyèrent sur eux-mêmes, en un mouvement à la fois de danse et de vol. Leurs ailes gracieusement relevées, ils se déplaçaient à une vitesse incroyable. Leur danse avait quelque chose d’étrange et d’inconnu. On aurait dit que des ombres grises jouaient à un jeu que l’oeil ne pouvait suivre. Un jeu que les grues avaient sans doute appris des brumes qui flottent sur les marécages perdus. Il y avait de la magie là-dedans ; et tous ceux qui jamais auparavant n’étaient venus à Kullaberg comprirent pourquoi le rassemblement portait le nom de danse des grues. La sauvagerie n’était pas absente de cette danse, mais le sentiment qu’elle suscitait était avant tout une douce nostalgie. Personne ne pensait plus à lutter. Au lieu de ça, tous les animaux, qu’ils fussent à plumes ou sans plumes, ne désiraient plus que s’élever vers l’infini, monter au-delà des nuages pour découvrir ce qui s’y trouvait, abandonner leur corps pesant qui les retenait sur terre et s’envoler dans l’air où régnait le surnaturel.
Cette nostalgie de l’inaccessible, de ce qui se cachait derrière la vie, les animaux ne la ressentaient qu’une seule fois dans l’année, le jour où ils contemplaient la grande danse des grues.


Puisque le cadre est posé, mais que l’histoire n’est pas terminée, que le séminaire se poursuit demain et que les kanelboller n’ont pas encore été définis – bien qu’il y en a qui refroidissent là, à côté du four à pain et que leur odeur donne envie de passer immédiatement au dessert – il s’agit encore de réaliser la promesse faite ci-dessus au lecteur irritable et gourmand, ces deux défauts sont souvent liés, et de définir cette spécialité scandinave ; voici ce qu’en dit l’Ecole Internationale de Boulangerie de Saint Martin à 04200 Noyers-sur-Jabron, en France : « Le Kanelboller est une viennoiserie emblématique des pays scandinaves, en particulier en Suède et en Norvège. Il se compose d’une pâte à brioche pauvre en matière grasse ou d’une pâte à pain au lait et d’un beurre cannelle. Si la composition du kanelboller est assez classique, le tressage de cette viennoiserie et son aspect final sont assez spectaculaires. »

Voilà, à demain ou à plus tard, pour la suite de notre séminaire suédois.

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