J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 37/x

Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché

Épisode 37
Décembre, une île

Coing cesse de trembler aux mots que prononce son frère humain – Alcide lui présente Astrid, lui explique qu’elle doit faire remonter une vieille histoire du fond de son enfance et qu’il faudra l’aider; ensuite il s’agira de donner un avis, clair, net et sans appel. Coing reste coi de longs instants, jusqu’à ce qu’une corneille vienne se poser sur une de ses basses branches; elle ne criaille pas la corneille, mais semble le caresser avec ses pattes, comme pour le convaincre d’accepter – elle ressemble à Plume-Blanche, se dit Astrid, la corneille amie de Nils et des oies sauvages. Coing finit par faire une sorte de clin d’oeil, en pliant une de ses feuilles en direction du visage de son frère; Astrid a capté le signal et se lance, mais c’est laborieux. – Il fait froid, c’est brumeux, de l’eau partout, autour, dessus, dessous, des vagues, une fête qui approche, le poisson qui manque, les bateaux à quai, la peur, la tristesse. Un chat reconnaissant, courageux, des barques, l’attente, le miracle, la fête, la communauté.
Silence dans le verger, stupeur même, Alcide se gratte la tête, pas un souffle dans les branches de Coing, la corneille est une statue – pourvu qu’elle reste se dit Astrid, avec elle s’envolerait mon espoir, pas d’histoire, pas de toit, pas de cheminée, et Alcide?
La corneille croasse, douze fois; Alcide regarde sa montre et ne comprend pas, Astrid s’écrie – oui, décembre, merci Plume-Blanche! La corneille ouvre des yeux tout ronds – oui Plume-Blanche, une île presque ronde, ça me revient, merci! Et l’histoire d’émerger, fluide, belle, lumineuse.

– Cette histoire s’intitule L’île aux chats – la voix d’Astrid s’est raffermie, on l’entend d’un bout à l’autre du verger dans lequel silence s’est installé, total; feuilles et brins d’herbe se tendent pour capter. – D’habitude, les grandes tempêtes ne frappaient l’île qu’aux équinoxes, mais pas cette année-là; l’automne est doux, presque indien, jusqu’à ce dernier jour de novembre. Le jour de la Saint André le ciel devient jaune, un orage éclate en plein jour, un orage formidable, de durs grêlons roulent comme roule le tambour d’un sergent de ville avant une terrible nouvelle; la pluie et le vent prennent le relais, une vingtaine de jours durant – lorsque la pluie se relâche le vent forcit, lorsque le vent faiblit la pluie redouble, un couple infernal ces deux-là. Par chance les bateaux sont rentrés juste avant la grêle, peu chargés, la pêche n’a pas été bonne, mais on se dit qu’un peu de maigre fera du bien avant le gras des fêtes, sauf que cette année-là il y aura eu deux carêmes, l’habituel, celui qui s’est conclu par une orgie d’oeufs et celui qui s’invite en ce mois de décembre, plus court mais plus dur. Peu de vivants dans les rues de l’unique bourg de l’île, personne sur les quais battus et fouettés, on reste le plus souvent calfeutrés dans les maisons de pierre; parfois des coups de canon – un lourd volet de chêne qui frappe le granite.
A la fin de la première semaine, l’inquiétude monte, elle ne redescendre plus. On fait le point dans la salle du Conseil, on scrute le ciel et l’on retourne se calfeutrer, perplexes. Zorbas, le chat des conseillers principaux, ce chat qui pourrait surgir d’un roman de Sepulveda, est témoin du grand souci des hommes, il a l’habitude de les entendre débattre devant la grande cheminée de la salle du Conseil, mais jamais il ne les a vus si inquiets. Dans les gamelles du bourg, celles des chats comme celles des humains, les rations sont frugales, très frugale, la seule chaleur qui monte des cuisines est celle des feux, les gens sont éteints – que faire?
Zorbas est comme ses maîtres – la conseillère et le conseiller qui dirigent pour un an le Conseil – bon et courageux, altruiste et entreprenant, alors il rameute les chats du bourg,  Zorbas, sous le couvert du marché, là où se tient la criée. – Noël approche, leur dit-il, pas le moindre poisson, aucun crustacé, pas plus de pâté d’anguille et encore moins de terrine parfumée, réagissons! Le conseiller et sa femme, mes maîtres bien aimés, veulent prendre la tête d’un groupe de volontaires pour affronter la tempête et ravitailler nos foyers, je ne veux pas les perdre, je ne le supporterais pas! Notre tour est venu, quittons nos maisons douillettes, laissons nos paniers chauds devant les cheminées, allons remplir nos gamelles, les nôtres et celles des humains. Tous le suivirent, Zorbas.
Dans ce décembre calfeutré, inquiet et maigre, on remarque soudain l’absence des chats, on les cherche, on ne les trouve pas dedans, on regarde dehors, par les fenêtres, et on voit des barques qui s’éloignent, alors on devine que les chats y sont; on s’équipe – bottes, cabans, bonnets, cirés –, on descend à la mer; le bourg est partagé en deux, les humains sur le quai, les chats sur la mer, démontée; la distance augmente entre eux, l’inquiétude aussi; on organise des feux et des boissons chaudes, on veille, on aimerait bien rentrer mais on ne s’en donne pas le droit, les chats bravent la mer, alors les humains doivent braver le quai fouetté par le vent et battu par les flots, la mer grossie par la pluie. Les heures passent, mais on tient bon, on est des pêcheurs que diable! Et on a raison de tenir bon, malgré le vent qui fouette et l’eau qui bat, car les chats ont tenu bon, les barques pointent comme le petit jour blafard, lourdement chargées – à côté de leur cargaison la pêche miraculeuse ferait pâle figure car les chats se sont surpassés.
Les retrouvailles sont belles, le deuxième carême prend fin, on prépare la fête, le bourg n’est plus partagé en deux, il est réuni sous le couvert du marché et il crie de joie. Un carême de vingt-trois jours et une fête de huit, voilà ce que fut décembre de cette année-là. Et quand vint janvier, la conseillère et le conseiller se levèrent et la conseillère prononça ces mots:
– Zorbas, prend la tête du Conseil, tu es le plus sage et le plus courageux d’entre nous.

Dans le verger, la voix s’est tue. Le silence est assourdissant, rien ne bouge. Astrid va se remettre à trembler dans l’attente du verdict, mais un phénomène curieux se produit, le sol se met à vibrer, doucement, comme une caresse. Astrid interroge Alcide du regard, il lui sourit, elle insiste, il lui dit:
– Taper des pieds à la fin d’un spectacle, c’est une façon de prolonger les applaudissements, faire vibrer l’air puis faire vibrer le sol; mes soeurs et frères n’ont pas de mains mais ils ont des racines et font vibrer le sol; Astrid, tu nous a conquis, mes soeurs, mes frères et moi, merci pour cette histoire! Comme pour confirmer, Coing s’incline devant Astrid – il est l’un des plus jeunes de la fratrie-verger, son tronc est encore souple alors il peut s’incliner, et tandis qu’il s’incline, Coing, Alcide se met à applaudir.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.


*

33 + = 37