Yggdrasil cycle 3, sur un arbre perché
Épisode 32
Manque
Il y a les cheminées qui emboucanent, les cheminées qui ne sentent rien et les cheminées qui embaument. Les premières on les ramone par devoir, parfois on les signale à l’administration qui demandera au propriétaire d’agir, de changer le brûleur, de tuber ou de prendre des mesures pour que le conduit cesse de cracher comme un vieux transatlantique essoufflé ou une vieille locomotives peinant sur la rampe du Gothard entre deux bouffées noirâtres. Les secondes on les laisse tranquilles car elles ont arrêté de fumer et sont très chatouilleuses sur cette question. Quant aux dernières, on les bichonne, on les pomponne, on demande au hérisson de se faire tout doux, puis on les hume et on leur parle avec l’espoir qu’elles vous répondront.
Alcide était penché sur une cheminée du troisième type, perché sur le toit d’un immeuble de rapport aux portes d’une grande ville, un élégant toit mansardé. A l’autre bout du conduit il y avait Madame Jeanne, une veuve qui aimait parler à ce jeune ramoneur qui ressemblait à l’un de ces petit-fils. Le conduit était celui d’une cheminée de salon, un de ces beaux salons à plafond haut, un de ces plafonds délicatement moulurés. Hiver comme été Madame Jeanne allumait un feu quotidiennement, avec du sapin qu’on lui livrait du Jura. Sa cheminée était sa cuisine, ainsi célébrait-elle le bon vieux temps, celui où elle et son Armand parcouraient le monde sac au dos, dormant sous tente ou à la belle étoile. Sur la grille en fer forgé de la cheminée du beau salon, de succulents mets glougloutaient dans des cassotons en fonte, où alors c’étaient des morceaux de viande ou des poissons entiers qui frétillaient une dernière fois. Sous la cendre il y avait souvent des pommes de terre, de ces belles et bonnes pomme de terre qu’on peut manger tièdes avec du hareng cru.
Pour une telle cheminée, une de ces cheminées qui ne chôme jamais, surtout pas les jours fériés – Madame Jeanne aimait recevoir ses enfants et petits-enfants –, il fallait un ramonage régulier, tous les six mois au moins. Le rituel était toujours le même: pour la date et l’heure écrites sur le papillon orange annonçant le ramoneur, Madame Jeanne sortait un drap – un vieux drap en lin réservé à cet usage –, l’étalait au pied de la cheminée pour protéger le parquet et attendait le coup de sonnette du ramoneur qui entrait déposer l’aspirateur avant de monter sur le toit avec le reste de son attirail, ramonait puis redescendait passer l’aspirateur dans la cheminée, et autour. Dans l’entreprise dans laquelle travaillait Alcide, on savait qu’il fallait aller chez Madame Jeanne en fin de journée, mais avant la flambée du soir, pour avoir le temps de bavarder sans la mettre en retard pour son souper auquel, parfois, elle conviait le ramoneur. Alcide en avait fait l’expérience et aimait ces moments de partage; il lui disait tout ce qu’il avait senti sur le toit et lui racontait la manière dont son hérisson aimait se frotter à cette cheminée tapissée de graisses exquises, de senteurs d’herbes sauvages et d’effluves de compotes de baies des bois; alors Madame Jeanne lui racontait ses festins avec Armand, les brochettes au feu de bois, les infusions de menthe sauvage et les fruits dégustés sous les étoiles.
Ce jour de mars 2020, on était déjà entré dans le Grand Confinement. Madame Jeanne n’avait pas eu le coeur à reporter le rendez-vous du ramoneur – reporter à quand, de toute façon? – mais elle avait appelé pour dire qu’elle n’ouvrirait pas au ramoneur et qu’elle passerait elle-même l’aspirateur, son aspirateur à elle, un vieil aspirateur robuste dont elle changerait le sac après cette tâche inhabituelle. Alcide donna tout de même un coup de sonnette avant de monter sur le toit. Là-haut il fit ce qu’il avait à faire puis frappa dans le conduit, plusieurs fois, comme on le fait au théâtre. Madame Jeanne comprit qu’elle pouvait aspirer et aspira – Alcide entendait l’aspirateur murmurer dans le conduit, ce qui le fit penser au Passe-muraille de Marcel Aymé. Lorsque le murmure se tut, Alcide prit le relais:
– Ne manquez-vous de rien, Madame Jeanne? Qui prend soin de vous?
Le silence qui suivit fit craindre à Alcide que sa voix ne porte pas assez et il s’apprêtait à répéter plus fort lorsque la réponse émue lui parvint sur le toit:
– Ne vous en faites pas, mon cher Alcide, l’immeuble s’est organisé et ma famille veille à distance. En fait c’est vous qui allez me manquer, vous me manquez déjà, j’aime nos discussions et ces soupers partagés avec vous. Dans six mois, tout cela sera-t-il fini? Pourrai-je à nouveau vous ouvrir ma porte?
– Je ne sais pas, Madame Jeanne, mais je reviendrai pour votre cheminée qui fait aussi téléphone, comme vous le voyez!
Éclats de rire de part et d’autre du conduit, suivis d’éclats de silence.
– Je ne suis pas pressé de rentrer, Madame Jeanne, d’ailleurs il y a peu de monde sur les routes en ce moment, on dirait qu’elles aussi ont été ramonées, le trafic y est fluide comme une fumée qui grimpe au ciel un jour sans vent, parlons un peu, Madame Jeanne, si vous voulez.
On assiste alors, un beau jour de mars, à une scène fantastique, fantastique au propre et au figuré. Perché sur un toit, un élégant toit mansardé d’un immeuble de rapport aux portes d’une grande ville, un jeune ramoneur parle à une vieille dame à travers le conduit d’une cheminée, une cheminée d’un beau salon à plafond haut, un de ces plafonds délicatement moulurés. La dame est au 1er, 1er gauche, assise dans son salon, le ramoneur est debout sur le toit, le toit mansardé de cet immeuble de six étages. Il dit à la dame, le ramoneur, que l’aspirateur lui a fait penser au Passe-muraille. Elle est comme le ramoneur, la dame, elle aime Marcel, et ils se mettent à se raconter des nouvelles de celui qu’ils ayment, le ramoneur raconte à la dame des nouvelles qu’elle ne connaît pas et le ramoneur en apprend de nouvelles de la dame. Les sons glissent dans la cheminée, de haut en bas et de bas en haut. De la rue, un passant attentif pourrait voir un ramoneur parler à une cheminée et presque l’entendre, d’une fenêtre quelqu’un pourrait apercevoir une dame écouter sa cheminée éteinte et presque écouter avec elle car il fait beau et les fenêtres sont ouvertes, mais il n’y a personne dans la rue, ni aux fenêtres, c’est le début du Grand Confinement, les yeux sont collés à des écrans et les oreilles bourdonnent de toutes sortes de rumeurs. Alors personne n’assiste à cette scène fantastique, personne n’entend les sons qui montent et qui descendent dans la cheminée, cette cheminée qui s’est transformée en puits, un puits sans fond, un puits sans fin, un Puits aux images.