Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres
Épisode 25
Préambule, avec plusieurs «s»… (suite)
Préambule – la partie de Célestine
«Dans la famille on est instituteur, et on fait des enfants!» disait le patriarche, le père de mon père, que je n’ai pas connu; mais mon père avait fait sienne la devise de son père, alors elle a rythmé mon enfance, rythmé mais pas bercé. La devise entière s’appliquait aux garçons, pour les filles la seconde moitié suffisait. Mon père n’a eu que des filles, trois, moi j’étais l’aînée; je le suis toujours, mais mon père est mort, juste après mon entrée à l’Ecole normale, l’ancêtre de la HEP. Je ne sais pas si mon père avait vraiment évolué, ou s’il a été obligé d’adapter la devise familiale au fait qu’il avait trois filles, toujours est-il qu’il m’a laissé aller au gymnase en vue d’entrer à l’Ecole normale. Je crois qu’il nous aimait – il nous appelait ses garçons manqués – et qu’il aurait fini par être fier de ses filles, mais son coeur s’est arrêté et on ne saura jamais exactement ce qu’il y avait dedans. Après la mort du père, maman m’a dit que je pouvais faire autre chose que l’Ecole normale, mais ça se passait bien, j’aimais les enfants, je me réjouissais d’avoir un métier et de vivre ma vie, quitte à bifurquer. Je voulais aussi aider maman qui faisait tourner la foyer avec sa rente de veuve et les petits suppléments pour nous trois, tant que nous étions en formation. Mes soeurs ont opté pour la création, l’une est artiste plasticienne, l’autre est ébéniste. Pourquoi écrire tout ça ici? Parce que j’ai décidé de bifurquer ici, en bordure de ce bourg, dans cette maison de paille que j’ai bâtie avec Eric, Vera, Roger, Alcide et leurs amis.
J’aime toujours les enfants, mais c’est parce que je les aime que je quitte l’école. J’ai eu une formation de qualité, des stages intéressants, j’ai pu choisir les places où j’ai travaillé, je ne me posais pas trop de questions et mon dernier directeur m’encourageait à devenir formatrice et peut-être aussi doyenne, un jour. J’y pensais sans trop trop y penser, moins de temps mais plus d’argent, plus de reconnaissance, la fierté posthume du père, c’était peut-être ça être trentenaire, me disais-je du haut de mes trente-deux ans, se hâter lentement dans le jeu social.
Alcide est arrivé à la rentrée 2004, avec ses parents. Ils m’ont ouvert les yeux. J’aimais les enfants, mais je ne les voyais plus; j’avais simplement 8 1P et le même nombre de 2P, des objectifs et des délais. Cela peut sembler caricatural, mais je planifiais tout, je me surprenais même à imaginer des plages pour une hypothétique remplaçante qui prendrait le relais quand je suivrais mes cours de formatrice – je songeais de plus en plus à le devenir, je me voyais comme un modèle. Mais Alcide a tout bousculé; ce petit bonhomme jovial et rêveur, cet élève vif comme le vent qu’il voit filer, capable aussi de l’immobilité du bonze pour faire surgir des idées, ce petit gars a commencé par m’énerver. Pourquoi questionnait-il certaines consignes? Pourquoi faisait-il exprès de dépasser en coloriant? Pourquoi n’avait-il pas un ami invisible, comme les enfants normaux, mais des frères et soeurs arbres? Il m’énervait, mais provoquait aussi de drôles de choses en moi, des choses que je refoulais; lorsqu’il me parlait de ses fleurs noirs, des discussions avec ma soeur plasticienne revenaient à mon esprit, lorsqu’il me disait qu’il voulait devenir un gentil épouvantail pour parler aux oiseaux, je me souvenais de maman qui me disais, après la mort de notre père, que j’avais le droit de faire autre chose que l’Ecole normale; toutes ces choses n’avaient pas de place dans les moules où je devais faire entrer mes 8 1P et mes 8 2P. Les parents d’Alcide ont su me résister, défendre leur fils intelligemment, respectueusement. Ils m’ont invité chez eux, m’ont présenté leurs enfants, si beaux, si nourrissants, si protecteurs: Pomme, Prune, Mirabelle, Coing, Yggdrasil et tous ceux qui les rejoignent année après année; ils m’ont fait visiter leur jardin, m’ont parlé du vivant, insectes, plantes, oiseaux, rongeurs, une sorte d’arche de Noé sans cloison mais avec des racines. Alors j’ai commencé à mieux regarder, à mieux écouter; plus de 1P/2P, mais Alcide, Eva, Olga, Gaspard; plus de directeur dynamique encourageant ses maîtresses à grader, mais un gestionnaire tatillon et ambitieux. Je ne supportais plus les murs de la classe, je me faisais rare en salle des maîtres.
J’ai commencé à faire l’école buissonnière avec mes élèves, dans le jardin d’Alcide, par les sentiers alentours. J’ai ressenti le besoin de revoir mes soeurs, de parler à maman, elles me trouvaient enfin épanouie, as-tu quelqu’un me demandaient-elles, alors je leur parlais d’Eva qui aimait mimer les histoires qu’inventait Alcide, d’Olga qui partageait les focaccia de son grand-père à la récréation, de Gaspard qui voulait devenir guide; elles m’écoutaient semblant découvrir un nouveau métier, si loin des histoires que racontait notre père. Et puis il y a eu Eric, il me voyait passer avec les enfants depuis son atelier de mécanique, il a aidé des enfants du quartier à fabriquer des caisses à savon – c’est Hélène, la grande soeur d’Eva qui a gagné la course, et les garçons ont beaucoup pleuré, sauf Jules le petit amoureux d’Hélène –, il a réparé ma machine à café, Eric, l’ami de Vera et de Roger, qui est devenu mon assistant côté cour et mon compagnon côté jardin.
J’ai quitté l’école mais je ne quitte pas les enfants, je serai la maîtresse d’Alcide et aussi une des animatrices de cette classe verte et sans mur, cette classe connectée à l’école par un réseau humain. Ici, c’est comme un nouveau monde en train de naître, le directeur de l’école, amoureux des discours et des belles formules, a même qualifié ce jardin « d’Eden pédagogique », pour une fois je lui donne raison, alors de grâce, et au nom de toutes ces jeunes pousses – Olga, Alcide, Marie, Paul, Virginie, leurs frères et leurs soeurs, leurs futurs enfants et petits-enfants, laissez-nous vivre ici, croquer et faire croquer les fruits de ce verger, ne nous chassez pas!