Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres
Épisode 24
Préambule, avec plusieurs «s»…
Si les autorités du bourg et du canton laissent passer le train de ce très beau projet de pédagogie active et présentielle, c’est qu’elles ne méritent pas le nom d’autorités, et on s’en souviendra… Cette phrase tourne dans la tête de Vera qui elle-même tourne dans son lit à la recherche du sommeil. Roger, une sorte d’Apollon, est hors de cause – peut-on imaginer un dieu ronfler? Non, évidemment! Et si on essaie, ça fait peur: Zeus tonnant, Héphaïstos faisant des étincelles sur une enclume, Poséidon écumant, tout ça dans un lit, oui, ça fait peur, alors ne l’imaginons pas, que les âmes sensibles nous excusent et passons immédiatement à autre chose, Tonnerre de Brest!
Si Vera ne trouve pas le sommeil et tourne dans son lit – sens anti-horaire – alors que la phrase tourne dans sa tête – sens horaire –, ce n’est donc pas la faute d’Apollon, c’est autre chose, une sorte de culpabilité: elle peine à rédiger le préambule du dossier de mise à l’enquête, elle n’a pas la plume facile, celle qui est pourtant ergothérapeute, et de voir ces jurés qui, à deux ou à dix doigts, tapent des rapports clairs, succincts et percutants ça la complexe, ça la bloque, celle qui tourne pourtant à l’inverse des aiguilles d’une montre dans son lit, et la présence d’Apollon qui dort paisiblement à ses côtés n’arrange rien, si au moins il ronflait celui-là, elle pourrait le secouer, le réveiller, partager un peu de son stress et de son blocage, façon punching-ball, mais non, il dort le beau gosse, et ça l’énerve de voir son profil grec chaque fois qu’elle passe (un quart de tour sur quatre). Elle se reprend, pense à Georges, son ancien prof. de yoga, ou de sophro, elle ne sait plus, mais il disait inlassablement, Georges, respirer profondément, se calmer, penser à quelque chose qui fait du bien, et caetera, et caetera (c’était un latin); et ça marche, elle se met à tourner dans l’autre sens – horaire –, le corps se met en phase avec la pensée, ça va mieux, elle est moins énervée de voir Apollon de profil une fois par tour, pourtant c’est le même profil; elle se calme encore, respire mieux, arrête de tourner, fixe le plafond; soudain son visage s’illumine, une sorte d’extase. Lorsque ses yeux se ferment, l’autre, à côté, dort toujours.
Lorsque ses yeux s’ouvrent, l’aube s’annonce à peine; elle est fraîche et joyeuse. Songeuse, elle regarde Apollon, soupire, lui fait un bec sur la joue gauche – elle dort à droite, mais il maintenant à plat ventre –, il maugrée, elle soupire, lui glisse à l’oreille, rapide comme l’éclair, j’aurai des choses à te confesser, mais plus tard, maintenant je dois écrire, urgemment, j’ai peur que ça me passe, il maugrée de plus belle, elle soupire, lui fait une bise sur la joue, toujours la gauche, et se lève.
C’est le doux bruit de la machine à écrire qui réveille Célestine, une Hermes Baby vert sauge. Elle se lève, passe un chandail sur sa chemise de nuit, sort et marche pieds nus vers Yggdrasil dans la rosée du matin – malgré l’absence de permis d’habiter, Eric et Célestine dorment régulièrement dans la maison de paille. Elle est surprise de voir Vera à la table à palabres, concentrée sur sa rédaction; elle contourne la table et se met à lire par-dessus l’épaule amie.
Préambule – la partie de Vera
Pour moi, Vera, ce préambule se situe à mi-chemin entre la confession et la profession de foi. Mentir par omission n’était pas une bonne stratégie, mais je l’ai fait. Je l’ai fait et poussé d’autres à le faire: Roger, mon mari, Célestine, mon amie et Eric son compagnon. Je l’ai fait pour Alcide, mon enfant chéri, fils de Roger, élève de Célestine et ami d’Eric. Je savais que tôt ou tard la vérité éclaterait et qu’il faudrait rendre des comptes, mais j’espérais que ce serait tard, qu’il y aurait prescription et que chacun s’inclinerait bon gré mal gré devant le fait accompli. J’espérais que ce serait tard, ou peut-être même jamais, mais ce fut tôt. Alors voici mes explications.
Ma pratique d’ergothérapeute m’a mis au contact d’êtres cassés, fragiles, inaboutis; en égrenant leur parcours, au fil de nos activités, discussions et balades, leurs noeuds apparaissaient, souvent les mêmes, renvoyant à l’enfance, à l’adolescence, à l’école, à la famille.
Pour Alcide, les premières semaines d’école ont été très difficiles, pour lui et pour nous, ses parents. Il peinait à faire sa place, racontait l’incompréhension, les moqueries des camarades et les remarques de la maîtresse qui lui demandait de descendre de son nuage, de colorier sans dépasser, et de la bonne couleur, de cesser de parler de ses frères et soeurs arbres, elle qui disait pourtant à ses élèves que les enfants naissent dans les choux.
Lorsqu’elle nous a convoqués, mon mari et moi, nous avons refusé de nous rendre à l’école, nous lui avons dit de venir, nous voulions lui sortir la tête des choux, et les choux de la tête, par la même occasion. Elle est venue, bravement, nous a écoutés, a écouté Alcide, a commencé à comprendre. Elle est revenue, seule puis avec ses élèves. Alcide s’est épanoui à l’école, la maîtresse n’a plus parlé de programme et de département, les camarades d’Alcide ont commencé à jouer avec ses frères et soeurs, nos enfants, à les dessiner, à les croquer, et ils revenaient le dimanche avec leurs parents, leurs propres frères et soeurs et des liens se nouaient.
J’ai commencé à rêver d’une école au jardin, avec une vraie maîtresse et ses assistants, pour creuser, planter, cueillir, faire des gâteaux, du pain, du jus de groseille. Je ne pensais pas que ça irait si loin; la maîtresse, Célestine, a été transformée, elle a cassé la baraque, annoncé sa démission, nous a présenté Eric, Nadia et puis tout s’est emballé. Je me suis sentie comme la cochère d’un bel équipage – fouette cocher, l’avenir est devant nous, au bout du verger y a une maison de paille, une terrasse et des enfants autour d’un four à pain.
Voilà, je ne regrette rien et je vais continuer à me battre pour que cette maison soit habitée par des humains qui permettront à des enfants de devenir des adultes complets, sans trop de noeuds ni de cabosses.
Si condamnation et amende il y a, je l’accepterai, mais ne tuez pas ce projet, il est pour nos enfants, il est pour vos enfants.
Le texte de Vera tenait tout juste sur une page. Elle relut et tira la feuille de la machine à écrire – ou plus exactement les trois feuilles séparées par deux papiers carbone. Célestine allait prendre la parole mais Vera rechargea la machine et se remit à taper, une seule ligne:
Préambule – la partie de Célestine
Puis elle se leva, serra Célestine dans ses bras et lui dit:
– A ton tour, ma chère, moi je vais refaire du café.