J’ai eu 20 ans l’année du Grand Confinement – épisode 20/x

Yggdrasil cycle 2, l’arbre à palabres

Épisode 20
Le premier juré

Est-ce ce petit garçon qui ne lui lâche pas la main, est-ce cette maison à taille humaine et la chaleur des matériaux qui la composent, est-ce l’enthousiasme qui peut s’emparer de nous lorsqu’il s’agit d’investir un nouveau lieu, est-ce l’inondation de soleil qui entre en même temps qu’eux par la terrasse, on ne sait pas, mais on aimerait faire durer ces instants durant lesquels le syndic est comme transfiguré; malgré sa cravate et sa taille, on dirait un enfant qui découvre un cabane au fond des bois, guidé par son petit frère qui l’aurait découverte avant lui. De peur de briser le charme, les adultes restent en retrait, ils suivent à distance en marchand sur des oeufs, l’oreille tendue, car les enfants parlent à voix basse, comme on le fait dans les cachettes, au fond des bois.
– Ici c’est la cuisine, avec son fourneau, Eric m’a dit qu’il m’apprendrait à allumer un feu avec une seule allumette, et sans papier.
– Et moi je t’apprendrai à faire de petits fagots, Alcide, avec les branches de tes frères et soeurs; tu sais coiffer les arbres? demande le syndic qui s’appelle Jean.
– Je n’ose pas essayer, mais je regarde papa et maman le faire chaque hiver.
– Ici c’est la pièce de vie, je suppose?
– Oui, il y a la grande table, pour quand il y aura plein de monde, et ici il y aura des bibliothèques, un canapé et des fauteuils.
– Tu sais déjà lire?
– Oui, grâce à Célestine et à mes parents.
– Alors je t’offrirai un livre, L’Homme qui plantait des arbres.
Là, ce sera la chambre de Célestine et d’Eric. A côté ce sera une chambre d’enfants, ou d’amis; je n’ai pas osé demander, ajoute Alcide en baissant encore la voix; et entre les deux chambres, il y a la salle de bain, et ici les wc avec de la sciure à la place de l’eau.
– Ça fera du bon fumier pour tes frères et soeurs!
– Oui! répond Alcide en se pinçant le nez.
Ils éclatent de rire et les adultes doivent se mordre les lèvres pour ne pas rappeler leur présence. Les deux enfants grimpent sur la mezzanine.
– Et ici, ce sera quoi? demande Jean.
– C’est pas encore décidé.
Un grand silence se fait dans la maison, on dirait que chacun réfléchit à la question, tant les enfants perchés que les adultes demeurés en bas.

Brusquement, Jean redevient syndic. D’un pas décidé il entraîne Alcide en bas, d’un geste énergique il fait comprendre aux adultes qu’on retourne à la table à palabres. On s’assied. Le syndic remplit les verres de jus de groseille, vide le sien d’un trait, regarde à la ronde et demande :
– Vous connaissez la pièce de théâtre Douze hommes en colère ?
– Oui! s’écrie Vera, c’est une histoire qui commence très mal et qui finit très bien, ou du moins, mieux qu’elle n’a commencé.
– Exactement! dit le syndic. Et il résume la pièce en modifiant certains éléments du procès, histoire de ne pas effrayer Alcide, qui n’a tout de même que six ans… – pourtant, la lectrice et le lecteur savent qu’Alcide, tout comme son frêne jumeau, est friand de mythologie grecque, mythologie dans laquelle il ne se passe pas que du joli, joli, mais ne nous écartons pas du sujet, pour une fois qu’on avance…
– La situation est simple, poursuit le syndic, on peut retourner les choses dans tous les sens qu’on veut, vous avez menti aux autorités – il regarde tour à tour les quatre adultes en faisant les gros yeux, puis adresse à Alcide un clin d’oeil complice. En tant que premier représentant des autorités du bourg, je devrais me mettre en colère et tonner de toutes mes forces, mais j’ai compris le mensonge et je devine la vérité qui se cache derrière, alors voici ce que nous allons faire.
Et le syndic d’expliquer que la pièce qui va se jouer dans le bourg ces prochains temps sera longue et que, comme dans la pièce de Reginald Rose, la majorité sera contre eux au début, mais nous les retournerons les uns après les autres, jusqu’au dernier, et on finira par vous l’obtenir, ce foutu permis d’habiter, tonnerre de Brest!
– Et comment on va faire? demande timidement Roger.
– Dans cette pièce qui va se jouer, je suis le premier juré, le premier à faire taire ma colère pour écouter ma raison. Grâce à ta visite guidée, mon grand Alcide, grâce à la réputation votre pédagogie, ma chère Célestine, j’ai été retourné par ce projet que je ne connais pas mais que je devine, ce projet au centre duquel se trouve la maison litigieuse. Alors si moi, syndic conservateur et porté sur la bouteille suis retourné, je vous le dis, tout le monde sera retourné, foi.e de jus de groseille, même ces Messieurs de la Capitale.

Alcide se met debout sur sa chaise, saisit à deux mains le pot de jus de groseille, fait signe aux grands de tendre les verres, les remplit, repose le pot, saisit son verre, le lève et déclare:
– J’ai compris! Et maintenant faisons la liste des personnages de la pièce.

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