Plus que 365 jours… (49/365)

Orangé comme février – XVIII

Puis ce fut mon grand-père qui prit la parole, dit Paulinho en montrant une page du livre, comme pour prouver qu’il n’inventait rien – Paulinho parlait aux hôtes de l’alpage et au marcheur du blanc, leur premier hôte ; il leur racontait les heures qui avaient suivi la naissance de Maryam, la fille de Judith et de Peter ; son grand-père avait assisté à tout cela, puisque cette fameuse nuit de juin, lorsque Peter était descendu au village avec son cheval, c’est à la porte des grand-parents de Paulinho que Peter avait frappé en premier ; ils étaient allés réveiller la sage-femme et l’avaient accompagnée à l’alpage, avec Peter, et le cheval. Et Paulinho, bien que pas encore né à cette époque, la connaissait par cœur cette histoire, tant on la lui avait racontée.

Puis ce fut mon grand-père qui prit la parole, dit Paulinho en montrant une page du livre, comme pour prouver qu’il n’inventait rien. Mon grand-père dit à Peter que le hasard avait bien fait les choses, qu’il avait frappé à la bonne porte, celle du syndic du village – chez nous on dit syndic, ailleurs on dit maire, dans le pays d’où vous venez on dit Burgmeister, je parle un peu allemand, mais pas aussi bien que Günter, votre ange gardien, ce douanier qui n’oublie pas qu’il y a un humain sous son uniforme. Ce que Günter a fait ne me surprend pas et ne surprendra sans doute personne, mais ne vous en faites pas, je me porte garant des gens de notre village, une partie d’entre nous sommes issus de familles chassées de France par la révocation d’un édit ; déjà les religions divisaient les peuples, déchiraient les familles, alors soyez les bienvenus, vous Peter, avec Judith votre compagne et Maryam, ce cadeau du ciel. Depuis cette nuit, c’est tout un village qui veillera sur vous, nous allons sans doute vers des temps très durs, mais ici vous serez à l’abri.

Ainsi parlait mon grand-père, disait Paulinho. Et les jours qui suivants virent défiler les gens du village qui montaient, par petits groupes, présenter leurs hommages à ceux que le syndic avait mis sous la protection de la commune, Maryam, Judith et Peter. Pas un seul ne manqua à l’appel, pas un seul ne remit en question la décision du syndic, chacun semblait capable de se mettre à la place de Maryam, de Judith et de Peter.

Plus que 365 jours… (48/365)

Orangé comme février – XVII

Paulinho interrompt sa lecture, mais ne referme pas le livre – Chroniques –, il se met à raconter les heures et les jours qui suivirent la naissance de Maryam, la fille de Judith et de Peter et, ce faisant, il se réfère au livre, tourne ses pages, met en évidence tel ou tel élément.

Après la naissance, tandis que Maryam et sa mère dormaient paisiblement, Peter se mit à raconter son histoire à mes grands-parents et à la sage-femme. Si Günter, disait Peter, le sergent des douanes, notre ange gardien en chef, ne vous a pas encore parlé de nous, c’est qu’il repoussait ce moment, car nous avions peur, lui et nous, ainsi que les douaniers qui forment son détachement, peur de vos réactions, vous, les gens de la commune, vous, les gens du village. Comment vous dire en effet que cet alpage abandonné  depuis la fin de la guerre était à nouveau habité, et par des réfugiés illégaux, protégés par un détachement de douaniers, eux aussi dans l’illégalité,  la plus pure illégalité ? Et comment vous expliquer que Günter nous avait été recommandé par un de ses cousins berlinois, nous qui avons traversé toute l’Allemagne et sommes passés par Strasbourg et Bâle avant d’arriver ici ?

Nous espérions que la naissance de Maryam ne nécessiterait aucune intervention extérieure, mais il en a été autrement, disait Peter en regardant la sage-femme. Celle-ci elle s’appelait Marianne – lui répondait que son intervention n’aurait pas été nécessaire, mais qu’elle les comprenait, lui Peter et sa femme Judith, qu’ils n’avaient pas d’expérience, que c’était bien normal ; la nature fait en général bien les choses, mais cela, on ne le sait pas tout de suite, la vie doit d’abord nous l’apprendre. En disant cela à Peter, Marianne lui avait posé la main sur l’épaule, comme pour lui transmettre un peu de son expérience, un peu de son calme.

Puis ce fut mon grand-père qui prit la parole, dit Paulinho en montrant une page du livre, comme pour prouver qu’il n’inventait rien.

Plus que 365 jours… (47/365)

Orangé comme février – XVI

[Chroniques – extraits]

Judith et moi, Peter, son compagnon, ne sommes pas arrivés ici par hasard. Mais expliquer exactement pourquoi nous sommes ici, et exactement ici, relève à la fois du facile et du difficile. Il serait par exemple facile d’affirmer qu’on a quitté notre pays pour sauver notre vie, mais qu’en savons-nous, pouvons-nous vraiment affirmer que nous serions morts là-bas, à l’heure qu’il est ? Et sommes nous sûrs que notre vie sera meilleure ici ? Et à quelle échelle de temps ?

Nous sommes le 1er janvier 1934, voilà six mois que nous vivons ici, à l’insu de tous, sauf des douaniers, nos anges gardiens. Judith est enceinte. Si tout se passe bien, notre enfant sera un enfant du solstice. Quelle langue lui parlerons-nous, celle d’ici ou celle de là-bas, le pays d’où nous venons ? Retournerons-nous un jour dans ce pays ? Voudrons-nous montrer ce pays à notre enfant, voudrons-nous lui faire connaître nos familles ? Jusqu’à quand restera-t-il des membres de nos familles dans ce pays ?

Jamais nous ne pourrons faire croire que nous avons toujours été ici, mais dans ce pays multilingue, dans ce pays dont l’une des langues nationales nous est familière, nous pourrons toujours dire que notre accent – il diminue, d’après Fritz – vient  de la partie alémanique.Judith et moi avons décidé de poursuivre  notre apprentissage du français avec Fritz, ce douanier bilingue originaire du nord de la Suisse. Il nous a donné un dictionnaire, chaque semaine il nous apporte des livres ; il lit et nous lisons après lui, il nous parle et nous lui répondons. Nos conversations portent sur la situation en Europe. Nous sommes inquiets, tous les trois, comme des millions d’Européens. Il est très bien informé, et nous aussi. Il nous apporte des journaux, dans plusieurs langues, et depuis quelques temps, nous avons même une radio. Ici, les ondes passent bien.

Pour Judith et moi, apprendre le français, le parler, le lire couramment et l’écrire le mieux possible, signifie accepter l’idée de ne peut-être jamais rentrer chez nous, et peut-être même de ne jamais dire à personne que  ce chez nous a existé. Pour Judith et moi, apprendre le français c’est aussi, d’une certaine manière, revivre notre rencontre ; c’était à un cours du soir, dans une ville d’Allemagne, au début 1930 ; j’apprenais l’allemand à des gens venus de l’est.

Depuis que Judith est enceinte, nous avons décidé de parler le français entre nous, de la même manière que nous avons utilisé l’allemand pour nous dire notre amour. C’est sans doute en français que nous dirons à notre enfant que nous l’aimons, et c’est peut-être notre enfant qui décidera si nous devons rester ici ou retourner là-bas.


Plus que 365 jours… (46/365)

Orangé comme février – XV

Paulinho ne poursuit pas immédiatement son récit. Il se lève tranquillement, repousse sa chaise en arrière, sort son couteau, l’ouvre ; puis on le voit disparaître sous la table. Ceux qui assistent à la scène restent assis, mais reculent avec leur chaise et se penchent pour regarder sous la table ; ils sont trois, ceux qui assistent à cette scène : le couple – les hôtes de ce lieu depuis peu de temps – et le marcheur du blanc, arrivé quelques jours après eux, leur premier hôte.

Ce qu’ils voient sous la table n’a rien d’inquiétant. A l’aide de son couteau, Paulinho soulève des morceaux de plancher – une sorte de trappe que l’on n’avait pas encore vue –, les dépose, plonge ses mains dans le trou sombre, mains qui ressortent en tenant un grand rectangle, assez épais, d’un certain poids, si l’on en juge par ses gestes. Il pose le rectangle à côté des morceaux de plancher. Le plancher et le couteau sont refermés, le rectangle est posé sur la table et Paulinho reprend sa place, mais pas encore le récit.

L’objet rectangulaire n’est pas encore visible, il est emballé dans un sac de toile, du lin. Paulinho en sort un grand livre, format atlas, relié en cuir, un beau cuir brun chocolat, un chocolat qui aurait une bonne teneur en cacao. Sur la couverture, finement incrustées, dix lettres argentées, un mot, Chroniques. Paulinho ne l’ouvre pas, il fait durer le plaisir. Il dit : «C’est à Peter que l’on doit ce recueil ; il a fabriqué le papier qu’il a cousu en cahiers qu’il a reliés pour en faire ce livre, puis il s’est mis à rédiger ; les premières chroniques sont de lui. Mais de tout cela, je vous parlerai plus tard, pour l’instant, écoutons-le.» Paulinho ouvre Chroniques et se met à lire.

«Judith et moi, Peter, son compagnon, ne sommes pas arrivés ici par hasard. Mais expliquer exactement pourquoi nous sommes ici, et exactement ici, relève à la fois du facile et du difficile. » [à suivre…]

Plus que 365 jours… (45/365)

Orangé comme février – XIV 

«Avant l’enterrement, j’ai voulu écrire une lettre pour que mon grand-père – mort d’une crise d’apoplexie en plein travail – l’emporte avec lui, pour qu’il ne m’oublie pas ; dans une histoire que ma grand-mère m’avait racontée, quelqu’un écrivait à un ami disparu.

Je ne savais pas encore écrire, alors ma grand-mère guidait ma main tandis que je disais les mots, de pauvres mots d’un enfant de cinq ans et demi qui pleure son grand-père ; de l’autre main, elle essuyait nos larmes. « Avô, pourquoi es-tu parti sans moi ? Fais-moi signe, j’aimerais savoir où tu es. S’il te plaît, ne choisis pas un caveau dans le grand cimetière, tu sais, j’ai peur du noir. » En bas de la lettre, j’ai mis mon prénom, Fernando, sans l’aide de ma grand-mère. Les adultes calmèrent mes craintes en m’expliquant que mon grand-père avait choisi – de longue date – la crémation ; il voulait connaître une dernière fois le vent de l’Algarve, nourrir sa terre ou alors les poissons. Ma lettre fut donc brûlée et les cendres mélangées à celles de mon grand-père.

Un contremaître de la conserverie – un pays – nous emmena en voiture vers le sud où nous répandîmes les cendres dans la brise du soir, face à l’océan. Nos prières furent laïques, faites de chants et de poèmes, des mots de Pessoa, de Zeca Afonso et d’autres humains que nous aimions. J’aimais les bougies et les vitraux des églises, mais ma grand-mère m’expliqua que l’Eglise interdisait toute cérémonie funèbre pour quelqu’un qui avait choisi d’être incinéré. Je crois que la graine de mon athéisme fut plantée ce soir-là, face à l’océan, sur cette terre fertile qui m’avait vu naître cinq ans et demi plus tôt.

Puis tout s’accéléra. Un cousin nous envoya ses condoléances depuis la Suisse où il avait fui la dictature, au début des années soixante. Il parlait d’un pays paisible, qui n’était pas un paradis, mais dans lequel il y avait du travail, mieux payé que chez nous, des logements confortables, de bonnes écoles et un bel avenir. Il croyait à une possible démocratie pour le Portugal, mais pas à un avenir économique ; il invitait mes parents et ma grand-mère à réfléchir, venez-voir, leur disait-il.

Notre dernier Noël au Portugal ne fut pas moins triste que le précédent, un autre repas frugal la veille d’un autre départ vers l’inconnu, pour mes parents d’abord. Nous, ma grand-mère et moi, on restait à Lisbonne avant de les rejoindre, peut-être. Ma grand-mère remplaça ma mère à l’épicerie. En mars, on reçut une lettre de Suisse. On m’avait inscrit à l’école, je devais venir avec ma grand-mère, au plus tard mi-août.

J’habite cette tour depuis août 1975, cette tour d’où je vois votre jardin, Mathilde, disait Fernando dans la maison qui était au milieu de ce jardin.»

Plus que 365 jours… (44/365)

Orangé comme février – XIII 

«La rue, les espaces publics et certains lieux y attenant furent mes premières classes – sans minimiser tout ce que j’appris dans mon Algarve natale, mais ces apprentissages du sud ne m’ont pas servi à grand chose lorsque, plus tard, je fus dans de vraies classes, ou alors ils me servirent à m’évader, ce qui n’était pas au programme, disait Fernando à Mathilde, dans la maison de celle-ci.

J’ai appris le calcul au marché et dans les commerces que nous fréquentions. Ma grand-mère me demandait de trouver la somme exacte de nos dépenses, de vérifier la monnaie qui nous était rendue, de déduire le prix d’un oeuf à partir de celui d’une douzaine, de compter le nombre de pastéis de bacalhau que l’on pouvait obtenir avec un escudo ; en cas de succès, je pouvais choisir une pâtisserie. Le soir, lorsque ma grand-mère avait oublié d’effacer mes moustaches éphémères avec son mouchoir brodé et humecté de salive, ma mère la grondait, prétendant qu’elle et ses chiffres me rendraient mastodonte – il est vrai que je ne me trompais guère. Les hommes, eux, me défendaient et inventaient des problèmes pour rire, problèmes dans lesquels je devais vider ou remplir des baquets à coups de trompe ; jamais je me fichais dedans – pourtant j’aime l’eau – et souvent je trouvais même l’âge du capitaine.

Dans les cimetières où ma grand-mère m’emmenait pour apprendre le nom des pierres, je devais dire combien de temps le capitaine avait vécu, ainsi que sa femme, calculer les intervalles entre les naissances de leurs enfants, l’âge de la mère, l’âge de la veuve et toutes sortes d’autres choses – joyeuses ou pas – qui disaient la vie de ces familles enfermées dans ces caveaux qui formaient ces allées de l’éternité.

Certaines vitrines étant pour les enfants plus transparentes que d’autres – ma grand-mère le savait bien –, lire correctement ne donnait droit à aucune récompense. Les premières enseignes que je sus lire furent padaria et pastelaria ; barbearia vint bien après. Dans les rues de mon enfance, les enseignes étaient variées et rédigées en portugais. Souvent, l’après-midi, ma grand-mère guidait mon doigt dans des livres qu’elle avait emprunté pour quelques heures dans des baraques que l’on trouvait dans les parcs publics. En rentrant d’un de ces après-midi de plein air, je lus sur le visage de ma mère qu’un drame s’était produit. On venait de passer l’équinoxe.»

Plus que 365 jours… (43/365)

Orangé comme février – XII

«Notre vie reprit donc des couleurs pour quelques mois, poursuivait Fernando dans la maison de Mathilde et de celui qui était parti marcher pour quelques mois.

Les couleurs des jours, des semaines et des mois qui suivirent le 25 avril 1974 furent difficiles à saisir, tant elles alternaient, comme les sentiments des Portugais ; régulièrement on passait de la joie à la colère, de l’espoir aux craintes, de l’amour à la haine, du dialogue à la grève. Cela dura deux ans. Au printemps 1976, une nouvelle Constitution fut votée ; les couleurs du drapeau ne changèrent pas, mais le pays était maintenant une démocratie.

Pour moi c’était le gai qui dominait. Le travail s’assouplit pour mon père et mon grand-père ; eux et leurs collègues travailleurs n’eurent besoin que de deux courtes grèves pour imposer de meilleures conditions de travail, humaines, tout simplement. Le patron de la conserverie était un homme éclairé, marié à une femme moderne que le secondait dans l’ombre ; ils étaient prêts à entrer dans la modernité, mais n’osaient le faire trop ouvertement en ces temps incertains où tout pouvait à nouveau basculer. Alors on fit la grève, me raconta mon père plus tard, mais un peu comme au théâtre, un peu comme dans un jeu – il me dirait aussi qu’eux eurent de la chance, car ailleurs des grèves furent de vraies grèves, dures, impitoyables, avec leurs lots de misère, de blessés et de morts.

Ma mère trouva du travail, dans une épicerie du quartier, et ma grand-mère admit qu’elle n’en trouverait pas. Alors, elle et moi, on s’occupait du modeste foyer, on faisait le marché, les repas et, entre toutes ces tâches, on parcourait les rues, on fréquentait les places et les jardins publics, une sorte d’école buissonnière. Pour nous, la vie était devenue plus légère et si, de loin, nous repérions une manifestation ou un piquet de grève, nous changions notre cap pour éviter le rouge – ma grand-mère m’expliquerait plus tard sa méfiance des rouges, elle qui ne porta jamais d’oeillet à la boutonnière.

Au cours du printemps et de l’été 1974, je renouai avec l’insouciance et j’abordai les bases de l’instruction scolaire, avec ma grand-mère, la seule maîtresse que j’ai aimé.»

Plus que 365 jours… (42/365)

Orangé comme février – XI

Chamava-se Catarina
[Zeca Afonso]

«Le soir du 22 mai 1964, Zeca Afonso est attendu à Grândola, à une centaine de kilomètres au sud de Lisbonne, dans la province de l’Alentejo, grenier à blé du Portugal. Une société musicale de la ville, la Fraternité ouvrière de Grândola, l’a invité en seconde partie du concert qu’elle organise à 22 heures à la salle des fêtes de cette cité d’une vingtaine de milliers d’habitants.

Le 21 mai, Zeca Afonso compose une chanson spécialement pour le concert du lendemain, pour remercier ces femmes et ces hommes qui ont le courage de l’inviter à Grândola en pleine dictature, lui le chanteur populaire devenu chanteur politique, lui l’enseignant qui s’engage contre la fascisme – et qui sera expulsé de la fonction publique en 1967. Cette chanson parle de Catarina Eufémia, ouvrière agricole tuée par un gendarme en 1954, alors qu’elle participait à une grève pour de meilleurs salaires. Catarina Eufémia est un symbole pour le peuple de l’Alentejo. La chanson enflamme la salle.

Après le concert, Zeca Alfonso écrit à ses parents […] Si un jour je dois quitter ce pays, c’est le souvenir de ces hommes que j’ai rencontrés à Grândola et dans d’autres lieux identiques qui me fera revenir.[…]

Dans les jours qui suivent, pour remercier encore une fois ces humains de Grândola, Zeca Afonso compose ce poème qu’il envoie à la Fraternité ouvrière de Grândola, ce poème qui lancera dix ans plus tard la Révolution des oeillets au Portugal.»

Elle s’appelait Catarina
[Zeca Afonso]

Grândola vila morena
Grândola ville brune
Terra da fraternidade
Terre de fraternité
O povo é quem mais ordena
Seul le peuple ordonne
Dentro de ti ó cidade
En ton sein, ô cité

Dentro de ti ó cidade
En ton sein, ô cité
O povo é quem mais ordena
Seul le peuple ordonne
Terra da fraternidade
Terre de fraternité
Grândola vila morena
Grândola ville brune

Em cada esquina um amigo
A chaque coin de rue un ami
Em cada rosto igualdade
Sur chaque visage l’égalité
Grândola vila morena
Grândola ville brune
Terra da fraternidade
Terre de fraternité

Terra da fraternidade
Terre de fraternité
Grândola vila morena
Grândola ville brune
Em cada rosto igualdade
Sur chaque visage l’égalité
O povo é quem mais ordena
Seul le peuple ordonne

À sombra de uma azinheira
A l’ombre d’un chêne vert
Que já não sabia a idade
Qui ne connaît pas son âge
Jurei ter por companheira
J’ai juré d’avoir pour compagne
Grândola a tua vontade
Grândola, ta volonté

Grândola a tua vontade
Grândola, ta volonté
Jurei ter por companheira
J’ai juré d’avoir pour compagne
À sombra de uma azinheira
A l’ombre d’un chêne vert
Que já não sabia a idade
Qui ne connaît pas son âge.

Plus que 365 jours… (41/365)

Orangé comme février – X

Inda um dia hás-de cantar
[Zeca Afonso]

Dans la maison de Mathilde, où Fernando venait tous les jours depuis le 1er janvier, les histoires étaient aussi interrompues. Et puis elles continuaient.

«A l’heure où d’autres prient, mon père m’expliquait que les dictatures sont indissociables d’une religion, religion officielle ou culte de la personnalité ; au Portugal c’était le catholicisme.

Rádio Renascença, radio catholique, était une des voix serviles du pouvoir, ce pouvoir qui figeait le pays sous une chape d’ordre et de dévotion. C’est pourtant cette voix-là que les militaires – ces chiens fous qui allaient se retourner contre leur maître – choisirent pour lancer le signal de l’insurrection. Ils avaient besoin d’une voix qui porte loin, sur tout le territoire, qui soit entendue simultanément dans toutes les casernes où l’on attendait dans l’ombre. Mais tout comme la dictature, l’armée était archaïque, elle ne disposait d’aucun réseau radio capable de relier l’infanterie, la marine et l’aviation ; alors les Capitaines d’avril eurent l’idée d’une radio civile.

Tout comme la radio nationale, Rádio Renascença était étroitement surveillée par les censeurs de la PIDE, la police politique, mais il y avait des infiltrés, dont Carlos Albino, un journaliste antifasciste. Cet homme courageux – aidé par un hardi technicien, Manuel Tomaz – accepta la responsabilité de lancer sur les ondes nocturnes le signal de la révolution, la chanson de Zeca Afonso – et mon père me chantait chaque fois la première strophe : Grândola, ville brune / Terre de fraternité / Seul le peuple ordonne / En ton sein, ô cité. Aux premières notes de la chanson, un censeur de la PIDE bondit en direction du magnétophone et tenta de stopper la musique, mais Albino et Tomaz s’interposèrent et l’en empêchèrent. La Révolution des Oeillets venait de commencer. Et moins de vingt-quatre heures plus tard, la dictature était abattue et le processus de démocratisation du pays était lancé ; il allait durer deux ans, deux ans au terme desquels le Portugal aurait une nouvelle constitution.

La dictature fut donc trahie par les militaires qui lancèrent une révolution démocratique sur les ondes d’une radio conservatrice. Au fil des histoires de mon père, j’apprenais aussi l’ironie de l’Histoire, disait Fernando à Mathilde.»

Un jour, vous chanterez
[Zeca Afonso]

Plus que 365 jours… (40/365)

Orangé comme février – IX

Grândola vila morena
Terra da fraternidade
O povo é quem mais ordena
Dentro de ti ó cidade
[Zeca Afonso]

«Plus tard – nous étions en Suisse –, mon père, le seul professeur que j’ai vraiment aimé, m’a raconté la victoire du rouge, poursuit Fernando dans la maison de Mathilde. J’avais bien vu le rouge déferler dans les rues, mais je n’avais pas compris ce qui l’avait libéré, le rouge, et avec lui les cris de joie, les rires, les chants, les embrassades, je n’avais que cinq ans.

Vois-tu, me disait mon père, dans notre pays il y avait une dictature, ça voulait dire que les gens, le peuple, ne décidait rien, une poignée d’hommes nous dictait tout – quand mon père me racontait cela, disait Fernando à Mathilde, je repensais à tous ces soi-disant professeurs qui m’avaient fait asseoir au fond de la classe, à l’écart des autres, et se moquaient de moi quand le rythme de leur dictée était trop rapide et que je me perdais dans les mots ; avec eux, je n’osais jamais prendre la parole car je savais qu’ils se moqueraient encore de moi comme l’on s’amuse des borborygmes d’un petit singe venu du sud ; alors, du haut de mes dix ans, je comprenais très bien le Portugal que me racontait mon père. Mais dans notre pays, me disait-il, les gens résistaient, en secret. Des mots circulaient sous le manteau, des poèmes ou des chansons, les artistes sont souvent ceux qui nous aident à résister, à garder l’espoir.

La nuit du 25 avril 1974, la circulation de ces mots s’est soudain accélérée. Minuit était passé depuis une vingtaine de minutes lorsque, grâce à un journaliste courageux, une chanson de Zeca Afonso est passée sur les ondes d’une radio catholique, Rádio Renascença. C’était le signal attendu par tous ceux qui étaient prêts à sortir de l’ombre pour renverser la dictature.

Dieu que j’ai aimé les histoires de mon père, ses histoires de l’Histoire, disait Fernando à Mathilde, mais c’était souvent le soir et nous devions tous les deux lutter contre la fatigue, lui contre la fatigue physique ramenée du chantier, moi contre la fatigue morale ramenée de l’école. L’un de nous deux s’endormait avant l’autre, et l’histoire continuait le lendemain, un peu comme dans la vie.»

Grândola, ville brune
Terre de fraternité
Seul le peuple ordonne
En ton sein, ô cité
[Zeca Afonso]