Plus que 365 jours… (59/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – VIII

La tour de grès
a sonné quatre
les flux
si longtemps contenus
voudraient gicler
en tous sens
mais les murs
impassibles
tels des sergents-majors
les canalisent froidement
froidement
au pas et au tambour
eins
zwei
le carnaval
qui marche
eins
zwei
qui marche
au pas et au tambour
eins
zwei
au pas et au tambour
le long des murs
eins
froids
zwei
impassibles.

Plus que 365 jours… (58/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – VII

Lui non plus n’est pas fatigué, mais il ne s’attarde guère dans les bistrots de Liestal ; flûte bue, saucisse mangée et sac à dos récupéré – il l’avait confié à la patronne d’un café qu’il connaît – il se rend à Bâle, en train. Non pas qu’il soit pressé – ce n’est que dans quelques heures que la ville sera livrée aux fifres et aux tambours qui marchent au pas –, ni qu’il en ait assez de marcher, mais il aime capter les moments où les villes s’endorment, en particulier les veilles de fête, et ce soir les fêtards vont se coucher tôt, et avec eux, la ville.

A son arrivée, la gare principale bourdonne encore, plus d’arrivées que de départs. Des membres des cliques vendent à la criée des insignes du carnaval. Il passe tout droit, descend vers la consigne automatique pour déposer son sac. Être incognito, s’enfoncer dans la nuit. Arrivé dans le secteur du carnaval, il arpente rues et ruelles en se fixant une règle aussi contraignante et rigide que celles fixées aux cliques par le comité du carnaval, ces austères messieurs hostiles à toute réforme – pourtant ce carnaval-là ne vient-il pas de la Réforme, se dit-il, serais-je dans un roman de Kafka ? Sa règle est simple : ne pas quitter le secteur du Morgenstreich, ne jamais faire demi-tour et marcher sans arrêt jusqu’à ce qu’il ne croise plus personne dix rues de suite, la dernière rue devant être celle où se trouve le lieu aimé dans lequel il se reposera un peu avant le grand tintamarre. Ici, le carnaval n’est pas un jeu, il faut le mériter, c’est du sérieux. Mais il a encore le temps, il aime marcher la nuit et il n’est pas fatigué.

Au début, il trouve que la ville ressemble à ce qu’il connaît d’elle – il y vient souvent – un dimanche soir froidement banal, peu de gens dans les rues, mais des gens quand même, quelques fumeurs devant les bars ouverts, des clients qui sortent des restaurants, un cuisinier qui prend le frais dans une arrière-cour avec un marmiton, tout rond, des flics, des gars qui ramènent leur tambour, des chiens au bout de leur laisse, des couples bras dessus bras dessous, des vieux paumés, des sans l’sou, des sous-fifres, quelques mendiants emballés ; mais peu de signes du carnaval qui est sensé couver, sauf dans quelques recoins, sous des bâches, des lanternes qui attendent ceux qui vont les porter, ou les tirer. De loin en loin, on entend aussi des sons flûtés qui montent d’une cave, sans doute le local d’un clique.

La règle est dure, mais c’est la règle. Il n’est toujours pas fatigué, en revanche il regrette de ne pouvoir contempler plus paisiblement la masse sombre de l’eau qui s’écoule vers le nord ; pour profiter d’elle, il doit ruser, fair les cents pas sur l’esplanade derrière la cathédrale, des pas de saucisse ; il va et vient jusqu’à l’écoeurement, jusqu’à plus soif. On le regarde étonné, carnaval aurait-il déjà commencé ? L’heure avance, disent les cloches et les chats, gris et de plus en plus nombreux dans les rues tandis que leurs maîtres dorment, mais pas tous. Vers une heure, une première tentative échoue à deux rues de l’objectif : un homme sort d’un immeuble, la porte claque, de la lucarne une femme crie des syllabes désarticulées, des sons pâteux qui accentuent la démarche titubante du fuyard. Il doit reculer de huit rues pour une nouvelle tentative, mais recroise les flics dans la sixième, alors il s’éloigne de quelques rues, un peu fatigué par ce jeu de gendarmes et de voleurs.

La seconde tentative est la bonne ; il est presque une heure et demie lorsqu’il pousse la porte dérobée – il sait qu’elle n’est jamais verrouillée cette nuit-là – pour entrer dans un long couloir au bout duquel il pousse une autre porte, celle d’une grande salle à peine éclairée par le candélabre de la cour exigüe. Il enlève son manteau, le roule pour en faire un coussin et s’installe sur son banc préféré, celui du fond.

Plus que 365 jours… (57/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – VI

Acarnaval, c’est avec les corps que les têtes se mettent à l’envers, digèrent, se délestent, dégueulent.

Il aborde la localité par le sud. Au fur et à mesure qu’il approche, le bruit se précise ; le bourdonnement devient tintamarre, un tintamarre qui circule, mais pas celui – habituel, quotidien – de la circulation. Ce tintamarre qui l’accueille est à pied mais klaxonne, entre rythmes et cacophonie, et des odeurs l’enveloppent, mais qui font envie, du chaud, du gras, du sucré. Senteurs et sons se mélangent, emplissent la grande artère qui les diffuse dans les ruelles où elles se concentrent en points chauds, des terrasses de cafés ou des tables et leurs bancs dressés à même la chaussée désertée par les voitures apeurées qui ont fui.

Il s’attable, avec des gens qu’il ne connaît pas, qui ne le connaissent pas, mais on se serre quand même, on a envie de se graisser les doigts et les lèvres avec des saucisses que l’on grille à ces points chauds. Sur les mentons la moutarde coule, lentement ; tout aussi lentement, on l’essuie avec une main que l’on nettoie ensuite avec la bouche, doigt après doigt, pour faire durer le plaisir ; on est dans la rue, c’est carnaval, c’est autorisé, même les bourgeois le font – les moins pleutres en tout cas, ceux qui n’ont pas fui plein gaz, quatre à quatre vers les sommets. A carnaval la rue n’est plus policée, elle bande et débande à grands soubresauts.

Le jour baisse et retend la ville. L’artère principale – celle qui avait vu descendre les cuivres et les baguettes en furie – regarde maintenant des flux virils la remonter, des flux qu’elle va bientôt enflammer ; pour l’instant, ils disparaissent derrière une grande porte, de ces portes qu’on fermait à double tour quand la nuit était encore médiévale. En aval de la porte – qui est en fait une traboule, courte mais traboule – des corps vivants et debout se mettent à tapisser les murs froids et les vitrines glacées. La nuit les voit fébriles et serrés, ces corps qui attendent, ces corps qui s’énervent en regardant la porte médiévale, obscure encore.

Soudain les lumières s’éteignent, une clameur, on attend ; enfin une lueur précédée d’étincelles, l’artère est au bord de l’incendie. Le feu, parti de l’amont – d’une hauteur avant la ville – ne couve plus, il approche et va déferler, mais avant d’embraser la rue, il doit encore faire le gros dos pour passer la porte, après seulement il pourra exploser. Il est sur des bûchers mobiles, le feu, d’immenses chars d’acier tirés par des hommes, mais aussi sur des dos courageux, dans des hottes métalliques, et encore sur d’immenses torchères portées par des malabars. En fait il est partout, il occupe la rue avec ses soldats ; il y a ceux qui tirent, ceux qui portent et ceux qui protègent en arrosant la porte qui est aussi traboule, donc habitée. Les habitants de la Grand-Rue sont aux fenêtres – ceux de la traboule doivent avoir chaud aux pieds, et aux fesses, au moins une fois par an. Plus bas, sur la chaussée, les humains qui tapissent les murs de pierre et les résidus de pierre transformés en vitrines, ces humains ont chaud partout, ils sont chauffés à blanc de la tête aux pieds, ils essaient de repousser les murs et les vitrines, mais la rue résiste, les visages sont rouges et des étincelles plus rouges encore font griller une mèche ou un sourcil imprudent, trouent la laine, font fondre les matières synthétiques. Le feu s’écoule dans la rue avec des odeurs sauvages, peut-être un avant goût pour qui ne respecterait pas carême qui suit carnaval ; la rue prend les couleurs d’un tableau sur lequel le vieux Brueghel aurait peint la bataille de carnaval et de carême, mais avec davantage de clair-obscur, davantage de barbarie.

Puis, comme tout torrent après l’orage, le feu se calme et rentre dans son lit. Mais les gens, eux – ceux qui faisaient tapisserie et les soldats du feu –, ne sont pas encore fatigués et entrent dans les bistrots étancher leur soif ; alors le feu continue, chacun le faisant entrer avec lui par ses habits imprégnés de son odeur. On boit, on remange des saucisses et on s’essuie avec la mie de pain qui en devient plus délicieuse encore. Il n’y a plus de musique, mais on voit des traces de doigts sur les flûtes de bière qui tintent joyeusement. Les têtes et les corps sont en feu, on est à Liestal, dimanche de carnaval.

Plus que 365 jours… (56/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – V

Se remettre en mouvement, avec le corps, tout le corps, et avec la tête, mais trivialement, lâcher prise, décharger. Ne pas oublier qu’une tête est constituée d’éléments mobiles, même quand elle ne l’est pas. Des cheveux au vent. Un front pliable qui peut faire monter des sourcils. Des yeux qui peuvent s’arrondir ou se fermer. Un nez qui peut couler, exploser. Des joues qui peuvent jouer. Des oreilles qui peuvent remuer, siffler, bourdonner. Des lèvres avec une langue, un palais crénelé de dents, des mâchoires qui peuvent claquer et un menton qui peut ruisseler de bave, de jus, de sang, de pus. Même immobile, une tête peut bouger, voir, entendre, sentir, toucher, goûter. Une tête, c’est autonome, sauf que…

Rond comme les Vosges sur les crêtes du Jura, il mange seul, trivialement seul, avec ses cinq sens et les Alpes en guise de cure-dents.

Manger.
Avaler, bâfrer, becqueter, bouffer, boulotter, se bourrer, boustifailler, se caler les joues, croquer, dévorer, s’empiffrer, s’emplir, enfourner, engloutir, engouffrer, engueuler, se gaver, gober, se goberger, se goinfrer, se gorger, grailler, gueuletonner, ingurgiter, jouer des dominos, se lester, mâcher, mastiquer, se rassasier, se refaire, se remplir, se repaître, ripailler, ruper, tortorer.
Festoyer.

Chaque repas est une fête, baroque, bruyante, odorante, touchante, dégoûtante. Toute la tête y participe, sauf la cervelle. Et les mains viennent en renfort ; il n’y a pas de beurre noir, mais elles sont grasses quand même, ses mains, comme le reste de son visage, suant, rougissant, dégoulinant, reniflant, éternuant, léchant, suçant, crachant, soupirant, éructant.
Une tête c’est autonome, sauf que… ; elle communique avec le corps et le corps communique avec elle. La peau se tend sous l’effet du lestage, alors on détend, on desserre d’un ou deux trous, on déboutonne. Plus tard d’autres trous se feront entendre, qui annonceront le délestage.

Se remettre en mouvement avec le corps. Ingérer. Digérer. Engueuler. Dégueuler. Lester. Délester. Il n’y a pas que la tête qui a ces besoins.

Plus que 365 jours… (55/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – IV

On a fromage ail immense meurette !
Mais pas que…

Fromage pied cor pécore alpage nez pasteur cru lait marché marron couvert dur beau bio beau-bio dru pentu mur sec fruits sèche pierre thé café

Ail aïe cor cloques eau fil engelures insolation coup de mou coup de genou valetaille semailles sonnailles piétaille foulure fou Lurs

Immense essence barrière mousse lichen forestière fougère rien faire fête fou pointe sapin mamelon et digue don don

Meurette soeurette s’en beurre fleurette noisette giclette
pleurote chipotte sifflote grignote litote Hottentots hot
baratte silicate cat
mastoïdite ma p’tite cystite six Hittites
upercut

!

Oh reine do Léonce réclamation Valais balai chalet Jean vint foutre rater passer raclette from’ton quel nez ! quel né ? terreux neige bourgeon POINT

Plus que 365 jours… (54/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – III

Et les mots viennent sur l’échine jurassienne, captés par les sens qui sont cinq de celui qui marche, mots que certains pensent à rebours du bon sens alors qu’ils chantent une musique qui sent bon d’our rébus. Camille, dis-nous ces bérus et leurs saëns qui sont Saints. Et dis voir Camille, où va ce Bär ? Rejoindre des carnes au fond d’un fosse ? Ou est-ce le contraire, Camille, serait-ce une fosse que les carnes avalent ? Ou des oignons rangés en rangs d’eux-mêmes sur une merveille saupoudrée de glace sucrée qu’on enfournerait dans une ville chauffée à blanc ? Dis-nous Camille, dis-nous vite avant que la tour claironne quatre et lâche le gras dans la ville, on t’en supplie Camille, dis-nous au moins les mots récoltés par les sens de celui qui crapahute sans hutte, pour leur sens, on a tout le carême pour réfléchir, on pourrait même dire que ce serait son sens à notre carême, notre essence de carême, chercher le sens des mots de ses sens au gars qui marche sur deux pattes mais à rebours du sent bon. Allez Camille, ça pue le gras, dis-nous vite les mots de ses sens avant que la farine grille.

A table ! gueule Saint-Saëns, et il déballe les mots en se léchant les babines, on a fromage ail immense meurette !

Plus que 365 jours… (53/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – II

La ligne des crêtes redevient son chemin. Les deux mois passés à l’alpage – ce témoin des plus grandes tragédies du XXème siècle l’ont apaisé, lui ont permis de comprendre son faux départ de janvier, de mettre de l’ordre dans ses idées, de préciser ce qu’il cherche, d’imaginer des chemins pour le trouver. Aurait-il dû faire ça avant de partir ? Peut-être. Mais l’aurait-il pu ? En se remémorant les jours de décembre, il a des doutes. Au fil de sa vie surtout depuis qu’il lui suffit de multiplier par deux l’âge d’un des ses enfants pour trouver son âge à lui, cet enfant adulte qui a passé la moitié qui sépare vingt et trente ces journées les plus courtes de l’années sont devenues pour lui les plus longues ; il n’aime plus qu’on les prolonge artificiellement avec des lumières criardes qui éclairent des cabanons où l’on vend cher du vin chaud qui a d’abord tiédi dans des cubitainers bon marché, à côté d’autres cabanons où l’on cherche des cadeaux pour des fêtes qui n’en sont pas, ou plutôt qui n’en sont plus. Le smog hivernal envahit sa tête et ses poumons, alors il cherche à s’élever de la plaine. Cette année, il l’a fuie, mais quelque chose en lui savait qu’il n’avait pas tout posé de ce que l’on doit poser si l’on veut se détacher et bourlinguer.

Sur l’alpage jurassien il a posé ses impedimenta, grâce au silence, grâce à la parole et à l’écoute, mais aussi en lisant, des ouvrages tirés de l’immense bibliothèque mais surtout Chroniques, surgi un matin de janvier de dessous un plancher grâce à la lame de Paulinho ; il l’a lu en entier. Il s’est allégé sur cet alpage, mais il a aussi aidé d’autres à le faire, le couple d’hôtes, ceux qui ont repris le flambeau de ce lieu, ceux qui étaient arrivés quelques jours avant lui, avec leur énorme fardeau, noir.

Sur l’alpage jurassien il a posé ses impedimenta, il s’est rechargé, on l’a rechargé, comme on recharge un convalescent. Mais il s’est aussi rechargé d’autres choses ; maintenant il y a dans sa tête, et dans tout son corps, de nouvelles questions, nées des conversations, des lectures et surgies de Chroniques. Reprendre le chemin, c’est se remettre en mouvement, avec le corps et avec la tête. Il dialogue avec lui-même, avec le silence, avec la nature qui l’environne. Et tandis qu’il admire les murgers qui dessinent de vastes réseaux gris sur le blanc, ce blanc qui par places laisse apparaître du vert et du brun, il se dit qu’il lui faudra la même patience que les pâtres qui les ont érigés pour décanter ces nouveaux éléments entrés en lui, et peut-être épierrer.

Il avance maintenant d’un bon pas sur l’échine jurassienne, avec, en guise de compagnes, la rondeur des Vosges et la hauteur des Alpes. Lorsqu’il ne les voit pas, il pense à elles.

Plus que 365 jours… (52/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – I

[journal du marcheur – extraits]
début mars 2019

Mon sac était prêt depuis quelques jours, mon départ imminent – j’avais fait mes adieux à Paulinho – mais quelque chose me retenait encore dans ce lieu où l’on m’avait recueilli le 2 janvier. C’est mars qui est venu me chercher, subtilement, après m’avoir envoyé, les jours précédents, de discrets mais puissants émissaires. Des minutes de lumières en plus, deux fois par jour, des oiseaux toujours plus nombreux et plus bruyants, ces doux bruits qui précèdent et suivent les concerts, des senteurs qui reviennent, aidées par le mercure qui grimpe, les pieds qui laissent des traces dans la neige dès le matin et, sous ces traces, le vert et le brun qui nous font des clins d’oeil. Oui, il m’a fallu tout ça pour retrouver l’élan du 1er janvier.

De quelle couleur est mars, ce dieu de la guerre dont on a fait un mois – et moi, serais-je en guerre, contre qui, contre quoi ? Prendre garde à ne pas sombrer dans une marche forcée, garder tous les sens en éveil.
Mars, la guerre, peut renvoyer au brun du fascisme, ce fascisme qui a jeté sur les routes des femmes et des hommes comme Judith et Peter ; mars, le mois, renvoie aussi à la nature qui se réveille – reprend vie ? –, aux envies que provoque l’humus qui se réchauffe, à ces appels multiples lancés à nos sens excités. Et les bruns peuvent être mêlés, le brun du fascisme et le brun de la terre, c’est ce qui me revient à l’esprit chaque fois que je pense à Quel beau dimanche, livre essentiel de Jorge Semprún.

Prisonnier politique à Buchenwald – hêtraie –, Semprún assiste à certains de ces appels puissants et incompréhensibles. Chaque année, des prisonniers russes sont comme saisis par le printemps ; en plein travail, ils s’arrêtent, lâchent leur outil et se dirigent vers l’horizon ; leur raison devrait les en empêcher, car ils savent que s’ils s’approchent trop des barbelés ils seront tués par les sentinelles, mais la raison n’a pas sa place ici – pas plus que la pensée de Goethe dont l’arbre, un chêne, trône au milieu du camp –, l’appel auquel répondent ces paysans russes est irrationnel, c’est l’appel de la terre et du cycle des saisons qui continue. Alors, printemps après printemps, les mitrailleuses de Buchenwald fauchent ces paysans des plaines soviétiques, ces plaines dans lesquelles le blé n’est pas encore en herbe.

En reprenant mon cheminement, et ma quête des couleurs, je me rends compte à quel point mon regard a été influencé au fil du temps, et j’essaie de retrouver le point de départ de ce regard. Comment était mars quand j’étais enfant ? Je crois que déjà il était brun, ce mois qui coïncidait souvent avec les vacances de Pâques. Les skis étaient remisés, alors les vacances se passaient au jardin. J’aimais bien aider à la taille des arbres ; on m’autorisait à m’occuper des noisetiers, avec une petite scie et un sécateur. Je mettais de côté des branches dont plus tard on ferait – les enfants du quartier – des arcs et des flèches. J’aimais le brun de l’écorce et les couleurs claires qui apparaissaient sous l’action des outils que l’on me confiait, doux mélange de blanc, de jaune et de vert, mélange à l’odeur si particulière, odeur que je suis incapable de décrire mais que je peux reconnaître entre mille. Et sur cette écorce – dont la couleur change en fonction de la taille des branches, le brun du tronc ou des vieilles branches n’est pas le même que celui des branchettes, le vieux bois est brun terne alors que les jeunes rameaux sont plus roux , et brillants, comme si leur fonction était d’annoncer la couleur des noisettes –, je voyais poindre le vert tendre des bourgeons.
Le jardin, c’était aussi les plates-bandes que j’aimais préparer avec mon père, brunes comme la terre mouillée du printemps, brunes comme les planches et les piquets qu’on allait refaire à neuf pour que les petites terrasses tiennent bon dans la pente choisie pour aménager notre potager. Cette pente était une petite parcelle d’un vaste adret qui regardait un lac et des montagnes. Avec mes frères, dehors ou dans le garage selon la météo, parfois avec des enfants du quartier, on badigeonnait au carbolineum ces planches et ces piquets qui devraient tenir les plates-bandes aussi longtemps que possible. Il fallait mettre des gants et protéger nos peaux contre cette huile brunâtre obtenue par distillation du goudron de houille, mais on humait à pleins poumons les vapeurs de ce jus brun, vapeurs à l’odeur unique que l’on retrouve le long des vieilles voies ferrées, lorsque le soleil chauffe les traverses en bois, en bois de chêne, comme l’arbre de Goethe à Buchenwald.

Oui, dans mon enfance mars était déjà brun, mais avec des nuances chaudes et lumineuses ; je ne connaissais pas encore le sombre-obscure des dictatures.

Plus que 365 jours… (51/365)

Orangé comme février – XX

[Chroniques – extraits (juin 1934)]

Avant de partir, ce matin après la naissance de Maryam, le syndic nous a promis qu’il informerait la population de notre présence, sans tarder et avec l’aide de Günter, afin d’éviter qu’une rencontre fortuite entre des villageois et nous – Maryam, Judith et moi – puisse créer de la peur, avec ce qui s’ensuit en général. Il nous a aussi dit qu’il organiserait les présentations entre les habitants de la commune et nous, rapidement, mais par petits groupes, afin que nous sachions à qui parler librement et de qui nous méfier – il a parlé de drôles de gens qui passent parfois par ici ; certains se disent voyageurs, sans préciser le motif de leur voyage, d’autres fuient à la vue des douaniers. (Par la suite, Günter a précisé que c’était très rare, mais je pense qu’il veut nous rassurer.)

[…]

Ce matin, la sage-femme – elle s’appelle Eva – est venue nous voir, accompagnée par un couple. Tandis qu’elle examinait Maryam – qui se porte à merveille – et parlait à Judith, l’homme s’approcha de Bucéphale, notre compagnon de fuite qui broutait dans le pré ; j’allais crier, mais quelque chose me retint. J’assistai alors à une scène d’une stupéfiante beauté, une sorte de danse entre deux colosses. Bucéphale, un étalon Shire – cheval de trait de haute taille – faisait face à l’homme, presqu’aussi grand que lui et large d’épaules. Avec sa bouche, l’homme produisait des sons faits de claquements et de sifflements mêlés, des sons qui semblaient faire le tour de l’alpage, ricocher sur les rochers, les arbres et les murs avant d’atteindre les oreilles de Bucéphale ; de plus, ces sons arrivaient en deux temps et de directions différentes ; les sifflements arrivaient les premiers, comme s’ils avaient trouvé un raccourci entre les sapins, alors que les claquements arrivaient quelques instants plus tard, comme alourdis par un détour qu’ils auraient fait sur un chemin trop caillouteux. Ces sons avaient un effet extraordinaire sur l’étalon ; ses oreilles bougeaient, mais sans aucune coordination, comme si l’une était chargée de recevoir les signaux de toutes ces directions et que l’autre devait les quittancer, comme un pavillon qui émet en morse. Après chaque salve de sons l’homme faisait un grand pas vers le cheval et le cheval l’imitait. Après trois salves, ils étaient pour ainsi dire front contre front. L’homme enlaça le cheval qui, à son tour, produisit des sons, des sons que je n’avais jamais entendus mais qui disaient la confiance. L’homme se mit à faire le tour du cheval, lentement, soulevait chaque patte, inspectait chaque sabot. Durant ce tour, la tête de Bucéphale suivait celle de l’homme et semblait lui faire des confidences.

Au terme de ces mouvements, l’homme vint vers moi et se présenta ; «je suis Robert, le forgeron ; la nuit de la naissance de Maryam – tout le village connaît maintenant le prénom de votre fille, Peter –, lorsque vous montiez du village, le syndic a observé que votre cheval boitillait ; il m’a demandé de venir voir, me voilà. Si vous êtes d’accord, je vais emmener Bucéphale à la forge pour le ferrer à neuf et je reviendrai avec lui ce soir.» Sans un mot, j’ai acquiescé. La femme s’est alors avancée ; «je suis Olga, la compagne de Robert, l’institutrice du village ; si vous êtes d’accord, j’aimerais seconder Günter, cet homme bon, pour parfaire votre apprentissage de notre langue et, le moment venu, instruire Maryam.» Sans un mot, j’ai acquiescé, laissant libre cours à mes larmes.
Plus tard, autour de la table, Judith et moi nous sentions un peu comme une Marie et son Joseph, entourés de santons venus rendre hommage à une enfant et nous apportant le meilleur d’eux-mêmes.

Eva est restée avec Judith et la petite tandis que je descendais au village avec Olga et Robert. Je voulais épargner au forgeron la peine de remonter avec Bucéphale, et j’avais hâte de faire connaissance des villageois et de remercier le syndic. Avant que je parte, Judith m’avait confié la fournée de bagels qu’elle avait cuits le matin même, pour que je les offre aux santons.

Plus que 365 jours… (50/365)

Orangé comme février – XIX

Ce jour de janvier, palot dehors mais chaleureux dedans, tirait à sa fin. Paulinho était venu informer les nouveaux hôtes de l’alpage des éléments d’intendance indispensables au bon fonctionnement du lieu, et il avait aussi parlé de l’existence du livre – Chroniques – et de sa raison d’être, car il s’était rendu compte que l’homme noir ne l’avait pas fait.

La seconde guerre – celle qui avait éclaté après l’arrivée de Maryam, Judith et Peter – et l’époque qui l’avait suivie, avec son cortège de menaces, étaient révolues depuis longtemps, Chroniques n’avait donc plus besoin d’être caché sous le plancher situé sous la table, pourtant l’homme noir l’y avait remis avant de partir, sans en informer le couple auquel il avait passé le relais. Paulinho l’avait immédiatement remarqué, la règle voulant que Chroniques, témoin de la renaissance du lieu, trône au milieu de la table, car il n’y avait plus de menace extérieure et chacun devait pouvoir comprendre ce lieu – les valeurs de ce lieu – en se plongeant dans les lignes de l’épais recueil, régulièrement complété et mis à jour depuis huitante-cinq ans. Paulinho ne parvenait pas à comprendre cet oubli – ce manquement ? – de l’homme noir qu’il avait vu écrire dans Chroniques vers mi-décembre encore.

«Peu importe, dit Paulinho avant de prendre congé, vous voilà maintenant au courant de l’essentiel de ce que vous devez savoir pour être des hôtes dignes de ce lieu ; le reste vous l’apprendrez par vous-mêmes en lisant ces lignes rédigées entre janvier 1934 et décembre 2018.»
Malgré la bienveillance du ton, ces propos résonnaient comme une injonction, injonction qui semblait s’adresser autant au couple qui avait pris le relais de l’homme noir qu’à leur premier hôte, le marcheur du blanc. Ce dernier se demandait plus que jamais où était sa place ; ici, dans ce lieu consacré à l’accueil et au recueil, ailleurs, dans un lieu qu’il devait encore découvrir, ou alors à l’endroit d’où il était parti ? Il se disait que février, qui approchait à grand pas, ne serait pas de trop pour y réfléchir, sans compter qu’il brûlait de se plonger dans Chroniques.

Oui, songeait-il, l’injonction de Paulinho s’adressait aussi à moi.