Plus que 365 jours… (69/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVIII

Il s’en passe des choses à l’heure du café. Ce matin-là, il n’y a que les femmes à la cuisine, Fernando et Robert sont à la rivière, collecte d’argile et de cailloux en vue du four à pain qu’on va construire dans le jardin. Mathilde sirote son énième café en épluchant un journal, Rose lave des légumes en chantonnant, l’huile d’olive lui donne la réplique en faisant roussir des gousses d’ail, chacune son rôle. Des coups répétés contre un carreau de la porte-fenêtre font entrer un autre personnage, une femme à qui on ouvre sans réfléchir, tant sa détresse semble grande ; elle demande où sont les toilettes, on lui montre, elle s’y précipite.

Elle en sort quelques instants plus tard, explique en s’excusant que sa vessie supporte moins bien le froid qu’avant – elle semble avoir la petite soixantaine. Faisant une immense effort, elle remercie chaleureusement, souhaite une bonne journée et se dirige vers la porte-fenêtre. Plus vive que Mathilde, Rose s’interpose, sans sortir ses épines ; vous semblez frigorifiée, restez un peu au chaud, vous aimez le café ? Paola déroule son histoire, elle tient sa tasse à deux mains, comme on tient une chaufferette – Mathilde veille à ce qu’elle soit toujours remplie. L’histoire de Paola n’est pas aussi noire et amère que le café qui parfume la cuisine, mais dès ses premières notes, Rose et Mathilde ne regrettent pas d’avoir invité la femme à rester.

Paola est venue de Calabre vers dix-sept ans, rejoindre une cousine serveuse à Yverdon. Les patrons qui emploient la cousine cherchent quelqu’un pour s’occuper des enfants, tenir le ménage et faire des extras dans le café-restaurant, une bonne place a dit la cousine, correctement payée, logée, nourrie et blanchie. Sans doute parce qu’elle était trop sûre d’elle, la cousine a omis de parler du patron ; ce dernier passe dans son lit plusieurs fois par semaine, ce qui ne déplait pas à la cousine et fait du bien au patron dont la femme a renoncé à la chose – c’est comme ça qu’elle le dit – sans doute à cause du pasteur, une sorte de Calvin local. La cousine, qui se sait désirable et a quitté le village alors que Paola n’était qu’une enfant, comprend vite le danger que l’innocente et solaire jeune-fille représente pour ses nuits ; ni une ni deux, elle l’écarte du patron, ce mâle qui semble soudain moins satisfait des visites qu’il lui fait nuitamment. Avant que l’homme ne l’ait connue femme, Paola est jetée à la rue sans ménagement, on a retrouvé dans sa chambre un billet bien plus gros que la somme qu’elle peut gagner en un mois. Logée, nourrie, blanchie…

Seule la patronne ne croit pas à l’histoire et recommande Paola à son frère, jardinier à Lausanne. Avant de la mettre dans le train, elle lui donne quelques sous et lui révèle les péchés de sa cousine. C’est Mario, l’apprenti jardinier qui est chargé d’attendre Paola à l’autre bout du train. Sur le quai de Lausanne, elle le repère avant lui et ils ne se quitteront plus. Ils logent chez le patron de Mario et sa femme, des braves gens qui les traitent comme les enfants qu’ils n’ont pas eus. Paola trouve un place pour apprendre le métier de courtepointière, elle en rêvait.

On avait tout pour réussir, dit Paola dans la cuisine de Mathilde, en présence de Rose, chacun un métier, la jeunesse, l’amour, des parents d’accueil – les patrons de Mario – mais on n’a pas su surmonter l’absence d’enfant. On s’est replié sur nous-mêmes ; à la mort des patrons, Edouard et Clothilde, il n’y a plus eu que nous dans la petite maison qu’il nous avait léguée et lorsque mon mari est tombé malade, on l’a vendue, Mario voulait mourir dans la maison où il était né, en Sicile. Après son décès, ses soeurs, vêtues de noir, m’ont proposé de rester habiter avec elles ; je n’ai pas pu. J’ai repris le train pour la Suisse, en Calabre je n’ai plus personne. J’avais une cliente dans votre quartier, elle m’aimait bien et me disait toujours que je pourrais compter sur elle, quoi qu’il arrive, mais elle doit être morte car on construit un immeuble à l’adresse où se trouvait sa maison. Excusez-moi, dit encore Paola en se levant, je ne savais pas où aller.

Et avec nous, vous pourriez habiter, demande Mathilde qui se lève d’un bond ?

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Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVII

Rose s’épanouissait aussi pour une autre raison, Robert.

Robert est arrivé un matin, à l’heure du café, avec Rose. Ils sont entrés, ont dit bonjour et se sont assis, tout simplement. A la table de la cuisine, Mathilde et Fernando étaient en pleine conversation sur le beau temps, et sur la pluie qui se faisait rare.

Une odeur – de celles qu’on peut encore apprécier dans de rares boulangeries – est entrée dans la cuisine en même temps que Robert ; il ouvre un cornet en papier et le tend à la ronde. On prend. On goûte. Les visages s’éclairent, un mélange de plaisir et d’étonnement. On cherche le nom du boulanger sur le sachet en papier kraft, en vain.

Ces croissants, je les ai faits moi-même, dit Robert, j’ai été boulanger toute ma vie, mais de mon apprentissage à ma retraite, que j’ai pu prendre il y a quelques années, les conditions de travail ont beaucoup changé, j’ai comme changé de métier. Vers quinze ans, j’ai appris à fabriquer un levain, à pétrir à la main, à sentir, du bout des doigts, la matière se transformer, à la façonner, à allumer un four, à orienter le gueulard, à nettoyer la sole, à enfourner, à défourner.

Mes années de boulange à la rue du Lac résonnent encore en moi, le chant du feu, le crépitement du pain qu’on a défourné, le babil des clients qui attendent leur tour, la rumeur de la rue qui s’invite par la porte entrouverte, le chant des merles qui dit l’allongement des jours.

Lorsque mon patron a dû mettre la clé sous la porte, à cause de l’épidémie d’orange, j’ai cherché de l’embauche dans d’autres fournils, mais déjà il n’y en avait plus guère ; l’orange avait des agents partout et progressait, dévorant tout sur son passage. Alors j’ai proposé mes services à orange foncé, que voulez-vous, il faut bien bouffer.

Mes années de laboratoire ressemblèrent à celles d’un technicien dans une salle de contrôle, un vaste espace borgne qui ne donnait sur aucune rue, avec des sons qui ricochaient sur des murs blanc immaculé : des bip stridents, des ding à vous crever un tympan, la rumeur incessante des moteurs électriques, le vrombissement des ventilateurs et, cerise sur le gâteau, le bruit lancinant d’un néon défectueux, pire qu’un supplice chinois.

Au fil des ans, je n’ai plus rien touché de vivant, je suis devenu opérateur sur machines ; le grand Chaplin aurait sans doute aimé tourner un film dans cet enfer. Peu de temps avant ma retraite, j’ai même vu installer une machine à ensacher le pain. Un pain vendu dans des enseignes oranges sans que personne ne l’ait touché. Un pain inhumain. Un pain invendu qui peut même être détruit sans avoir été touché par une seule main. Une vie éphémère sans avoir été touché, c’est ça les temps modernes !

A la retraite, j’ai recommencé à faire du pain, tout seul dans ma cuisine, comme le mitron de quinze ans qui s’exerçait chez lui. Et puis, il y a quelques semaines, j’ai installé un four à pizza sur mon balcon, je l’allume plusieurs fois par semaine, et je partage.

C’est cette odeur qui m’a amenée à lui, dit Rose, je vous présente Robert, mon nouvel amoureux.

Mathilde surmonte son émotion et se lève, dans sa cuisine. Pas de discours mais une proclamation : je nomme Robert chef boulanger. Robert se lève, dit qu’il accepte et serre Mathilde dans ses bras.

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Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVI

Ces gens ne sont pas des pions, mais de vrais gens, avec un prénom. Il y a Rosa, mais elle préfère qu’on l’appelle Rose.

Rose habite sur le même palier que Fernando, dans la tour dite des Portugais, dans cette ancienne banlieue industrielle, de moins en moins banlieue – elle est devenue un centre –, de moins en moins industrielle, les usines sont allées plus loin – parfois très loin –, et les bobos affluent, compliquant la vie de ceux qui sont toujours prolo mais n’ont plus de boulot dans cette ville qui a un métro. Métro, boulot, bobo.

Rose pourrait être sa mère, mais Fernando la considère comme sa soeur. Elle est arrivée avant lui dans la tour, avec ses parents, en provenance d’Andalousie, non loin de la frontière portugaise ; Rose et Fernando se comprennent, s’entendent comme frère et soeur, ce qui est souvent le cas chez les vrais gens qui partagent une frontière.

Rosa, qui préfère qu’on l’appelle Rose, est devenue fleuriste. Lorsque le patron du magasin qui l’employait a dû fermer boutique, Rose n’a pas voulu aller travailler dans l’une des enseignes oranges qui encombrent la place du marché de l’ancienne banlieue industrielle – avant l’orange, il y avait une usine sur la place du marché, c’était gris, mais plus lumineux, et plu gai. Rosa aimait entendre la sirène de l’usine et guetter la sortie de son amoureux ; le fleuriste donnait aussi sur la place du marché, mais de l’autre côté, en face de l’usine ; de son comptoir elle voyait la grande porte d’où sortait Roger, son amoureux.

Rose ne voulait pas de l’orange, alors elle est devenue maman de jour, ça égayait son quotidien. Elle n’avait pas eu d’enfant, Roger n’en voulait pas, sauf qu’un beau jour il était parti Roger, avec une jeunette qui lui avait fait trois gosses, à Roger, l’amoureux qui n’en voulait pas. Des fois Rose disait que c’était mal foutu la vie, mais ça lui passait assez vite. Pourtant elle s’étiolait une peu, Rose, car la commune lui avait dit qu’elle était maintenant trop vieille pour être maman de jour ; quand elle avait demandé si elle pourrait être grand-maman de jour, on ne lui avait même pas répondu.

Rose fut présentée à Mathilde par Fernando, début février ; elles eurent tout de suite des atomes crochus ces deux-là. Rose aurait aussi pu être la mère de Mathilde – qui avait le même âge que Fernando – mais Mathilde l’adopta comme la soeur qu’elle n’avait jamais eue. Fernando aimait leur complicité mais parfois était un brin jaloux. Quand elles le voyaient bouder, Rose et Mathilde se moquaient de lui, alors il boudait de plus belle, mais pas longtemps ; ça finissait toujours en éclats de rire ou bien la bouche pleine – Rosa est une fameuse cuisinière. Maman de jour, elle avait appris à apaiser un enfant en lui fourrant quelque chose de doux dans la bouche, souvent une pastéis de nata.

Rose fut nommée responsable des fleurs, mais comme on était encore en hiver, elle fit de la cuisine une annexe de ses futures plates-bandes, son second territoire. Mathilde était partageuse et aimait apprendre, ainsi certains jours la cuisine devenait un laboratoire où les senteurs du sud se mélangeaient à celles de la Venoge qui, comme chacun sait, se jette dans la Méditerranée. Au fur et à mesure que les vrais gens arrivaient – ceux qui ne sont pas des pions et ont un prénom – Rose exultait, elle avait enfin une famille nombreuse à nourrir. Roger n’était pas revenu, mais Rose s’épanouissait.

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Mars est marron, noisette, avec des points verts – XV

Ces gens ne sont pas des pions, mais de vrais gens ; certains sont liés à Mathilde, d’autres à Fernando. Ensemble, ils vont transformer le jardin au milieu duquel se trouve la maison.

Dès son arrivée en Suisse, à six ans, Fernando passe l’essentiel de son temps libre dans un jardin dont sa grand-mère a obtenu l’usufruit ; les propriétaires, un couple de retraités trop âgés pour continuer à s’en occuper, n’exigent qu’une seule contre-partie : un entretien soigné – on est en Suisse, les brins d’herbe doivent être alignés et courts, la haie ne doit pas empiéter sur l’espace public ni dépasser la hauteur fixée par le règlement communal. Pour le reste, la grand-mère est souveraine. Elle donne une seconde jeunesse à ce jardin, le réorganise et en tire des produits succulents qu’elle ne manque pas de partager avec ce couple béni des dieux qui lui permet de renouer un peu avec sa terre natale. Rapidement on lui donne l’autorisation d’élever quelques animaux, pigeons, poules et lapins, on n’entend même chanter un coq. Fernando apprend plus vite qu’à l’école, au fil des ans il sait faucher, tailler, tourner, épandre, biner, planter, sarcler, soigner, récolter et faire bon usage de l’eau de pluie.

Plus de quarante ans plus tard, Fernando soutient Mathilde qui veut réorganiser son jardin, mais la convainc d’abord d’augmenter la surface de production plutôt que de la réduire. De nombreuses personnes cherchent à renouer avec la terre, à produire eux-mêmes, à partager leurs savoirs et les fruits de leurs savoirs, je connais des gens qui peuvent nous aider, dit-il à Mathilde, moi aussi, répond-elle à Fernando.

Ces gens ne sont pas des pions, mais de vrais gens, ils participent avec leur corps, mais d’abord avec leur tête ; on imagine le jardin idéal, on discute, on dessine – en plan, en coupe, en perspective –, on décide puis on réalise, une étape après l’autre.

Plus que 365 jours… (65/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XIV

On parle aussi dans une autre cuisine, celle de Mathilde, et aussi dans son jardin, chaque fois que le temps le permet. Fernando poursuit ses visites, pour ainsi dire quotidiennes, mais il n’est plus seul avec la jardinière.

Dans la rue parallèle à celle de Mathilde, quelqu’un passe le plus clair de son temps à sa fenêtre mais y voit de moins en moins clair. Il y a maintenant des hommes et des femmes – le guetteur en a répertorié quinze – qui se rendent régulièrement chez la jardinière, seuls ou en groupes. Le guetteur – qui ressemble plus à un pion qu’à un guetteur – sait de moins en moins quoi faire de ce qu’il voit. Ce qui, les premières semaines, ressemblait à l’histoire classique d’un marcheur intello au long cours – les pions savent faire les cent pas dans les cours mais détestent les intello, tout en aspirant à l’être – que sa femme ferait cocu avec un étranger, semble en fait être autre chose, car de nouvelles personnes viennent en visite. Au début, lorsque le nombre n’excédait pas quatre ou cinq, le pion avait pensé à des parties fines – les pions sont rarement fins –, mais au fur et à mesure que le nombre des visites augmente et que la plupart apporte quelque chose, qui un livre, qui de la nourriture dans un plat en terre, qui des accessoires de jardin, le pion se perd en conjectures, on le voit moins à la fenêtre – le pion pensait être discret, mais tout le monde voyait clair dans son jeu, au pion, dans tout le quartier, et même au-delà, on voyait son manège et on se riait de lui, à son nez et à la barbe qu’il n’avait pas (les pions sont en général glabres et lisses). Dans la maison de Mathilde, et dans son jardin, on se dit que le pion a déclaré forfait, qu’il renonce à comprendre ce qui se trame lentement sous ses yeux, et ça fait du bien à tout le monde, dans le quartier, et même au-delà, de penser qu’on a neutralisé un pion, qu’on l’a bouffé.

Mais qui sont ces gens, de plusieurs couleurs, qui se hâtent à petits ou à grands pas vers le jardin de Mathilde, qui parlent et mangent, lisent, chantent, rient, prennent des mesures, plantent des piquets, tendent des ficelles ? Que préparent-ils, un éden, carnaval ?

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Mars est marron, noisette, avec des points verts – XIII

Fin du premier jour de Fassnacht, début de soirée dans une cuisine déjà croisée, celle de deux fifres qui donne sur une placette pavée qui ouvre sur le levant. A la table, deux musiciens et un marcheur – qui a récupéré son sac à la consigne de la gare, on l’a invité à rester depuis qu’on a découvert, le matin même, qu’on est réunis par d’étranges liens ; on se dit qu’on a des choses à se dire, à partager, à comprendre. Tout est parti des livres, ce qui n’étonne personne, pas même, probablement, le lecteur de ce récit. Ces livres que celui qui a peu dormi a feuilleté dans cette pièce qui semble faire office de salon, de bureau, de bibliothèque, de cabinet d’estampes et maintenant de chambre d’ami, ces livres sortis des rayonnages dont celui qui est venu par les crêtes jurassiennes a lu des passages et longuement regardé des images, reproductions de tableaux, de dessins, de photographies, ces livres qui ont occupé, ce matin, toute la conversation que l’on a eue durant le petit -déjeuner du Morgenstreich.

A la table de ce petit déjeuner, une fois sorti des ces livres, il leur explique son étonnement. Dans le chalet où il vient de passer deux mois, il a vu un certain nombres de livres identiques à ceux de la pièce dans laquelle il vient de passer quelques heures, de l’art, de la littérature, du cinéma, de la musique mais chaque fois avec un point commun, un terrible point commun. Ces deux lieux lui font l’impression d’une plongée dans l’histoire du vingtième siècle, l’histoire la plus sombre. Dans Chroniques, il a lu que Fritz, le douanier ange-gardien qui avait pris sous son aile Judith, Günter et la petite Maryam avait aussi été convoyeur de livres, pas le seul, mais le principal au début ; il apportait des livres de peinture, de littérature, de musique et de cinéma, des livres frappés d’interdiction parce que leurs auteurs, ou les artistes dont ils parlaient, étaient vus, eux et l’art qui sortait d’eux, comme des dégénérés. Ces livres que Fritz convoyaient nourrissaient Judith et Günter, et bien d’autres par la suite, ces livres transitaient par Bâle d’où Fritz était originaire. Alors, lorsqu’il est assis à la table du petit-déjeuner de Morgenstreich, le marcheur demande aux fifres :
– Avez-vous entendu parler d’un certain Fritz, douanier originaire de Bâle, en poste sur les crêtes jurassiennes dès le début des années trente ?
– Oui, répondit la femme, c’était le cousin de mon grand-père, tous deux étaient liés à l’art dégénéré.

Maintenant c’est le souper, et la discussion continue, comme le carnaval.

Plus que 365 jours… (63/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XII

Un des ses plaisirs, lorsqu’il est à Bâle ou ailleurs, au carnaval ou pas, seul ou accompagné, c’est d’écrire dans les bistrots, au milieu des humains, au milieu des vivants.

Ce jour-là – on est le premier jour de carnaval, l’après-midi, il a décidé de ne pas suivre les deux fifres mais de les retrouver plus tard, chez eux – il ouvre son carnet en commandant une bière, le feuillette, tombe sur meurette et se dit qu’il est grand temps de faire quelque chose de ces mots glanés sur l’échine jurassienne, ces mots qui reposent depuis un dizaine de jours sur les pages quadrillées comme les pavés reposent sur les rues, donc sur les plages ; oui, faire quelque chose de meurette et de ses soeurettes, mais aussi des mots masculins, ail, fromage, et d’immense – un mot transgenre ? on s’en fout, c’est carnaval, mettons des talons hauts à ce carnaval, ce carnaval trop sérieux qui marche au pas et au tambour, ce carnaval qui pète plus haut que son ut, il est grand temps que ce carnaval se prenne les pieds dans les pavés et chavire, faisons tomber carnaval, roulons-nous avec lui, ou avec elle, ou les deux, sur la plage, et pour l’enfer, on verra plus tard !

Il commence par chercher un titre dans le réservoir des mots des pages quadrillées – il a appris cela à l’école – mais il sèche. Il commande une autre bière. Il sèche toujours. Une troisième bière, mais avec quelque chose à manger, il a peur d’être rond ; il choisit une spécialité locale, mais pas vegan, un saucisse d’ici qu’on appelle boule de Bâle, il n’a pas peur d’être rond, il sait qu’on peut être rond sans être rond – ça, il n’est pas sûr de l’avoir appris à l’école. Il trouve enfin un titre (de travail) sur les pages du carnet quadrillé : Quel né ? Et il se met à composer.

En passant à pieds pas joints sur un alpage, j’avise un vieux pécore avec la goutte au nez qui sentait le fromage comme certains pieds quand ils ont trop macéré, sauf que lui c’était du fromage au lait cru et bio, donc sans Pasteur, ce lait que les beaux-bios raffolent d’acheter sur les marchés pour mettre dans leur thé trop épicé (tchaï) ou dans leur café mal torréfié – alors qu’ils feraient mieux de mettre de l’eau dans leur vin –, ce bon lait cru que des vaches au poil dru ont pondu – c’est ce qu’ils croient les beaux-bio qui feraient mieux de mettre de l’eau dans leur vin – sur des alpages pentus entourés de murs de pierres sèches – les beaux-bios savent dire murgers – comme une archiduchesse se nourrissant exclusivement de fruits secs et de biscuits itou, secs mais beaux, beau un cor marron mais sans ps qui chante au sommet.

Je surpris ce pécore en plein coup d’mou, non pas qu’il eût reçu un coup de genou de sa piétaille un jour de semailles, c’étaient plutôt ses pieds qui étaient blessés : des cors qu’il frottait à l’ail, des engelures qu’il soignait à coups d’insolations, des cloques qu’il purgeait de leur eau au fil, sans faire aïe, aïe. aïe, des foulures qu’il refoulait du goulot selon la technique d’un vieux fou qui créchait à Lurs avec une valetaille à sonnailles.

Son alpage à lui, le vieux pécore blessé des pieds, était aussi entouré d’une immense barrière de mousses forestières l’écume des jours , et aussi d’essences de lichens très rares, de ceux qu’on trouve qu’en Gruyère, sous les fougères, sans rien faire, y a qu’à s’baisser comme les pointes des sapins quand Lothar les fait danser, ces pointes bien vertes, sur les mamelons, digue don don.

Tandis qu’il se frottait à l’ail, le vieux pécore, sa soeurette, pas jeunette, frottait ma moelle avec ses os ; au m’nu y avaient oeufs en meurette, herbettes, fleurettes, noisettes, giclette et tout c’qui faut ; on s’est grignotés sans chipoter, on a siffloté sans pleurote, c’était plutôt hot, sans litote ni cystite, jusqu’à c’que six Hittites et autant d’Hottentots nous tombent dessus et nous barattent avec leurs battes en silicate, ah les sales cats, j’vous dis qu’ça ma p’tite, on aurait préféré une mastoïdite ou un upercut, sans ut.

J’ai adressé une réclamation à Léonce, la reine des do-, elle a dit oh ! Léonce, elle a dit ah !, elle a dit wiz ! avant de m’envoyer, d’un coup d’balai, chez Jean qu’a un chalet là-haut sur la montagne, pas en Valais, pour prendre une raclette, mais sans fromton, et i’ m’a pas raté ce con : mon nez, quel nez ! i’ ressemblait à un bourgeon terreux que la neige et les rochers – qui se seraient unis – auraient arraché ; en me voyant, ma mère aurait pu dire « Quel né ? »POINT

Il relirait bien le texte, mais six Hittites et autant d’Hottentots se pointent avec des bottes de bière, comme au pays des Usipètes, pas celui des Hittites, ni des Hottentots.

Plus que 365 jours… (62/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XI

Ainsi parlait-on, aux petites heures du matin, dans une cuisine du vieux Bâle qui sentait l’oignon qu’on a fait blondir et la farine qu’on a fait roussir.

Au moment où ceux qui parlent dans cette cuisine se disent qu’il serait temps d’aller dormir un peu, le jour se met à blanchir. Il entre par une large fenêtre qui donne sur la placette orientée est ; on pourrait se sentir en prison derrière cette fenêtre car, comme toutes les fenêtres de ce rez-de-chaussée, elle est grillagée – du fer forgé ; en réalité, on se sent plutôt en vitrine en ce premier jour de carnaval, il y a du mouvement sur la placette et des regards, furtifs, se dirigent vers l’intérieur. Quelques passants envient peut-être ceux qui sont dans cette cuisine aux petites heures de ce premier matin de carnaval, pourtant ils ne sentent pas les odeurs de cette cuisine, la fenêtre est fermée, mais on est en vitrine, pas en prison.

Les fifres proposent à leur hôte le canapé de l’autre pièce du rez-de-chaussée – le rez n’est pas grand, mais confortable –, une pièce qui semble faire office de salon, de bureau, de bibliothèque mais aussi de cabinet d’estampes. On convient de se lever à midi et de déjeuner avant de repartir arpenter la ville, ensemble ou séparément.

A l’heure convenue, les fifres descendus sur la pointe des pieds – l’appartement a au moins deux étages – trouvent leur hôte assis sur le plancher au milieu de livres qu’il a sortis des bibliothèques, il lit profondément, comme s’il dormait ; ils ne l’interrompent pas et vont préparer le déjeuner. C’est sans doute l’odeur du café, associée aux tintements des tasses et des couverts, qui le tirent de sa bulle ; il les rejoint à la cuisine. Les livres et les images occupent tout le repas. Il commence à comprendre qui sont ces musiciens.

Plus que 365 jours… (61/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – X

Entre la soupe et la tarte, avant le lever du jour, on parle. On est dans une cuisine qui donne sur une placette pavée, une cuisine accueillante qui sent l’oignon et la farine grillée. Il dit pourquoi il est seul, ils disent pourquoi ils sont en couple ; ils en sont à peu près à la même étape de vie.

Se disent-ils ces choses si intimes parce qu’ils pensent qu’ils ne se reverront plus – lui s’apprête à remonter le Rhin jusqu’aux montagnes –, ou sont-ils en train, sans le savoir, de nouer le premier fil d’une amitié ? Premier fil ou second fil, puisqu’ils se sont déjà rencontrés ? Lui ne le savait pas mais eux oui, eux qui ont reconnu celui qui les avait suivis un carnaval passé avec elle, celle qui n’est pas là cette année. Lui ne pouvait pas le savoir puis qu’ils n’avaient pas, cette année-là, tombé les masques. Mais maintenant qu’ils l’ont invité à entrer, il le sait qu’ils se sont déjà vus, mais ce n’étaient pas les mêmes masques, pas les mêmes costumes. Second fil noué sur la trame des ruelles ?

Ils lui racontent qu’ils aiment le carnaval depuis toujours, mais pas comme les cliques. Certes ils marchent au pas – comment ne pas marcher en rythme lorsqu’on est musicien ? – mais la comparaison s’arrête là. Chaque année, lorsque les clochers sonnent quatre, ils partent de leur placette et parcourent la ville en choisissant les ruelles ; ils aiment le coude à coude et connaissent tous les passages où il faut marcher à la queue leu leu. Rarement ils sont seuls, souvent on les suit. Ils aiment être des guides nocturnes, parfois avec des amis qui les escortent, d’autres fois avec des inconnus. Ils lui racontent qu’au carnaval où ils l’ont déjà vu – avec elle, celle qui n’est pas là cette année – ils avaient senti le plaisir que ce couple avait à les suivre ; ils lui disent – à lui qui est là sans elle dans leur cuisine qui sent l’oignon et la farine grillée – que c’est rare de sentir un tel plaisir chez des inconnus, que ça les avait frappés, ça se lisait sur vos visages, ces visages que nous n’avons pas beaucoup vus, puisque nous étions devant avec nos fifres, mais à chaque méandre, à chaque demi-tour, nous cherchions à apercevoir les visages qui nous suivaient, et il nous semblait – à nous qui étions sous nos masques – que ces visages, vos visages, étaient éclairés de l’intérieur, comme de belles lanternes. Alors ce soir, quand nous avons reconnu votre lumière, nous avons décidé de tomber les masques et de vous inviter à entrer.

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Mars est marron, noisette, avec des points verts – IX

A l’heure où la tour de grès – du grès rouge des Vosges – sonne quatre, il n’est plus sur son banc préféré, il n’est pas dans la foule sous pression entre les murs froids qui limitent les rues et les places de la rive gauche, il n’est pas sur la rive droite, il est sur un pont ; pas le pont le plus proche de la tour rouge – rouge parce qu’en grès des Vosges – mais sur le pont qui est en amont, pont duquel il entend aussi sonner quatre, mais d’une voix plus grave, car la cloche de ce bâtiment qui a deux tours rouges, lui, est plus grosse que celle de la tour unique, la rouge en grès des Vosges. A mi-distance des deux rives, en amont de l’épicentre du carnaval qui va marcher au pas, canalisé par de froids sergents-majors, il entend sonner quatre d’une voix grave et juste après, éclater les fifres et les tambours.

Sur ce pont, il se sait à bonne distance du carnaval qui marche au pas, lui qui aime marcher, mais pas au pas. Alors il parcourt la ville à son rythme, mais sur la rive opposée – les premières heures, le carnaval ne franchit pas le Rhin –, le son lui suffit pour l’instant, le reste il le verra plus tard, ou pas ; a-t-il besoin de revoir ce qu’il a déjà tellement vu ? Lui – elle c’est différent –, ce qu’il aime le plus dans le carnaval c’est la rencontre avec les autres dans des lieux plus intimes, rencontres qui parfois sont muettes. Lorsque les cliques, les plus grandes et les plus anciennes, ont frappé et soufflé tout leur soûl, la rive des premières heures de la fête est plus calme et il peut la rejoindre par le pont en aval du premier, le Mittlere Brücke, ancien segment ô combien stratégique de la voie du Gothard. Il emprunte ensuite une ruelle en légère pente en direction de la cathédrale, en cherchant la rencontre.

Marchant à son rythme, il se souvient avec émotion de ces deux fifres, probablement un couple, qu’ils avaient suivi – elle et lui – lors d’un carnaval précédent ; ils avaient aimé se laisser guider par deux fifres du cru et découvrir grâce à eux des recoins de cette ville plongée dans la nuit, au bord de cette masse d’eau sombre qui s’écoule vers le nord. Face à lui, de vrais fifres le tirent de sa rêverie dans une ruelle si étroite qu’on aurait presqu’envie de lui enlever un « l » à la ruelle ; il s’écarte pour les laisser passer puis leur emboîte le pas. La ballade, avec deux « l », car c’est une ballade, l’emmène vers un secteur inconnu, de longues minutes, de délicieuses minutes avant un point d’orgue tout à fait inattendu. Au bout d’une ruelle, avec deux « l », se trouve une placette, avec deux « t », mais sans majuscule ; les fifres s’ y arrêtent, tombent le masque – c’est un couple – et s’approchent de lui. « Vous êtes seul cette année ? » l’interroge la femme. Sans lui laisser le temps de répondre, l’homme ajoute « entrez un moment », tandis que la femme ouvre une porte.

Il s’était imaginé, comme chaque année, manger la soupe et la tarte salée sur son banc préféré, mais le voici attablé dans une cuisine de la vieille ville, chez deux fifres.