Plus que 365 jours… (79/365)

Avril est vert – IV

Le pion fait comme si de rien n’était, comme s’il ne reconnaissait pas la plupart des gens réunis ici ; il se contente de dire bonjour et se dirige vers le rayon littérature où Marguerite le suit. Dans leur dos les discussions reprennent, mais plus feutrées. Tous ont reconnu le pion, mais on est très surpris de le voir réapparaître ici et maintenant, on l’avait presque oublié, depuis quelque temps on ne le voyait plus à ses fenêtres, il avait peut-être appris à voir sans être vu. Très professionnelle, Marguerite n’en avait jamais parlé, mais pour elle c’était un client assez régulier, qui venait presque toujours lorsqu’elle était seule ; il aimait prendre son temps, regarder, feuilleter, se laisser conseiller, échanger à propos de littérature. Marguerite l’appréciait, il était l’un des derniers qui saisissaient l’importance de cette librairie.

Sans aide, le pion trouve ce qu’il cherche, Les invités, un roman de Pierre Assouline. Il resterait bien parler un instant mais il a compris que ce n’est pas le bon soir, et sans doute aussi qu’il ne peut pas être le bienvenu dans ce groupe. Marguerite encaisse et le raccompagne à la porte, comme elle en a l’habitude, mais au lieu d’ouvrir la porte, elle prend le pion par le bras, fait volte-face avec lui et dit à ses amis rassemblés « Laissez-moi vous présentez Pierre, un de mes plus fidèles clients. »

Plus que 365 jours… (78/365)

Avril est vert – III

En avril, ne te découvre pas d’un fil.

C’est à cela qu’il pense celui qui marche sous les cordes déchaînées, celui qui marche et qui cherche un abri pour une courte halte. Il avise un avant-toit, une grange isolée. Il s’y arrête, s’y dévêt, s’y revêt, comme dans un rêve. Lorsqu’il reprend le fil, du chemin, il a ajouté une couche entre son corps et la veste imperméable, des brins, de la laine finement tricotée. Il aime marcher sous des cordes, surtout lorsque celles-ci sont tranchées par des hallebardes qui pleuvent par dessus elles ; ainsi hachées, les cordes deviennent ficelles, comme des légumes en julienne. Il aime les jours ficelles, on peut tracer sans être retenu par le paysage, il est planqué le paysage, sous du coton, en pelotes, il retient les pelotes, le paysage, elles s’accrochent au paysage, les pelotes. Mais des fois, dans ces vallées où il trace en direction d’Olten – ce noeud ferroviaire – les pelotes déboulent, se déroulent et laissent apparaître des bribes de paysage, les tables du Jura et des silhouettes de châteaux. Le temps rend patibulaire le Jura tabulaire et sinistres ces silhouettes de châteaux. Où pique-niquer par ce temps pas beau, à la table d’un de ces châteaux ? Mais qui serait assez bon prince pour l’accueillir, lui qui n’est pas charmant, lui qui ressemble au temps ? Alors il grignote en marchant, mais pas à pas de saucisses, il ne perd pas de temps, il file sur les chemins et le fil de l’histoire avance avec lui – pas d’histoire sans fil –, l’histoire de celui qui n’a pas si faim et qui grignote, par petites touches de couleurs, l’histoire qui laissera peut-être le lecteur sur sa faim quand il sera au bout, à la fin. Au loin ça tonne, mais est-ce déjà la fin ? Peut-être juste les coups de ce qui va suivre. Coups de théâtre ?

En mai, fais ce qu’il te plaît.

Plus que 365 jours… (77/365)

Avril est vert – II

Blanc, orangé, marron, noisette, points verts, vert point

Lorsqu’il prend la route, le carnaval est terminé depuis quelques jours, pourtant c’est lui, le carnaval, qui lui montre le chemin. Aux couleurs des mois écoulés s’ajoutent du jaune, du rouge, du bleu, du violet, du noir, sous forme de points. Il ne se sent ni géant ni poucet, ni seul ni abandonné, il se sent bien sur ces routes et sur ces chemins ponctués de points, ces points de papier qui marquent les traits des chemins, ces traits multicolores qui lui donnent l’impression de marcher sur une carte, traitillés, pointillés, confettis.

Orangé, marron, noisette, points verts, vert, blanc.

Sur les chemins il traine, mais il n’est pas un vers blanc. Il se baisse pour ramasser des points de couleurs. Plus tard il les collera dans son carnet pour se souvenir des paysages qu’il a traversés, car il est pointilleux et veut se souvenir de tout, garder des traces, il est lent, comme un escargot. Il aimerait bien être pointilliste, mais il ne sait pas, et il n’ose pas savoir. Est-ce cargo ? Con, fait-i’ !

Marron, noisette, points verts, vert, blanc, orangé.

Au début, les traitillés suivent un autre trait, plein, plus large, plus bleu – il le voit bien depuis le terre-plein sur lequel il marche en suivant les point colorés qui forment le traitillé de son chemin, il le voit bien que le trait plein est plus large et plus bleu, de bleu ! Ce trait plein c’est le Rhin. Savoir que c’est le Rhin, ce trait plein, lui fait du bien sur son terre-plein. Il boirait bien un peu de cette eau, cette eau du Rhin, mais elle n’est pas filtrée. Ses reins à lui filtrent une autre eau, celle qu’il lâche ensuite au fil du chemin, un fil jaune. Quand le chemin est blanc, il le ponctue de jaune. Alors, n’est-il pas un peu pointilliste lui qui ose lâcher des gouttes jaunes sur le blanc du chemin ? Confettis.

Noisette, points verts, vert, blanc, orangé, marron.

Tandis que de l’eau jaune descend de ses reins lui le remonte, le Rhin. Mais un petit bout seulement. Il le quitte pour aller vers l’immense gare de triage – Muttenz. Lui a aussi ses gares de triage – deux reins – qui séparent la bonne eau de la mauvaise, comme des séparatifs – deux reins. Pratteln a aussi sa gare – avec un i ça ferait si gare, sixgares – et depuis Pratteln son chemin suit la voie, il devient donc de fer, comme la voie du chemin de, et du vieux fer, car la voie du train est historique, c’est la voie du Hauenstein.

Points verts, vert, blanc, orangé, marron, noisette.

Puis le chemin devient sentier et se faufile entre les couleurs pour mener sur une petite hauteur – Bienenberg, la montagne des abeilles. Le fil du sentier qui se faufile entre les couleurs est brun. Les couleurs entre lesquelles le fil brun du sentier se faufile sont du vert, principalement, du vert tendre pas encore tondu, et sur ce vert tendre pas encore tondu ont voit de petits bouquets, petits et ras, du jaune, du pervenche, du blanc avec des points d’or, encore du bleu. Au sommet de Bienenberg il n’est pas fatigué, il n’est pas essoufflé, ses oreilles ne bourdonnent pas – montagne des abeilles – mais il s’arrête. Il voit deux fils, bleus ; le premier coule dans le Rösernbachtal – le vallon du ruisseau des rosiers – ; le second coule dans l’Ergolztal – la vallée de l’Ergolz. Lorsque le fil bleu qui a le nom des roses se jette dans le fil bleu de l’Ergolz, on est à Liestal. Lorsque le fil rose se jette dans le fil bleu, le fil bleu reste bleu et ne tire pas sur le violet, ce qui serait logique avec du rose – mais on ne voit pas le point de confluence, car à Liestal le Rösernbach est canalisé, il est sous terre, alors il devient brun, et on comprend pourquoi le bleu de l’Ergolz reste bleu, mais bleu plus foncé, mais bleu plus épais, c’est à cause du brun. Et les deux fils qui ne font désormais qu’un, les deux fils réunis tirent vers le nord et vont se jeter dans le Rhin. Il remontent le Rhin pour s’y jeter, à Kaiseraugst, cette vieille cité qui faillit devenir nucléaire. Mais grâce aux citoyens sans cécité de la vieille cité, et grâce à Tchernobyl, le projet qui ne tenait plus qu’à un fil fut cassé, abandonné, rompu. Grâce au fil rompu le fil du Rhin ne fut pas nucléaire, ce qui n’empêcha pas Tchernobâle, quelques mois plus tard. Pas de fil nucléaire donc, mais un fil chimique. Et la chimie sans fil, aux abonnés absents. Circulez dirent les chimistes et les autorités, il y a Rhin à voir, le fleuve filtrera tout, comme nos reins. Mais l’histoire ne dit pas si à cause du Rhin chimique des gens se mirent à pisser de toutes les couleurs. La grande histoire avec H ne parle jamais de ces histoires-là, ce sont de petites histoires, la toute petite histoire avec p, celle des petites gens, et aux petites gens on dit : Pissez pas là, y a rein à voir, allez boire ailleurs, passez voir par ailleurs pour aller boire. Et les petites gens se disent : Mieux vaut pisser de rire, sinon on pleure, et sans couleur.

Vert, blanc, orangé, marron, noisette, points verts.

A Liestal, le marcheur coloré remonte la rue dans laquelle il a vu descendre le feu dans le noir – et des cendres. Il passe la porte sous laquelle le feu faisait le gros dos, sort de la ville et avise une hauteur avec une ferme dessus. Le paysan l’autorise à camper. Il monte sa tente sur le dessus de la hauteur, à côté de la ferme. Il ne fait pas noir lorsqu’il monte la tente sur le dessus de la hauteur, à côté de la ferme, il fait plutôt orange sous les nuages blancs, on dirait que le soleil lui aussi veut se coucher. Lui monte la tente sur le dessus de la hauteur, à côté de la ferme tandis que le soleil descend sous le dessus de la hauteur, à côté de la ferme, et ils finissent par être ensemble pour se coucher dans le noir.

Blanc, orangé, marron, noisette, points verts, vert point

Plus que 365 jours… (76/365)

Avril est vert – I

Oui, avril est vert se dit le marcheur qui a décidé de se diriger vers les Alpes, mais autrement.

Autrefois ce pont de Bâle sur lequel il aime passer du temps, le Mittlere Brücke, était un segment hautement stratégique de la route du Gothard, le segment qui permettait, et permet toujours, de franchir le Rhin. Plutôt que de remonter le fil du Rhin, il a décidé de le franchir, le fil du Rhin et de marcher sur cette route historique. Le Rhin, il le reverra plus tard, à l’une de ses sources, et peut-être qu’il décidera alors d’en suivre le fil ; descendre le Rhin au lieu de le remonter.

Qu’est-ce qui l’a décidé, le marcheur parti du blanc, qu’est-ce qui l’a décidé à changer d’itinéraire ? Comment savoir exactement ? Il sait que durant les quelques jours passés à Bâle, chez les fifres, ce couple de musiciens amateurs d’art, ils ont parlé de Fritz, le douanier humaniste, et aussi d’art dégénéré. Dans l’appartement qui donne sur la petite place pavée il y avait ce tableau d’Otto Freundlich, Corps sphérique, et ils ont parlé de cet artiste, mort en 1943 dans un camp à cause de l’inhumanité des hommes qui traitaient son art de dégénéré. En 1905, à 27 ans, Freundlich est parti de Münich pour aller à Florence, artiste alors en formation, il a traversé les Alpes à pied pour aller séjourner quelques mois dans une ville façonnée par les arts. C’est sans doute un des éléments qui a poussé le marcheur parti du blanc à bifurquer, à partir vers le sud pour traverser les Alpes. Et en marchant – le Mittlere Brücke est déjà loin derrière – il pense à Corps sphérique, ce tableau d’Otto Freundlich ; sur ce tableau, il y a des verts de son enfance, et il pense que l’un de ces verts est le vert d’avril, le vert des vacances de printemps.

Plus que 365 jours… (75/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXIV

En temps normal, la librairie est calme à cette heure-ci et Marguerite se prépare à fermer pour le week-end – depuis plusieurs années Albert et elle avaient renoncé à l’ouverture du samedi, pourquoi se priver d’aller marcher à la montagne pour un client ou deux, pour quelques pauvres francs dans la caisse ? Mais ce vendredi est exceptionnel, il marque un renouveau ; ces dernières semaines Marguerite, Paola et Mathilde ont beaucoup travaillé, les voilà prêtes à lancer ce projet, une sorte d’extension de celui qui est en cours dans le jardin de Mathilde.

La librairie se remplit peu à peu. Denis, menuisier ébéniste, lecteur de polars, fidèle client, arrive le premier. Du haut de rue, Mathilde et Fernando le voient qui gare sa camionnette sur la place réservée aux livreurs. Ils le rejoignent et l’aident à décharger les chevalets, les plateaux et les chaises. Marguerite a fait de la place dans le magasin, on dresse une table carrée, avec quatre chaises par côté. Hélène, la femme de Denis arrive au moment où l’on monte la table de l’apéritif avec la dernière planche et les derniers chevalets. C’est comme si une choeur de femmes entrait – elle est accompagnée de Fatou, sa voisine et de Jenna et Kira, deux soeurs amies de Fatou –, elles ne chantent pas, mais leurs mots, leurs rires et les odeurs qui s’échappent des récipients qu’elles portent sont comme un hymne à la joie. Un tintement s’ajoute à cet hymne, celui des bouteilles qu’apportent Joseph et Lili ; ils vont fermer la porte mais une odeur de pain annonce l’arrivée de Robert. André, cousin de Marguerite, arrive avec Alain et Françoise, des amis du quartier. On attend encore Rose et Paola qui finissent d’orchestrer les préparatifs du repas que l’on prendra ensuite chez Mathilde. Elles arrivent au moment où Joseph débouche la première bouteille. Un client entre au moment où Marguerite s’apprête à placer sur la porte le panneau « fermé », il est six heures et demie moins quelques minutes. L’entrée de l’homme provoque un silence stupéfait, la plupart de ceux qui sont présents ont reconnu celui qui guette le jardin de Mathilde depuis ses fenêtres, celui qu’on a surnommé le pion.

Plus que 365 jours… (74/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXIII

Le soleil s’invite pour le café, on le prend dehors sur les dalles et on lézarde jusqu’au moment où Rose donne le signal des rangements, qui sont vite expédiés, chacun en prenant une part. L’après-midi est trop entamé et les esprits trop embrumés pour que l’on entreprenne quelque chose d’autre, alors chacun rentre chez soi ; Robert s’appuie sur Rose, Lili prend le bras de Joseph, Fernando ouvre la marche.

En début de soirée, un bref coup de sonnette tire Mathilde et Paola de leur douce somnolence, sur la table du salon la théière est froide. C’est Marguerite, la libraire du quartier, qui apporte le livre que Mathilde devait passer chercher. – Demain je suis fermée, alors je vous l’ai apporté et puis j’étais inquiète de ne pas vous voir, vous qui êtes d’habitude si ponctuelle. On fait les présentations, on refait du thé et une nouvelle conversation est lancée, qui rejoint les autres conversations du jour.

Marguerite se donne quelques mois pour remettre son commerce, les livres ne font plus recette, du moins dans cette librairie qu’elle tenait avec Albert son compagnon, brutalement décédé l’automne dernier. Ensemble ils avaient commencé à imaginer des manières de réinventer ce lieu, mais seule elle n’y arrivera pas et seule elle ne veut pas. Elle ne se sent pas coupable d’arrêter, il y avait entre eux un lien solide, à la vie et à la mort, la liberté. – Mais vous n’êtes plus seule ! s’exclame Paola ; racontez-nous les projets que vous imaginiez.

Plus de somnolence dans le salon, car le salon est vide. Tandis que Marguerite parlait, Paola posait des questions sur ce commerce dont elle ignorait tout, à commencer par sa situation dans la ville, alors les femmes s’y sont rendues, et lorsqu’elles en reviennent, il est tard et les rues raisonnent de leurs rires et de leur enthousiasme. Comme souvent lorsqu’on rentre tard, on a faim ; Paola se met au fourneau – elle n’est pas née la femme qui fera des meilleures pâtes que moi –, Mathilde débouche une bouteille et Marguerite demande si elle peut rester pour la nuit.

Plus que 365 jours… (73/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXII

Personne n’a vu Joseph fermer les yeux, ni les rouvrir – il le sait bien Joseph –, alors il récite sa petite histoire, cette histoire convenue qu’il a mise au point au fil du temps, celle qu’il sort dans les situations d’urgence pour satisfaire ceux qui veulent entrer sans frapper dans sa vie d’émigré, faire irruption dans son passé rempli de coups, ces coups qu’il a encaissés un à un, ces coups qui l’ont poussé, l’un après l’autre, à s’assimiler, faute de mieux.

Je suis né au printemps 1924, dans un village de piémont, aux portes de la Suisse. Mon père est mort peu de temps après. Je n’étais pas mauvais élève, grâce à une bourse de la commune j’ai pu étudier dans un lycée technique et devenir mécanicien. Une grande usine italienne m’a embauché, en peu d’années je suis devenu contremaître. Après la mort de ma mère, au printemps 1951, j’ai accepté l’offre d’un recruteur d’une fabrique de l’Ouest lausannois. Grâce à mon contrat de travail, j’ai obtenu tout de suite un permis B. J’ai épousé la fille de mes logeurs, un couple de maraichers, et j’ai adopté la Suisse où je coule des jours heureux avec Lili, nos deux fils, nos belles-filles et nos petits enfants.

Tout à l’heure, à la maison, il ne fera aucun reproche à Lili d’avoir, d’une certaine façon, provoqué la question de Paola, car il sait bien, Joseph, qu’il y a surtout son accent, cet accent dont il n’a jamais pu se débarrasser, cet accent qui chante l’ailleurs, cet ailleurs dont la Suisse n’a longtemps pas voulu. Combien de questions aura-t-il dû subir à cause de cet accent ? Jamais il n’a supporté ces questions posées par toutes sortes de gens sur toutes sortes de tons.

Plus que 365 jours… (72/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXI

Verres pleins, bouteilles vides, pas de jus épais sans moudre du grain, mais pas broyer du noir, pas de Giuseppe sans broyer du noir – alors Joseph –, fermer les yeux, penser aux nepitelle de la tante calabraise plutôt qu’aux carreaux sans verre – carreaux vides – qui laissent entrer le noir et le blanc, le noir de la nuit sans lumière, le noir de l’enfance sans père, même s’il y avait l’oncle, le noir du matin sans café avant de partir – le noir sans noir –, l’amertume du matin à la chicorée, et le blanc de la neige qui entre par les carreaux vides, avec le noir du matin sans noir, et le noir de la nuit, et le noir de l’absence. Fermer les yeux, fermer les carreaux, vider les carreaux du noir, transformer le noir en blanc, pas le blanc de la neige, faire remonter le goût des nepitelle, ouvrir ces biscuits en forme d’oeil fermé, y trouver les amandes, penser au blanc des amandiers en fleurs, se laisser envahir par ce blanc et, quand il n’y a plus de noir – carreaux vides de noir –, rouvrir les yeux et dire calmement – je ne suis pas Giuseppe, je suis Joseph, je ne l’ai pas choisi, c’est comme ça, je peux vous raconter l’histoire de Giuseppe devenu Joseph, mais appelez-moi d’abord Joseph, sinon je fermerai mes yeux sur ce passé comme on ferme les nepitelle avant de les cuire et de les avaler.

Plus que 365 jours… (71/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XX

En moins d’un quart d’heure – vaudois –, Robert est de retour avec du pain, pour trois jours. Rose, qui vient de passer un tablier propre sur lequel on voit bien les plis du fer à repasser, remarque aussi qu’il s’est changé, presque endimanché ; discrètement elle frotte une manche de sa chemise maculée de farine, elle aime que son amoureux ait bonne façon. Joseph et Lili arrivent, avec des bouteilles et du fromage ; le repas peut commencer.

Pas de bénédicité, mais Mathilde souhaite la bienvenue à chacun, remercie à la ronde : la cuisinière, qui n’en finit pas de rosir, Robert, pour le pain, Joseph et Lili pour leur présence et leurs présents, Fernando, d’avoir tout déclenché en venant chez elle le 1er janvier et Paola, d’ajouter un si joli accent dans sa maison. Fernando remarque que Paola voudrait prendre la parole mais qu’elle n’y parvient pas, alors, pour camoufler le malaise de sa voisine, il lève son verre à la réussite du projet et à ses artisans. Les autres verres se lèvent et s’entrechoquent un certain nombre de fois. Cette fête improvisée commence de manière assez officielle, Mathilde esquisse le projet dans ses grandes lignes, précise que beaucoup d’éléments restent ouverts, que chaque nouvelle idée sera examinée avec bienveillance. Fernando enchaîne en précisant les rôles déjà connus et suggère à Joseph de seconder Robert pour la construction du four à pain, car il a l’air de s’y connaître en technique. Lili acquiesce, fière de son homme et prend la parole.

Joseph a l’intelligence au bout des doigts, mais aussi dans l’oeil, il sait tout faire, défaire les noeuds les plus difficiles, au propre et au figuré, et il n’y a pas meilleur champignonneur ! Quand il est arrivé chez nous pour louer une chambre avec d’autres Italiens, j’ai su que c’était l’homme de ma vie. Plus tard, lorsqu’il a demandé ma main, mon père a dit oui sans hésiter, il est plus âgé que toi ma Lili, mais vous êtes faits l’un pour l’autre, ça crève les yeux.

Lili est la meilleure femme du monde, continue Joseph – il se reprend, rougit un peu, va rectifier mais les trois autres femmes sourient pour lui dire de continuer – elle a la main verte, ses parents étaient maraichers, elle sera précieuse pour le potager, sans compter qu’elle sait tout cuisiner. Il déclenche un gros éclat de rire en ajoutant qu’il n’aimerait pas avoir à trancher entre la cuisine de Rose et celle de Lili. Puis c’est la surenchère : Paola, qui a pris de l’assurance, proclame qu’elle n’est pas née la femme qui fera des meilleures pâtes qu’elle, Mathilde les met toutes au défi de faire un papet plus succulent que le sien, Rose sort ses épines, mais pour de faux, Robert crie au sexisme et cite Girardet, Fernando débouche des bouteilles, Joseph remplit les verres, et on boit.

Après le fromage et les pommes au four, l’ambiance retombe un peu, on se tient moins droit sur les chaises, certaines paupières sont lourdes ; Paola en sourit et se met à parler des nepitelle, un dessert calabrais, des biscuits fourrés qui ressemblent à des yeux fermés ; ils accompagnent merveilleusement le café, je vous en ferai un jour, dit-elle en se levant pour moudre le grain, comme elle l’a vu faire durant la matinée. Pendant que l’eau monte paresseusement dans la cafetière, elle demande à Giuseppe – elle n’a pas envie de l’appeler Joseph – de quelle région il vient.

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Mars est marron, noisette, avec des points verts – XIX

Paola accepte le toit qu’on lui offre, mais seulement pour quelque temps, je ne voudrais pas déranger, dit-elle. Mathilde l’accompagne à la gare toute proche chercher les affaires qu’elle a laissées à la consigne, de lourdes valises, tout ce qu’elle possède ; maintenant je suis une sorte de nomade, sans caravane mais avec des valises à roulettes.

Pendant que Rose poursuit la préparation du repas – une soupe aux légumes d’ici rehaussée de piments et de saucisses andalouses coupées en morceaux – Mathilde aide Paola à s’installer dans la grande chambre qui se trouve à côté de la sienne, celle qu’elle partage avec celui qui est parti marcher plusieurs mois. En défaisant les valises, en garnissant la penderie, les rayons, les tiroirs et la bibliothèque, les deux femmes parlent de la vie, leur vie, de souvenirs, de regrets et de leurs rêves. Il semble à Mathilde que Paola commence à se dire qu’elle pourrait passer ici plus que seulement quelque temps.

En bas, des voix d’hommes dans la cuisine, trois semble-t-il ; les deux femmes descendent. Fernando et Robert sont avec un voisin que Mathilde connaît, Giuseppe, venu il y a longtemps d’Italie du Nord – presque la Suisse, dit-il souvent. Mathilde connaît un peu son histoire, ils ont parlé plusieurs fois par-dessus la barrière. On présente Paola aux hommes ; Fernando raconte que Giuseppe – il préfère qu’on l’appelle Joseph – les a rencontrés au bord de la rivière et les a aidés à transporter les sacs en bâche remplis d’argile. Rose propose à Joseph de rester pour la soupe, quand il y en a pour cinq, il y en a pour six, Mathilde dit sept, Joseph vit avec Lili, depuis toujours. Tout joyeux, Joseph part la chercher et Robert lui emboîte le pas disant que ce serait un crime de manquer de pain avec une soupe qui sent si bon, ça tombe bien, j’en ai défourné ce matin. L’ambiance est à la fête dans la cuisine, Fernando met la table avec Paola, Mathilde débouche une bonne bouteille et Rose rosit.